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Jean-Marc Lachaud: «Art et aliénation»

Julie Aminthe. Depuis le milieu des années 90, on assiste à un retour en force de la pensée marxiste. Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt – après des décennies de mise à l’ombre – alors même que semble s’imposer la fin des utopies?
Jean-Marc Lachaud. Au regard de ce qu’on a appelé – notamment Jean-François Lyotard: «l’effondrement des grands récits», on a pu considérer que la fin de l’histoire était advenue. Jacques Rancière rejette ce point de vue à juste titre, et pointe du doigt toutes les finitudes, y compris celle de l’art.
En ce qui concerne la résurgence de la pensée marxiste, je pense qu’elle est tout simplement liée au fait que l’histoire continue. La violence du monde n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui, à tous les niveaux (économique, social, culturel et militaire). Le «principe espérance», comme disait Ernst Bloch, reste donc actif. Ce qui explique que l’on recherche – du côté de la contestation politique ou sociale, voire de la contestation artistique – de nouveaux modes de résistance.
La pensée de Marx est là, présente, et chacun se la réapproprie. Il ne s’agit évidemment pas de répéter les croyances, les illusions du XXe siècle. Il s’agit, à partir de cette pensée critique, de repenser une alternative éventuelle, un autre monde possible.

La pièce de l’historien et politologue américain Howard Zinn: Karl Marx, le retour (1995) est emblématique de cette réappropriation contemporaine de la pensée marxiste?
Jean-Marc Lachaud. Je pense que c’est un des éléments qui montre à quel point la pensée de Marx, à condition qu’on ne l’envisage pas d’un point de vue figé, peut être utile aujourd’hui pour ceux qui n’abdiquent pas.
Le fait que cette pièce soit à nouveau représentée atteste que la figure de Marx, en tant que porteur d’une pensée critique, est toujours vivace.

Il n’existe pas d’esthétique marxiste à proprement parler. Néanmoins, Marx et Engels ont consacré quelques pages à la création artistique. Quels sont les axes centraux développés dans leur réflexion esthétique? Les points essentiels sur lesquels ils ne transigent jamais?

Jean-Marc Lachaud. Il n’y a effectivement pas de théorie marxiste de l’art. Ceci dit, comme vous le dites, Marx et Engels posent un certain nombre d’axes.
Le premier renvoie à l’utopie communiste dans le sens de l’avènement d’une société sans classes. Marx envisage une société où chacun sera tour à tour poète, peintre etc. C’est la fin de la spécificité d’un travail qui est liée à l’histoire de la division du travail et de la lutte des classes.
Le deuxième axe, et il faut insister là-dessus, c’est que jamais ni Marx ni Engels – y compris quand ce dernier parle de la littérature réaliste, n’ont donné de règles aux créateurs. Il n’y a pas de modèle de littérature réaliste, et Engels insiste sur le fait que ce qui doit toujours être déterminant, c’est la valeur esthétique de la production, et non l’engagement politique de l’artiste. Balzac était par exemple un écrivain bourgeois, mais cela ne l’a pas empêché d’être l’un des principaux critiques de la société de l’époque à travers ses œuvres.
Ce débat va résonner au XXe siècle, notamment autour du modèle sartrien de l’engagement – qu’il n’applique d’ailleurs étrangement qu’au seul champ de la littérature, et qui sera assez radicalement remis en question par Theodor W. Adorno. D’après Sartre, un artiste engagé est un artiste qui projette au travers de son œuvre sa sensibilité au monde. Or, pour Adorno, comme pour Marx et Engels avant lui, peu importe la pensée politique de l’artiste, ce qui importe c’est la manière dont une œuvre d’art – à travers sa mise en forme – affirme son irréductible opposition à la réalité existante.

L’œuvre est donc en mesure de dépasser l’individu qui l’a créée.

Jean-Marc Lachaud. Tout à fait. On peut toujours repérer ici ou là un certain volontarisme qui concerne l’éducation des masses ou du moins sa prise de conscience – comme chez Bertolt Brecht. Mais, au-delà de l’intentionnalité, les spectateurs qui assistent à la représentation d’une pièce de Brecht, quels que soient le contexte et l’époque, s’approprient presque subjectivement la proposition du dramaturge. C’est qu’entre l’intention de l’artiste et la réception de son œuvre, il y a forcément un écart.

Le réalisme socialiste soviétique s’est appuyé sur les textes de Marx et d’Engels pour asseoir sa légitimité.

Or, en se mettant au service du Parti communiste, l’art a perdu son autonomie créative pour ne devenir qu’un support de propagande supplémentaire et socialement utile. C’est le risque à payer lorsque l’engagement prend le pas sur la poésie?
Jean-Marc Lachaud. En se replongeant dans l’époque, on remarque que pendant quelques années l’art et la littérature ont connu une grande liberté de création en Union soviétique. Bien que Lénine et un certain nombre de dirigeants révolutionnaires n’appréciaient guère les recherches expérimentales, il y a eu une incontestable adéquation entre la volonté de construire un nouveau monde et celle de fonder un art qui répondrait au défi de cette perspective.
Mais avec le stalinisme, l’idéologie réaliste socialiste – qui n’est à dire vrai ni réaliste ni socialiste, s’est imposée. Les œuvres produites étaient alors en contradiction absolue avec la réflexion esthétique entreprise par Marx et Engels. Loin de faire preuve d’indépendance par rapport à l’idéologie, elles se sont en effet soumises aux impératifs du Parti, n’hésitant pas à distordre la vérité et à idéaliser la réalité au nom de l’édification du stalinisme.
Brecht, pour le citer une nouvelle fois, notamment dans la querelle à propos de l’expressionisme, s’est opposé à cette instrumentalisation de la pratique artistique. Au-delà des modèles du passé, il défendait une écriture critique laissant advenir des « images-souhaits » (Ernst Bloch).
A quoi bon un art utilitaire au service d’un parti ou d’une idéologie politique? S’il s’agit de changer le monde, des travaux d’économie, de sociologie, voire les mouvements sociopolitiques eux-mêmes, sont bien plus efficaces. L’art n’a jamais changé la réalité concrètement. Ce qui ne l’empêche pas de receler un pouvoir remarquable: celui de nous impliquer, à travers les expériences qu’il conduit, dans un processus qui vise à la transformation du monde.

Presque paradoxalement, ce sont les œuvres qui ne se donnent pas comme finalité de diffuser un message politique qui recèlent un véritable pouvoir émancipateur – aussi bien individuel que collectif, en lien avec l’espérance communiste. Dans votre ouvrage, vous faites notamment référence aux écrits de Beckett et de Kafka.
Jean-Marc Lachaud. Ces œuvres nous proposent en effet une expérience de l’écart par rapport au monde administré. C’est précisément grâce à cela que l’art peut introduire en nous-mêmes une sorte de perturbation susceptible de nous amener à nous détacher de l’idéologie dominante et de sa réalité pesante. Le rôle de l’imagination est alors décisif. En optant pour le décalage, l’art nous invite également à inventer d’autres paysages.
En même temps, l’art militant a lui aussi été inventif au niveau de la forme. