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Jérôme Poret: La hantise sonore

Alexandre Castant. Comment décrirais-tu le «mobile» esthétique de ton travail, qui se situe à la croisée du rock alternatif, du post-punk et des musiques industrielles et électroacoustiques?
Jérôme Poret. Il se trouve que j’ai abordé un genre musical plutôt qu’un autre, mais j’ai toujours été à la recherche de formes dites «extrêmes», c’est-à-dire visant à abolir toute notion de cadre: construire en déconstruisant, précipiter l’effondrement d’une forme pour mieux en faire apparaître une autre, provoquer le collapse. J’ai trouvé ces formes dans la matière sonore en tant que telle, dans sa mise à plat concrète: une démarche propre à l’électroacoustique, où l’on agit sur la source même de la matière sonore en la privant de son signifiant. On la laïcise, on lui retire ses oripeaux, on l’autopsie…
Dans tous les cas, on opère une abstraction en partant du réel. Les fragments sonores ainsi dégagés défient les limites de la perception humaine. Leur diffusion correspond donc à un affûtage de l’écoute, à la mise en place d’un rapport sensitif au dispositif sonore, ou encore à un aiguisage de notre «corps musicien», pour reprendre l’expression de Peter Szendy.
Dans une situation de concert, on est face à un événement simultanément individuel et collectif. La scène est un espace liminaire: le seuil entre deux états ou deux mondes, le point de rencontre d’un espace psychologique et d’un espace physique, un lieu à la fois ritualisé et conceptualisé. A cet égard, c’est aussi le lieu qui représente le mieux l’adolescence comme un entre-deux-mondes perpétuel. Si le live est un espace suraffecté et traumatisé, le dispositif électroacoustique est en revanche un espace dédramatisé et surexposé. Partant de ce constat, mon travail explore les tensions qui peuvent se produire lorsque ces deux modes de représentation se croisent, voire s’affrontent.

A en juger de tes expositions récentes au musée Zadkine ou à Micro Onde, les liens entre sculpture, scénographie et architecture semblent jouer un rôle croissant dans ton œuvre. Pourrais-tu décrire cette évolution?

Jérôme Poret. Dans mon travail, scénographie et architecture sont en effet étroitement liées. J’ai abordé cette question pour la première fois en 2004, lors d’une exposition à la galerie de l’Ecole municipale des beaux-arts de Châteauroux, où j’ai littéralement «amplifié» le sol de l’espace.
L’intervention restait totalement invisible, la lumière y éclairait des murs vides. Ce qui m’intéressait, c’était de mettre à nu l’espace d’exposition, de souligner la présence produite par le seul déplacement du spectateur et de faire apparaître le vide comme une sorte d’épaisseur, dévoilée par le son.
En 2005, j’ai réalisé une sculpture sonore sur CD pour le label Tiramizu dirigé par Christian Vialard. Cette composition, intitulée Impakt 30, se présente sous la forme d’un travelling sonore de trente minutes dans une usine désaffectée en voie de réhabilitation. Elle correspond à la fois à l’expérience d’un espace réinvesti et à un déplacement de celui-ci par le biais de la diffusion, puisqu’elle est reconfigurée en fonction du contexte à chaque fois qu’elle est «jouée».
Avec Isolation, au Frac des Pays de la Loire en 2006, j’ai développé les principaux éléments de mon vocabulaire sonore et plastique en abordant l’espace comme un territoire «climatique», où je prélève les sons qui alimentent mon travail. L’architecture devient alors une entité «affectable», dans la mesure où les matières sonores que j’en extrais rendent compte des «variations atmosphériques» causées par les activités qui s’y déroulent.
On pourrait considérer que cette démarche procède d’un effet d’absorbement, au moyen duquel le visiteur de l’exposition est contenu dans l’espace: un effet que Michael Fried, dans son essai lumineux sur La Place du spectateur, a qualifié d’ «antithéâtral» en référence à la peinture française du XVIIe siècle.
Ces premières expériences m’ont donné envie d’investir un territoire de projection spécifique, qui fait partie intégrante de l’histoire contemporaine de l’architecture dite «prospective»: la maquette. C’est un espace à la fois d’extrapolation et d’introspection, une mise en scène à échelle réduite, une investigation théorique totale.
Dans les œuvres qui, comme Buffalo Appears Ghostlike in Morning Mist au musée Zadkine, emploient une maquette combinée à des sons préenregistrés, l’espace modélisé trouve un pendant dans cet espace mental amplifié, qui peut être nourri d’expériences réelles ou imaginées.

