ART | CRITIQUE

Jeff Koons, la rétrospective

PFrançois Salmeron
@05 Déc 2014

Cette rétrospective offre l’occasion de revenir sur l’œuvre de Jeff Koons, artiste souvent contesté et critiqué pour son travail jugé superficiel, trop lisse, aux coûts de production et de vente exorbitants. En réalité, l’art de Jeff Koons ne fait rien d’autre que valider et promouvoir les valeurs et idéologies dominantes dans la société capitaliste.

Jeff Koons est devenu depuis le milieu des années 1980 une figure incontournable de l’art contemporain, reprenant en cela le flambeau d’Andy Warhol. Car Jeff Koons demeure aujourd’hui une personnalité artistique et médiatique de premier plan, qui a toujours su gérer et contrôler son image, sa notoriété et la diffusion de son œuvre. Jeff Koons incarne ainsi l’image de l’artiste businessman par excellence, entrepreneur, manager et promoteur richissime. Il est l’artiste vivant le plus cher au monde, avec son œuvre Balloon Dog (magenta) vendue à près de 50 millions de dollars en 2013. Il est aussi un artiste mondialisé, présent au vernissage de sa rétrospective au Centre Pompidou, ou récemment à la Fondation Vuitton, dont les œuvres sont présentées à la Fondation Pinault de Venise ou à l’entrée du Guggenheim, avec son immense sculpture florale représentant le chien Puppy. Il fut également le premier artiste vivant à exposer dans les grands appartements du château de Versailles en 2008. On le connaît encore pour son mariage sulfureux avec l’actrice pornographique et parlementaire italienne, la Cicciolina (1991-1994).

La personnalité de Jeff Koons intrigue donc. Et dérange souvent. On le trouve trop parfait, lui qui se présente invariablement dans son impeccable costume gris, avec son franc sourire et sa conversation agréable. On juge son art trop vulgaire, trop kitsch, trop tape-à-l’œil. Sa réussite financière scandalise la plupart, ou attise l’admiration de certains. Les magazines d’art critiquent ouvertement son œuvre et sa personne. Mais chacun lui offre la une de son dernier numéro, espérant par là doper ses ventes grâce aux polémiques que déclenche systématiquement l’icône controversée de l’art contemporain.

Toutefois, il est à remarquer que l’œuvre de Jeff Koons a été découverte par l’un des regards les plus avertis du XXe siècle, l’épouse du célèbre galeriste new-yorkais Leo Castelli, Ileanna Sonnabend, dans le milieu des années 1980, alors que Jeff Koons travaille comme courtier à Wall Street pour payer le coût de production faramineux de ses projets artistiques. Pourtant, la première série d’œuvres qu’il présente, les Inflatables, n’a rien de monumental ou d’excessif. Il s’agit de simple ready-mades s’inscrivant dans le sillage de Marcel Duchamp. En effet, Jeff Koons récupère quelques jouets gonflables et les présente sur des miroirs. Les jouets colorés (des fleurs ou un lapin rose aux grands yeux bleus dévorant une carotte) parodient les figures et couleurs flashy du Pop art, qui domine le marché de l’art américain à cette époque. Surtout, le travail de Jeff Koons s’enracine dans l’iconographie de la culture populaire, dont il ne détachera d’ailleurs plus jamais. Mais ces œuvres gonflables, remplies d’air, ne risquent-elles pas de se dégonfler et de tomber à plat un jour ou l’autre?

La série Pre-New délaisse cette atmosphère ludique pour nous plonger dans un univers domestique et robotisé. Jeff Koons y présente des appareils d’électro-ménager: grille-pain, bouilloire, et des aspirateurs qu’il place dans des vitrines éclairées par des néons. D’une part, cette mise en scène fait référence aux devantures des magasins de la société de consommation. D’autre part, Jeff Koons y tourne en dérision les néons de l’art minimal (on pense notamment à Dan Flavin).

Jeff Koons se fascine alors pour les biens de consommation et la publicité. La série Equilibrium illustre à travers des affiches de promotion de la marque Nike, le rêve d’ascension sociale chez les jeunes Noirs, qui s’identifient aux basketteurs de la reluisante NBA, véritables héros des temps modernes. A ces affiches viennent répondre des sculptures de bronze imitant des articles de sport: un bateau gonflable, un équipement de plongée sous-marine. Le geste de Jeff Koons se fait ironique: le bateau de bronze coulerait aussitôt si on le mettait à l’eau, et l’équipement de plongée noierait celui qui oserait l’endosser. La pesanteur du bronze est toutefois contrebalancée par les aquariums de Three Ball Total Equilibrium Tank, où sont suspendus des ballons de basket défiant les lois de la physique.

