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Jean-Paul Robert

Entretien réalisé dans le cadre d’une recherche sur l’épiderme aérien au regard de la question énergétique du programme «Ignis mutat res» (Bureau de la recherche architecturale / Ministère de la Culture).

Les premiers labels liés à l’écologie apparaissent au début des années 1990. On note à ce moment-là l’émergence dans certains milieux de considérations environnementales qui se généralisent dans les écoles et dans les agences d’architecture au milieu des années 2000. Dans quelle mesure, selon vous, la consultation sur le Grand Paris était-elle issue de ce contexte?
Jean-Paul Robert. Les origines de la consultation du Grand Paris n’étaient pas directement liées à ce questionnement sur l’écologie. Les préoccupations de Nicolas Sarkozy, qui en a eu l’initiative, relevaient davantage économiques: à ses yeux, la région capitale risquait de décrocher de son rang dans le palmarès mondial des métropoles. Les termes de la consultation évoquaient cependant le devenir d’une métropole post-Kyoto, ce qui indique que les questions environnementales n’étaient pas omises. Elles n’ont pas initié la consultation, mais l’ont accompagnée.

Comment l’équipe regroupée autour de Jean Nouvel, dont vous étiez le coordinateur, a-t-elle appréhendé cette consultation?

Jean-Paul Robert. La difficulté était de traiter des dimensions aussi vastes et impalpables que la notion de métropole. Aucun des outils traditionnels de l’aménagement du territoire ne permettait de s’en saisir. Il fallait réviser les modes de penser et conjuguer, à différentes échelles, différents ordres de préoccupation — des plus abstraits aux plus quotidiens — pour les rapporter à la réalité des territoires et des conditions de vie qu’ils offrent.
Après avoir tenté d’embrasser et d’ordonner tout cela, il nous a fallu encore trouver les outils capables de communiquer et de transmettre nos analyses et propositions. Surtout, sans partitionner la complexité du réel en la rapportant à des catégories de problèmes auxquelles avaient été apportées des solutions partielles. C’est la leçon que nous avons retenue après avoir arpenté les territoires comme nous l’avons fait: les désastres et les nœuds repérés relevaient de ces approches sectorisées. Il nous fallait donc apprendre à conjuguer, à tresser, et pour cela à trouver d’autres angles de représentation, afin de désankyloser des territoires bloqués par ce mode d’intervention récurrent.

Quels ont été vos rapports avec les autres équipes?
Jean-Paul Robert. Les équipes ont partagé le même diagnostic, et accompli le même chemin. Par-delà la diversité de leurs propositions, elles ont construit, ensemble mais séparément, une nouvelle façon d’approcher les questions d’aménagement. Elles ont mis au point un nouveau système d’exploitation, plutôt que de continuer à exploiter les logiciels d’antan. Ce qui les rassemblait était beaucoup plus fort que ce qui les éloignait. Toutes ont renoncé à l’idée de dessiner le futur, toutes se sont demandées comment aider à débloquer et à faire évoluer ce qui était là. Il ne s’agissait pas de contraindre, mais de suggérer, d’ouvrir les possibles.

Vous abordez le Grand Paris comme un territoire malléable dont il faut penser la transformation et la mutabilité.

Jean-Paul Robert. Tout cela ne se dessine ni ne se décide. Notre objectif était de réfléchir aux stratégies à développer pour une transformation généralisée de ce qui est déjà là, et à avancer pour cela des scénarios. Le terme de mutation a d’ailleurs été revendiqué par toutes les équipes. Le déjà-là est notre héritage, notre patrimoine commun, avec ses bonheurs et ses malheurs. Nous devions nous confronter à ce réel. Nous ne proposions donc pas de grands schémas d’aménagement du territoire mais des orientations, des stratégies, des scénarii d’évolution, de changement, de mutation.
C’est important de le comprendre car il y a eu beaucoup de malentendus, tant on attend de la part des architectes du dessin, des représentations formelles, des schémas, des plans d’aménagement. Nul ne s’y est risqué, mais tous ont avancé des hypothèses. Tous ont parlé du temps, de temporalités, de durées, tous se sont demandé comment conjuguer des durées qui soient soutenables (ce qui paraît préférable à l’idée de développement durable). Il ne s’agissait pas de produire des «visions», mais de mettre au point de nouvelles approches qui se conjugueraient pour autoriser un changement radical.

Un exemple particulièrement bien fourni et traité dans votre rapport est celui de la mutabilité des grands ensembles.

Jean-Paul Robert. Les grands ensembles font partie de notre héritage, c’est une question plus que préoccupante tant elle révèle de notre société et de notre histoire. Ils ne correspondent qu’à un seul et unique besoin: loger en masse les moins nantis, et les exclus. La question n’est pas seulement d’améliorer ou de mettre aux normes les logements mais bien de les réintégrer et de les resituer dans un système complexe, mixte, hybride, où se tissent des relations entre activités, classes sociales et lieux différents.
Comment ces ensembles d’habitations peuvent-ils accueillir d’autres choses, d’autres activités, d’autres personnes, comment briser leur isolement? Nous avons avancé des scénarii de transformation en ce sens, qui ne fonctionnent qu’à condition d’être pris ensemble. Améliorer les logements en termes de consommations énergétiques donne l’occasion d’améliorer leur habitabilité qui appelle à son tour des transformations programmatiques qui impliquent de résoudre des questions de mobilité, etc. Il s’agit de tirer parti ou de renverser des situations pour retrouver sens et dignité.