La troisième grille de lecture que l’on pourrait appliquer à ton œuvre est celle d’un rapport avec l’Art minimal, de Robert Morris à Richard Serra. Comment cette rencontre a-t-elle eu lieu?

Jérôme Poret. C’est avant tout la rencontre avec un texte, «Art and Objecthood», de Michel Fried encore, pendant mes études à l’Ecole nationale supérieure d’art de Bourges. A la même période, j’ai découvert, au CAPC à Bordeaux, l’œuvre de Richard Serra, qui précisément semblait mettre en pratique les préceptes de ce texte sur la perception, le spectateur, l’objet d’art…
J’ai par ailleurs été frappé par l’analogie entre les plaques de Richard Serra et la notion de «façade», qui, outre sa signification architecturale, renvoie également aux blocs d’enceintes acoustiques sur une scène.
La théâtralisation, la surexposition qui caractérisent les œuvres de Serra se retrouvent en effet dans l’esthétique objective et fonctionnelle des amplis de scène, et ce jusqu’à leur disposition frontale (à laquelle correspond en termes sonores le mono).
En 2006, je suis parti du manifeste de Michael Fried pour publier dans la revue Mouvement un article intitulé «L’écoute comme alternative du corps regardeur», qui traitait de la proximité entre dispositifs sonores en art et esthétique minimale.
Au-delà des parallèles déjà cités, je note une correspondance entre la densité des pièces de Serra et la notion d’épaisseur dans le domaine acoustique pour exprimer les qualités matérielles du son.

A la fin des années quatre-vingt-dix, tu as fait la connaissance de Steven Parrino. Cette première rencontre, bientôt relayée par une réelle complicité, semble avoir influé de manière décisive sur ton travail.
Jérôme Poret. En 1999, Steven exposait à la galerie La Box de l’Ecole nationale supérieure d’art de Bourges et au Consortium de Dijon. Hubert Besacier, l’initiateur de ces expositions, m’avait demandé d’accompagner Steven le temps de son séjour et d’enregistrer sa performance (se doutant sûrement de l’impact que cette rencontre pourrait avoir sur moi.)
Pour comprendre ce que Steven attendait de moi en terme de prises de son, je me suis mis à essayer sa basse et les pédales d’effets. C’est ainsi que je me suis familiarisé avec son travail: par le biais de la «distorsion» et de la «compression» du son.
En brouillant l’information à l’extrême, en la plissant, en la déchirant, ce dispositif produisait une matière sonore qui présente ce qu’on appelle un «éclat mat».
C’est cet «éclat mat» que je recherche également dans mes sons, et que l’on retrouve de manière plus générale dans mon travail.
Au niveau des objets, il correspond par exemple à celui des matériaux caractéristiques des dispositifs scéniques: caoutchouc, métal brossé, etc. Je me suis implicitement référé à ces premières expériences dans la performance Dark Shell Splinter Burst of Aluminium, au Confort Moderne en 2005, qui rendait hommage à Steven.

Dans Soul in Room, une œuvre entre installation et musique présentée en 2011 dans la salle de concert du Confort Moderne à Poitiers, tu as porté ton attention sur les dispositifs de présentation et les transferts qu’ils rendent possibles.
Jérôme Poret. Cette expérience a été décisive, étant donné que je voulais opérer un transfert, mental et esthétique, entre deux espaces – la salle de concert et le lieu d’exposition du Confort Moderne – totalement opposés en termes de fonction, mais parfaitement complémentaires en ce qui concerne leur programmation depuis près de vingt ans.
Je peux en témoigner, puisque ma première rencontre avec Le Confort Moderne remonte à 1994, quand j’y ai assisté à un concert du groupe post-hardcore Fugazi.
A partir des années 2000, Yann Chevallier a été le commissaire de l’Entrepôt, l’espace d’exposition entre-temps devenu centre d’art. A travers ses invitations, il a toujours aspiré à définir une esthétique particulière – au même titre que Laurent Philippe, le programmateur musical.
Artiste résident en 2011, j’ai donc voulu souligner cette complémentarité en opérant une sorte de transposition entre les deux espaces. Dans un premier temps, j’ai enregistré les activités qui se sont déroulées dans la salle de concert.
Or, pour ce faire, j’ai choisi des moyens et des moments incongrus, par exemple en enregistrant les évènements à travers les murs de la salle d’exposition, en captant le moment où la salle de spectacle était sous un éclairage de service, c’est-à-dire sans public, ou en suivant un groupe en train de faire les balances avant un concert.
Pendant cette mise en place, chaque musicien représente une des facettes d’un polygone musical; tout le monde est sur scène au même moment, mais chacun joue individuellement: le morceau de musique est ainsi mis à plat, fragmenté.
Parallèlement aux enregistrements, j’ai réalisé une maquette stylisée en aluminium thermolaqué de la salle de concert.
L’œuvre finie réunissait les deux: la maquette était présentée sur la scène de la salle de concert, tandis que je diffusais les sons à partir d’une table de mixage installée dans la salle. C’était donc à la fois une exposition et une performance-événement, éclairée par la lumière de service, qui mettait à nu le dispositif scénique.
La salle de concert est une black box, de la même manière que la salle d’exposition est un white cube.
L’une est un espace ritualisé par le noir, qui le met en tension et fait naître une véritable dramaturgie de la perception, tandis que l’autre est un espace ritualisé par le blanc, où l’art ne se conçoit plus sans sa relation au spectateur – à ceci près que la tension est ici neutralisée à l’extrême.
La salle de concert, dont l’infrastructure est elle aussi hyper-paramétrée, m’intéresse autant sur le plan visuel que pour sa charge potentielle d’événement.