Une fois n’est pas coutume, une portée sociologique et critique apparaît dans la série Luxury and Degradation, où Jeff Koons reproduit sur toile des campagnes publicitaires d’alcools. L’artiste souligne que le vocabulaire esthétique qui y est décliné change selon la catégorie sociale à laquelle la boisson se prédestine. Plus la pub vise une classe riche, plus son iconographie tend vers l’abstraction. On se dit alors que les premières œuvres de Jeff Koons, apparaissant dans le milieu des années 1980, contiennent une certaine charge subversive envers son époque, ses idéaux, la société de consommation, la publicité, et les formes d’art en vogue (Pop art et art minimal notamment).

Puis Statuary fait place aux sculptures kitsch, caractéristiques du «style Koons» qui affole le marché de l’art. L’artiste produit ici des répliques en inox d’objets de décoration figurative, tel un buste Louis XIV. Le résultat est d’un mauvais goût affligeant. En réalité, Jeff Koons manifeste sans détour sa volonté de coller au goût du grand nombre et de devenir «l’artiste des masses», en utilisant un vocabulaire plastique banal et accessible immédiatement à tous. Son œuvre se veut consensuelle. On a donc affaire à un art des masses qui se fond dans l’air du temps, et adopte (sans les détourner) les représentations que la société capitaliste produit et diffuse. En cela, l’artiste adhère à ce que la structure capitaliste crée et distribue, aux idéologies et aux images qui révèlent et affirment sa nature.

Lors de la visite de l’exposition, certains indices effarants attestent d’ailleurs de ce phénomène d’«art des masses» que défend Jeff Koons, et que le philosophe Walter Benjamin avait brillamment analysé dès 1939. D’après Benjamin, l’art des masses est symptomatique d’une tendance à vouloir toujours davantage s’approcher de l’œuvre, ou à la posséder dans sa reproduction. Or, au Centre de Pompidou, le public ne cesse d’empiéter les lignes de démarcation tracées sur le sol, en voulant se rapprocher au maximum des œuvres. Les alarmes se déclenchent alors, et la visite se déroule dans une cacophonie invraisemblable où les sirènes ne cessent de résonner, preuve de cette volonté des masses de vouloir se rapprocher au plus près des œuvres. Ainsi, l’art de Koons n’est en rien un art de la distanciation. Son œuvre ne jouit d’aucune aura, et s’en félicite d’ailleurs. Son œuvre ne permet pas non plus à son spectateur de prendre un certain recul par rapport à la société dont il est contemporain. Elle valide et promeut continuellement les valeurs et idéologies dominantes dans la société capitaliste.

Parmi ces sculptures volontairement kitsch, on remarque le très fameux Rabbit, véritable icône de l’œuvre de Koons. Rabbit reproduit avec une précision étonnante les marques du vinyle d’un lapin gonflable. Cependant, la surface de la sculpture, entièrement en inox, fait disparaître tout trait figuratif. La sculpture Michael Jackson and Bubbles représente quant à elle «le Roi de la Pop» avec son animal de compagnie favori, un petit singe. Composée de porcelaine et de feuilles d’or, l’œuvre de Jeff Koons vient alors transformer un bibelot ou une simple figurine de merchandising en un objet de luxe aux dimensions imposantes.

La série Celebration vient ensuite nous éclairer sur les conditions de production des œuvres de Jeff Koons — ce qui provoque encore d’ailleurs bien des débats. L’artiste sérigraphie ici des objets qu’il avait pris en photo pour un calendrier commandé par une galerie. Son œuvre dépend ainsi de procédés mécaniques. Plus précisément, on apprend que l’artiste délègue en réalité toutes les réalisations de ses œuvres à des artisans ou des spécialistes, ou à son propre atelier situé dans le quartier chic de Chelsea à New York, où il emploie près d’une centaine de personnes. Jeff Koons n’est donc pas un artiste qui met la main à la pâte. Alors, scandale? Sûrement pas. Bon nombre d’artistes contemporains procèdent ainsi, se présentant comme des têtes pensantes, des boîtes à idées, dont il revient aux autres de concrétiser les inspirations. Cette pratique rappelle d’ailleurs également les grands maîtres de l’histoire de l’art, qui léguaient souvent la production de leurs œuvres à leur atelier ou même à leurs apprentis.

