ART | CRITIQUE

Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla

PJérôme Gulon
@24 Sep 2013

Se construisant autour de performances musicale ou vocale, les vidéos de Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla affirment leur intérêt pour le son et l’impact de la musique sur le monde. Des figures animales se trouvent également à l’honneur, induisant que la musique pourrait être un mode de communication dépassant les frontières entre les espèces.

Invités au Festival d’Automne à Paris, Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla ont également vu le Centre Pompidou organiser ces jours-ci une rétrospective de leurs travaux à l’occasion d’une séance «Vidéo et Après», offrant ainsi un beau panorama de leurs centres d’intérêt. En effet, leurs vidéos se focalisent sur la question de la musique et du son (comment le produire, le capter et le restituer artistiquement), et s’ancrent dans des problématiques politiques actuelles (la démilitarisation de certaines zones du globe, le devenir des habitats dévastés par l’ouragan Katrina dans le Mississipi, ou la destruction de bâtiments socialistes à Berlin).

Ici, leurs nouveaux travaux semblent toutefois avoir une portée politique moindre, tout en conservant leur attachement à des figures animales, notamment dans la vidéo Apotomé ou la performance Hope Hippo, qui nous ramènent dans l’espace des muséums d’histoire naturelle.

Tout d’abord, Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla offrent avec la vidéo 3 une sublime performance musicale interprétée par la violoncelliste Maya Beiser, et composée par David Lang. Outre la beauté formelle de ce solo musical, l’enjeu de 3 est de réfléchir aux liens transversaux qui pourraient lier la musique à d’autres domaines artistiques ou intellectuels, tels que la sculpture ou les mathématiques.
Effectivement, la particularité de la partition écrite par David Lang, à la demande des deux artistes, est de s’inspirer des proportions de la Vénus de Lespugue, de ses courbes, et de tenter de les traduire musicalement, de les transposer dans des arpèges, des mélodies, des harmonies.

Datant du Paléolithique supérieur, la Vénus de Lespugue est une sculpture réalisée dans de l’ivoire de mammouth, réputée pour être l’une des premières traces d’une production artistique humaine. Elle apparaît aussi comme un symbole de fertilité, de vie, de maternité, tandis que certaines interprétations y voient une déesse ou encore une représentation de la morphologie des corps féminins de cette époque là. Mais ce qui intrigue surtout, ce sont donc les étranges proportions des courbes de ce corps, qui appellent d’ailleurs bon nombre d’hypothèses quant à leur signification.

Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla ont ainsi voulu retenir la théorie du mathématicien Ralph H. Abraham et du philosophe William Irwin Thompson, qui affirment que les lignes de la Vénus se rapprochent en réalité du mode musical dorien de la Grèce ancienne, établi par Pythagore. Dès lors, le chiffre «3», qui donne son nom à la vidéo, propose un rapprochement entre les courbes du chiffre et de la Vénus, ainsi qu’un clin d’œil à la philosophie pythagoricienne qui voyait dans le chiffre «3» le principe de toute chose.

Au carrefour de la musique, de la sculpture, des mathématiques et de la métaphysique, la vidéo 3 restitue donc, à travers un montage de séquences réalisées en gros-plan, l’interprétation de cette musique inspirée des courbes de la Vénus, la violoncelliste jouant face à la statue, comme si elle se trouvait devant sa partition. Tour à tour, la caméra floute ou opère un plan net sur la Vénus et la musicienne. Des vues en plongées ou contre-plongées nous font découvrir les vibrations parcourant le manche de l’instrument, alors que la statue est filmée en très gros plan, mettant ainsi en avant la matérialité de sa surface.
La main de Maya Beiser pince les cordes du violoncelle lors d’une première séquence, puis un archet vient frotter les cordes et produit alors une poussière de colophane que capte gracieusement la caméra. Le corps de la Vénus apparaît comme une vieille écorce tantôt craquelée, tantôt polie, et l’on perçoit les paupières de la violoncelliste délicatement battre devant son beau regard bleu profond que surlignent quelques mèches blondes.

L’œuvre Apotomé propose elle aussi de restituer une performance musicale par le biais de la vidéo. Néanmoins, Apotomé constitue une expérience tout à fait renversante, puisque l’on n’entend guère la voix du chanteur Tim Storms, alors qu’une radiographie de sa gorge et de son larynx prouve bien que ses cordes vocales sont en activité.

Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla ont effectivement demandé à ce chanteur hors du commun de réinterpréter un répertoire musical concocté en 1798 au Jardin des Plantes de Paris. Or, la voix de Tim Storms a une particularité: elle est la plus grave du monde, allant jusqu’à huit octaves en-dessous du sol le plus grave que l’on puisse exécuter sur un piano! Par là, sa voix nous demeure inaudible, et seuls des animaux de la taille d’un éléphant, par exemple, peuvent l’entendre.
Ainsi, Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla ont filmé le chanteur au milieu d’animaux conservés au muséum d’histoire naturelle, parmi lesquels deux éléphants, Hans et Parkie, pour qui le fameux concert de 1798 avait été produit, afin de voir si la musique humaine pouvait avoir des effets sur les animaux.
Des félins, des animaux à cornes, des chauves-souris, des kangourous ou des ours défilent sous nos yeux. Tim Storms se promène parmi eux, chantant. Sa performance prend une allure plus solennelle lorsqu’il s’approche des ossements des éléphants Hans et Parkie, puis les saisit dans ses mains, les pétrit, comme s’il les chérissait ou leur rendait un hommage — hommage à leur mémoire, à leur fantôme. Ce contact qu’établit le chanteur avec les os donne donc une portée spirituelle au concert, comme s’il puisait son souffle, son inspiration dans ces ossements qu’il empoigne.

Dans ce rite funéraire, on croit pourtant saisir quelques syllabes parfois, mais le chant aussitôt s’envole et se dérobe à notre perception. Une sorte de grognement sourd, résidu de ce chant impalpable, nous parvient. Dès lors, est-ce l’émanation du mythe d’une musique universelle qui se forme sous nos yeux? La musique transcende-t-elle les frontières entre les domaines de l’humain et de l’animal, comme si elle pinçait une corde sensible et affective commune au règne du vivant?

Enfin, le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris accueille la performance Hope Hippo le temps du Festival d’Automne. Un comédien situé sur le dos d’un immense hippopotame fait de boue, lit le journal à haute voix et se met à siffler lorsqu’il perçoit une injustice dans les nouvelles du jour.
Parodiant la statue équestre, Hope Hippo rappelle qu’étymologiquement, l’hippopotame est le «cheval des rivières», tout en convoquant la figure du crieur public. Peu à peu, l’animal de boue et d’argile se désagrège, dont les résidus iront se mêler aux sédiments de coupures de journaux retenus par le comédien. Une manière pour Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla de renouer avec un pendant politique très présent dans leur œuvre, à l’exception justement des vidéos 3 et Apotomé évoquant des problématiques plus universelles.

 

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