Ces transferts ont donné lieu à une réflexion sur la notion de tension. A l’hyper-visualité des dispositifs et des codes de concert, par exemple dans Reload, semble correspondre une musique minimale évoquant le «vide»… Quel est le rôle de cette mise en tension?

Jérôme Poret. Une notion qui me semble fondamentale est celle de la hantise: hanter un espace, incarner des espaces, les habiter… Il s’agit d’une forme de représentation du vide, même si l’art rassure et nous permet de nous rattacher à une sorte de filiation, à ce qui nous est commun. On pourrait, dans ce contexte, évoquer le concept freudien de l’inquiétante étrangeté, qui tient aussi du spectre, du revenant comme entité artistique.
Je développe un langage plastique, quelque chose de l’ordre de l’hyper-sensorialité, à partir d’informations qui peuvent être soit illisibles, soit inaudibles au premier abord.
A partir de là, il s’agit effectivement de créer une tension plastique. Car, fondamentalement, faire exposition, c’est hanter un espace. Fabriquer des expositions, c’est donc fabriquer de la hantise potentielle, c’est produire des apparitions, mentales et spectrales, pour une durée déterminée: celle de l’exposition.
Le son permet, quant à lui, de faire apparaître une autre dimension, qui est celle de son «épaisseur» ou de sa matérialité.

A cet égard, tu parles souvent de son «solidien». Peux-tu définir ce terme énigmatique et dire en quoi il nourrit ton travail?
Jérôme Poret. L’adjectif «solidien», qui est surtout utilisé en construction, désigne les bruits qui se propagent dans les structures d’un bâtiment. Un son solidien est vecteur de parasites et peut provoquer des microfissures dans la matière. Il est le plus souvent produit par des machines telles que des générateurs électriques, des chaudières, etc., mais aussi par des résidus de fréquence dus à la proximité d’une voie ferrée ou d’une autoroute qui transmettent des vibrations par le sol.
Ce qui me plaît dans ce type de sons, c’est évidemment qu’ils ne se transmettent pas par l’air, mais par une matière qui, sans être morte, est inerte. Leur propagation donne lieu à des entrechocs relevant de l’inframince, à mesure que les ondes butent sur la matière. C’est donc une question de masse, de densité, de gravité…
Or, la question de la conduction physique et mentale de l’énergie ou d’une matière qui s’étale ou s’effondre a été un enjeu majeur en sculpture à partir des années cinquante. Je trouve intéressant de renouer, de manière totalement invisible et quasiment immatérielle, avec ces notions.

Pour illustrer cette tension, on pourrait également évoquer un projet plus ancien, Labelle69, un label qui produit des disques vinyles collectors. Pour la première production, tu as collaboré avec Guillaume Janot sur un projet qui a pris la forme d’un disque portant un sillon gravé à vide. La photographie proposée par Guillaume est une citation de la pochette du disque Atom Heart Mother de Pink Floyd. Quelle est la place du disque (vinyle, pochette) dans ton travail?