Plusieurs équipes du Grand Paris ont questionné et mesuré les potentialités qu’offre le toit. Pour densifier en surélevant, pour générer de la mixité programmatique avec l’insertion de nouvelles activités ou de nouveaux équipements, et enfin pour créer de l’énergie, avec des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques. Comment l’équipe regroupée autour de Jean Nouvel s’est appropriée ce dispositif et que propose-t-elle?
Jean-Paul Robert. Nous ne nous sommes pas posé la question des toits en tant que telle. Si elle a été abordée, c’est en la rapportant à d’autres, comme dans l’exemple des grands ensembles où nous évoquions la possibilité d’y installer sur les toitures des équipements énergétiques, des jardins capables d’améliorer les performances thermiques, mais aussi des éléments de programme, et en définitive une nouvelle image. Si les toits sont devenus des lieux plus avantageux que les sols, allons les chercher ! Est-ce que l’imaginaire du grenier ou de la mansarde, cher à Bachelard, va disparaître? Il l’est déjà. On peut imaginer développer de nouveaux imaginaires autours de ces situations possibles. Cette cinquième façade, celle qui regarde le ciel, offre des vues, de l’isolement. Il faut s’en emparer.

Paris est une ville très dense. Elle a néanmoins perdu 32% de ses habitants en moins de 80 ans. A cela s’accompagne, et vous le soulignez dans votre rapport, une perte d’attractivité notable de la capitale française. Faut-il penser la densification de Paris?

Jean-Paul Robert. Paris intra muros n’est qu’une part du Grand Paris. Cela posé, faire évoluer le déjà-là ne contourne pas l’évolution de la figure centrale. Ce mouvement de dépopulation du centre, que vous évoquez, est évidemment corrélé à l’expansion des périphéries. Parler de densification est une manière statistique d’aborder des questions autrement plus complexes et diverses, indissolublement liées entre elles. Si elle est évoquée aujourd’hui, c’est parce que l’étalement urbain, dévoreur de terres agricoles et facteur de transports dispendieux, est devenu insupportable. Mieux vaut interroger, encore une fois, la transformation de ce qui est déjà là, les rapports ou l’absence de rapports qu’entretiennent le construit et le non construit. Mieux vaut parler d’économies relationnelles que d’économie tout court. Mieux vaut parler de dynamiques que d’états.

Comment penser et appréhender aujourd’hui les relations entre l’environnement urbain et l’environnement naturel dans une métropole comme celle du Grand Paris?
Jean-Paul Robert. La métropole s’appréhende par plusieurs échelles, par des réalités mondialisées autant bien que dans des réalités locales, précisément situées. Dans les territoires parisiens, les interférences entre le construit, le bâti, avec les champs, les forêts, les vallées, toutes formes d’occupation du territoire également artificielles, se déclinent à l’infini. Plutôt que continuer à s’appuyer sur la notion ancienne de confrontation entre ville et nature, il est plus précieux de se demander comment ces situations, qui représentent des atouts, ouvrent à des négociations. Comment peut-on profiter de ces côtoiements, de ces interpénétrations, de ces juxtapositions, comment élargir physiquement ces limites là où il y en a, comment amplifier et donner du sens à ces chevauchements, comment les exploiter économiquement? Voilà les questions telles qu’elles se posaient à nous. Une des formes du côtoiement est celle de la limite des «taches urbaines», qui ne sont pas pensées parce que considérées comme provisoires. Cette limite, pourvu qu’on l’ouvre à la négociation, est susceptible de créer plus-valeur et mieux-être.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la consultation du Grand Paris?
Jean-Paul Robert. La richesse de ce qu’elle a produit tenait à la diversité de des équipes, mêlant intellectuels, experts et concepteurs. Pareil cocktail a donné à ce qui était bel et bien une recherche une profondeur qui procédait de la volonté de ne plus penser en termes sectorisés, mais de manière holistique. La consultation a été encensée, mais c’était pour mieux en évacuer le sens, et n’en retenir que des recettes. Au nom de l’opérationnel, la diversité des intervenants qui l’a rendue féconde a été perdue, cependant que le politique se chamaille pour défendre ses prés carrés et reste à ses vieilles lunes. Aujourd’hui, le Grand Paris tourne autour d’un nouveau système de transports, de nouveaux quartiers de gares, de nouvelles zones d’aménagement. Tout ce qui a été avancé s’est étouffé, et la schizophrénie réelle des territoires se creuse toujours davantage. C’est une question de démocratie qui se pose.