Ce qui nous trouble davantage, c’est la finalité esthétique que vise Jeff Koons à travers le déploiement d’un tel arsenal de technologies, à la fois coûteuses et pointues, nécessaires à la réalisation de chacun de ses projets. Car Jeff Koons se dit obsédé par la perfection. Ce qu’il vise, c’est une œuvre parfaite. Ses productions sont donc très fastidieuses et ne permettent à l’atelier de produire qu’une dizaine de sculptures et une dizaine de peintures par an tout au plus. L’œuvre de Jeff Koons se fait donc rare, il en existe peu d’exemplaires. Elle gagne alors en valeur marchande. A ce sujet, l’artiste n’hésite d’ailleurs pas à se faire représenter par plusieurs galeries (Gagosian, Almine Rech, Jérôme de Noirmont…), pour qu’elles se fassent concurrence et fassent grimper les enchères lors de la mise en vente de ses œuvres. Mais surtout, cette obsession de la perfection parait tout à fait symptomatique de notre société, de ses idéaux, et des images que véhicule notamment la publicité: avoir une apparence parfaite, être beau, lisse, policé, bien propre sur soi. Que tout soit brillant et que rien ne dépasse.

A propos de brillance, les sculptures en inox de la série Celebration apparaissent comme d’immenses surfaces miroitantes. Les œuvres viennent alors nous renvoyer notre propre image, et n’ont aucune profondeur, aucune intériorité: elles fonctionnent comme une pure enveloppe réfléchissante. L’inox soulignerait encore notre vil attrait pour tout ce qui brille, pour ce que l’on nomme couramment le «bling-bling». Seul le Balloon Dog ne nous a pas semblé si creux que ça, finalement. Ses formes arrondies, ses courbes opulentes et les cavités que sa morphologie renferme nous renverraient bien volontiers vers un univers érotique.

La sulfureuse série Made In Heaven déploie à son tour un univers franchement pornographique, où Jeff Koons pose nu avec son épouse la Cicciolina, et représente leurs ébats de manière très crue. Made In Heaven rejoue l’univers kitsch, dentelé, aux tons pastel, propre à l’actrice. Si Jeff Koons affirme à travers cette série avoir voulu décomplexer les gens dans leur rapport au sexe et à sa représentation, l’image qu’il en donne colle trop bien à une esthétique pornographique et ouvertement machiste. En effet, ses œuvres jouent sur le registre du gros plan, s’attardant sur les orifices féminins, et décomposent l’acte sexuel comme un protocole mécanique scandé par différentes phases successives: masturbation, attouchement, coït vaginal ou anal. Il ne représente la sexualité qu’à travers les canons phallocrates de l’industrie du sexe.

La rétrospective s’achève avec une pléthore de sculptures reluisantes ou imitant des jouets gonflables. Hulk-Elvis transforme le héros de comics en un instrument de musique, en lui greffant notamment des touches de piano sur le corps. Surtout, Jeff Koons envisage ce type de sculpture en bronze comme «une parfaite reproduction des modèles originaux». Par là, son but est de tromper son spectateur en faisant passer une sculpture en bronze pour un jouet gonflable. L’image, chez Jeff Koons, devient une «eikon» (icône) au sens platonicien du terme, c’est-à-dire une image cherchant à duper son spectateur en se faisant prendre pour l’original. L’œuvre de Jeff Koons nous empêtre ainsi dans les pesanteurs de notre monde et dans la banalité vulgaire du capitalisme. Elle ne vise aucunement, comme l’image «eidolon», à nous renvoyer vers un monde des Idées ou un monde davantage intelligible, philosophique, et pourquoi pas critique envers l’air du temps, à l’instar de Platon qui critiquait la culture grecque propre à son époque, et ses poètes homériques.

Jeff Koons s’écrie sans fard: «Mon travail est contre la critique. Il combat la nécessité d’une fonction critique de l’art et cherche à abolir le jugement afin que l’on puisse regarder le monde et l’accepter dans sa totalité.» Sans surprise, on se situe donc aux antipodes d’un art critique, intempestif ou contestataire, interrogeant ou ébranlant les principes convenus et les idéologies des classes dominantes dans la société capitaliste. Le monde aujourd’hui est tel qu’il est. Et plutôt que de le contester ou de vouloir renverser les valeurs en vogue, mieux vaut y adhérer de plein gré et s’en faire le promoteur décomplexé.

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