Jérôme Poret. Le disque réalisé avec Guillaume est une forme d’anti-record, puisqu’il se place dans la tradition moderniste du détournement du support. Je voulais voir s’il était possible de graver une source autre que sonore, tout en conservant pour objectif de produire un disque que l’on peut faire écouter et utiliser.
Avec Herbé de Kéroullas au studio dK Mastering, nous avons trouvé une fréquence lumineuse pouvant être traduite en fréquence sonore. En somme, nous l’avons envoyée sur le dubplate, qui consiste en un disque microsillon gravé en seul exemplaire: le master utilisé pour le pressage. Le sillon gravé à vide signifie que l’ «enregistrement» se présente comme l’amorce perpétuelle d’un «morceau». Plusieurs mois plus tard, j’ai appris qu’il avait effectivement été employé dans des mixes de DJ!
Cela m’a donné l’envie de faire D.E.A.D. Valley, un film dont la durée correspond à celle de la gravure du disque vinyle qu’il documente. Le son provient cette fois-ci de la machine à graver elle-même. C’est donc à travers un médium numérique que le procédé analogique de la gravure est rendu visible. D.E.A.D Valley est simultanément l’image de ce processus et une expérience visuelle à part entière.

Au fil de ton travail, une gamme de couleurs s’est cristallisée: le noir, le rouge, le jaune sodium… Comment et pourquoi composes-tu un tel répertoire chromatique?
Jérôme Poret. On pourrait dire que les différentes couleurs correspondent à autant de «focales». Le jaune dit «sodium» évoque ainsi la gélatine utilisée dans les éclairages de scène et l’éclairage public des zones périphériques; c’est une lumière qui souligne plus qu’elle ne révèle et, de ce fait, «fabrique» de la présence.
Sa nature «spectrale» renvoie directement à la nuit urbaine, l’un de mes territoires de prédilection. Les sources lumineuses de basse tension sont caractérisées par un rayonnement quasi monochromatique, puisqu’elles produisent une lumière formée par une bande de fréquence très étroite.
L’œil étant particulièrement sensible à cette bande de fréquence, cela explique pourquoi elles sont utilisées pour l’éclairage des routes et des bâtiments industriels dans le monde entier. Elles deviennent de ce fait une manifestation de l’inconscient collectif du paysage nocturne. En même temps, elles sont l’équivalent visuel des plages de sons du drone, unes sorte d’acouphène lumineux…
Le rouge est, quant à lui, emprunté à l’éclairage des scènes rock. Par convenance, la lumière rouge a une charge érotique, qui influe en ce sens sur notre perception acoustique.

Le cinéma, qui apparaît comme un condensé de ces qualités visuelles, plastiques et auditives, joue un rôle important pour toi comme pour de nombreux artistes de ta génération. En ce qui te concerne, ce serait plutôt le cinéma de genre, de Dario Argento à John Carpenter. Comment ton travail a-t-il été marqué par l’esthétique de ces films et comment la prolonge-t-il?

Jérôme Poret. Pour moi, le cinéma de genre désigne une forme de cinéma populaire qui porte la banalité à son paroxysme afin de la rendre fantastique. C’est aussi le règne de la trouvaille, où les objets relèvent volontiers d’une esthétique cheap, à l’instar de l’habillage sonore et du bruitage. Certains auteurs de ce type de cinéma sont d’ailleurs à la fois producteurs, monteurs, directeurs d’acteurs, scénaristes et compositeurs, comme John Carpenter, ou designers sonores, comme David Lynch, dont les films, à mon avis, tiennent plus du cinéma de genre que d’autre chose.
Ce cinéma m’a inspiré à plus d’un titre. D’une part, ses thèmes recoupent en partie ceux de la culture rock: perte de repères, solitude, amnésie, désœuvrement, bref, tout ce qui se rapporte au dysfonctionnement.
Ce qui le caractérise encore, c’est qu’il semble souvent avoir un temps de retard par rapport au cinéma dit d’ «avant-garde». En même temps, il récupère mieux que tout autre genre les innovations formelles du cinéma d’auteur, qu’il «vulgarise» en les diffusant à un public large (je pense notamment à l’utilisation du son diégétique).
D’ailleurs, il rechigne devant les hiérarchies traditionnelles et adore le mélange des genres. C’est, paradoxalement, ce qui le rend intemporel et lui permet d’établir des correspondances inédites et intéressantes.
Plus généralement, les parallèles avec l’univers de la musique métal sont évidents: rien d’étonnant, en effet, à ce que Dario Argento, l’un des maîtres du B, ait fait appel au groupe de rock progressif Goblin pour certains de ses meilleurs films.
De la même manière, je m’inspire de la culture manga pour créer des dessins muraux. L’une de ses formes graphiques que je me suis appropriée est la speedline, la ligne de vitesse. Elle signifie le mouvement, qu’elle inscrit dans la structure même de la bande dessinée par une saturation de la case. Je transpose la sensation de vitesse et l’émotion qu’elle communique dans des dessins d’ondes sonores. Ces sonicdrawings sont dès lors une façon d’utiliser la surface de mur comme support d’une forme acoustique, qui devient paysage visuel, sorte d’immense all-over submergeant le spectateur.

