ÉDITOS

Jeux sans enjeux de l’art contemporain

PAndré Rouillé

La belle exposition «Yves Klein» au Centre Georges Pompidou a eu l’immense mérite de présenter la cohérence implacable d’une démarche artistique de rupture, de manifeste, et presque de combat ; mais aussi de faire apparaître sa distance avec les artistes d’aujourd’hui.
Son œuvre, Yves Klein l’a construite entre 1955 et 1962 à la vitesse de l’éclair, comme une aventure, celle du monochrome. Comme la recherche, typiquement moderne, d’une radicalité en peinture. En abolissant le sujet, le dessin, et la pluralité des couleurs, c’est-à-dire en franchissant les frontières du territoire de l’art et de l’esthétique. Et en défiant le monde de l’art établi qui, tel le jury du Salon des réalités nouvelles, pensait que des toiles d’«une seule couleur unie, non, non vraiment ce n’est pas assez, c’est impossible» (Yves Klein, Ecrits, p.226).
Alors qu’Yves Klein élimine, exclut, épure, jusqu’à défier, repousser, et par cela même reconnaître, les frontières de la peinture, Xavier Veilhan déclare au contraire dans une intéressante interview ne pas se «considérer du tout comme un artiste de la rupture» (Libération, 19-20 août 2006). Et même, précise-t-il, «je ne vois pas les limites entre les différentes disciplines, ce qui me permet de passer facilement de l’une à l’autre»

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Yves Klein retranche, Xavier Veilhan glisse, dérive dans un «continuum» d’histoire, de matériaux et de pratiques. «Aimant l’articulation entre la deuxième et la troisième dimension», il circule indifféremment entre la sculpture, la peinture ou la photographie sans souci d’en éprouver la nature ou les limites. La peinture n’est plus l’objet d’une (re)définition et d’une radicalisation, mais l’espace et le matériau d’une pratique. La progression de Klein est rectiligne et ciblée; celle de Veilhan est plus sinueuse.

Le temps des avant-gardes est révolu, les citadelles ne sont plus à prendre, parce qu’elles ont été ébranlées par les artistes combattants de la modernité. Ce sont eux qui, en effet, ont frayé les passages aujourd’hui si aisés entre les disciplines. Quand Yves Klein rompt avec les pinceaux, les brosses et les gestes du peintre en appliquant son bleu uni sur la toile à l’aide d’un rouleau, il fait basculer la peinture du côté de la standardisation, de la production industrielle. Quand il commande à ses modèles nus enduits de couleur d’imprimer les traces de leur corps sur la toile, le tableau ainsi obtenu est ni une représentation, ni une construction, ni une expression, mais l’empreinte d’un événement : «Le tableau n’est que le témoin, la plaque sensible qui a vu ce qui s’est passé» (Yves Klein, Écrits, p. 247). Là, Klein photographie avec de la peinture, préparant la posture de Christian Boltanski qui, dans les années 1970, dira à l’inverse «peindre avec de la photographie».

Ce devenir-photographie de la peinture qu’Yves Klein met spectaculairement et scandaleusement en œuvre au début des années 1960, conduit à ces circulations «faciles», apaisées parce que désormais naturelles, que Xavier Veilhan opère entre la peinture et la photographie, mais aussi entre son art et l’industrie : «J’aime bien utiliser des matériaux industriels. Je préfère de loin réaliser une statue en aluminium qu’en bronze. De même pour la couleur, je me sers de gammes industrielles».
De Klein à Veilhan, ce n’est pas seulement l’art qui a changé, mais le monde. Les frontières et interdits qui suscitaient les crispations et les combats esthétiques d’hier ont disparu. L’art des avant-gardes était heurté, dirigé contre un appareillage rigide de normes ; celui de Xavier Veilhan est sans tabous, aussi soft que la permissivité esthétique dans lequel il évolue.
Des oppositions aussi massives que la figuration et l’abstraction n’ont plus de raison d’être: «La distinction entre le figuratif et l’abstrait n’a, pour moi, plus beaucoup de sens, souligne Xavier Veilhan. Ce sont des notions qui se sont diluées dans l’histoire de l’art». Et cela au moment où les frontières, qui découpaient hier l’Europe en territoires clos et souvent hermétiques, se dissolvaient avec l’effondrement du communisme, la disparition de l’URSS, la chute du Mur de Berlin, et… la construction européenne.

Aujourd’hui, les frontières sont aussi poreuses entre les pratiques et les notions artistiques qu’entre les pays. Tandis qu’en Europe l’horizon politique des citoyens se dilatait jusqu’aux dimensions du continent, les territoires esthétiques des artistes s’étendaient indistinctement à toutes les pratiques, à tous les matériaux et à tous les courants historiques — «Je fais du pop minimal motivé par un programme conceptuel», affirme Veilhan tout en assumant son classicisme…

En fait, de Klein à Veilhan, l’art a quitté les hautes sphères d’une recherche effrénée d’absolu pour s’échouer sur le terrain des choses triviales du quotidien. Klein cherchait à exprimer la présence immatérielle du sacré dans le monde matériel ; Veilhan s’en tient à un «vocabulaire que les gens identifient immédiatement», adaptant ses œuvres aux «habitudes visuelles», voire en les aligant sur les dimensions des portes ou des voitures…

Au cours des dernières décennies, l’art a été marqué par une perte de transcendance, une dissolution des frontières entre les pratiques, un aplatissement des perspectives historiques, un rétrécissement des horizons aux dimensions du quotidien ou des petites affaires de l’intime. Aujourd’hui les jeux tiennent trop souvent lieu d’enjeux, et les projets d’œuvres. Privés d’ancrages et de repères comparables à ceux de l’art moderne, l’art contemporain «glisse», flotte et dérive dans un univers nébuleux où «les frontières entre le mobilier, l’immobilier, l’architecture, la sculpture ne sont pas très nettes».

Dans cette situation, «la seule chose qui importe» est finalement de «construire des objets et de les exposer», et évidemment de les vendre. «Je produis des œuvres et j’ai envie de les montrer, tout simplement», résume Xavier Veilhan en exprimant ainsi l’extraordinaire modestie de beaucoup de démarches contemporaines emportées dans le tourbillon d’un vaste devenir-marchandise à l’échelle du monde… Tout simplement.

André Rouillé.

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Xavier Veilhan, Le Rhinocéros, 1999. Résine polyester peinte. 170 x 140 x 415 cm. Vue de l’exposition « Le Plein Emploi », Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg. Courtesy : Coll. Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou, Paris. Photo : Florian Kleinefenn.

Lire :
— Les paroles de Xavier Veilhan sont extraites de son interview par Henri-François Debailleux parue dans Libération des 19-20 août 2006.
— Yves Klein, Le Dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, édition établie par Marie-Anne Sichère et Didier Semin, Ensba, Paris, 2003.

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