Le corps est étrangement absent de ton œuvre, qu’il s’agisse de tes installations ou des concerts, que tu joues souvent plongé dans l’obscurité et dos au public. Dans quelle mesure ton œuvre interroge-t-elle la place, la présence et l’absence du corps dans l’art?
Jérôme Poret. La décision de prendre en main un instrument et de jouer devant un public induit forcément la question de la mise en scène. En électroacoustique, l’auteur qui «diffuse» sa pièce se place en général dans le même sens que l’auditoire, face au mur d’enceintes, ceci pour une raison purement technique: il joue et paramètre en même temps. Ce dispositif est donc fonction de l’écoute.
En même temps, le public comprend ce que je produis, car je travaille exclusivement avec des effets Larsen et des feedbacks, c’est-à-dire des effets de style faisant partie intégrante du vocabulaire rock. Autrement dit, j’ai besoin d’être en permanence face à l’ampli. Les sons enregistrés et diffusés par les micros de ma basse s’entrechoquent avec la réponse de l’ampli: c’est un face à face, un duo et un duel! C’est un travail sur le temps et la vitesse: plus je suis lent dans mes gestes et précis, plus le volume augmente et sature l’espace.
Dans le rock, au contraire, c’est la présence qui se mesure – et en décibels d’abord! L’amplitude est la marque de fabrique du live, où interprétation et incarnation ne font qu’un. Le fait de prendre le contre-pied de cette convention en jouant dos au public est donc une histoire de «posture»: en le mettant en exergue, je déconstruis en quelque sorte le guitar hero comme figure emblématique du rock.
Pour rejoindre ce que je disais tout à l’heure sur la notion d’antithéâtralité, la figure humaine dans mon travail n’est pas tant absente qu’«absorbée».

Tu dis que c’est ton goût pour sa lumière artificielle qui t’a amené à t’installer à Berlin. Quelle relation entretiens-tu avec la ville, ses espaces, sa topographie, sa bande-son?
Jérôme Poret. J’ai découvert Berlin peu de temps avant la chute du Mur, en allant voir un concert des Einstürzende Neubauten – sans savoir qui ils étaient… C’est grâce à des gens plus âgés que j’ai découvert ce genre musical. Der Himmel über Berlin [Les Ailes du désir, 1987] de Wim Wenders m’en avait certes donné un avant-goût, mais je ne m’attendais pas du tout à vivre dans le décor du film! Il s’est avéré que malgré son caractère fantastique, il projetait une vision adéquate de la réalité berlinoise, de l’histoire de la ville, de son passé récent.
Avec le recul, je pense que ce voyage a été l’une des raisons pour lesquelles je suis entré aux Beaux-Arts. Je suis retourné à Berlin en 1996, pour des concerts autour du label DHR [Digita Hardcore Recordings]. La ville était en pleine reconstruction, parsemée d’immenses terrains vagues comme autant de surfaces prêtes à accueillir de nouvelles scénographies. Aujourd’hui encore, on y assiste à un va-et-vient incessant entre passé et présent.
On dit que, même après la chute du Mur, les quartiers ayant fait partie de la RDA sont longtemps restés reconnaissables la nuit en raison de leur éclairage public. Celui-ci utilisait des lampes au sodium, dont la lumière crépusculaire détonnait avec les appliques au tungstène de Berlin-Ouest. Or, à mesure que l’éclairage public se modernise, les différences tendent à s’estomper. C’est ce qui me fit dire qu’à Berlin, on navigue en permanence dans des espaces chargés d’histoire, recouverts de couches et de sédiments, mais qui sont en même temps des espaces de pur présent!

Retrouver l’entretien et le travail de Jérôme Poret dans la monographie Weather Dust Storm Center, éd. Le Gac Press, 2012.

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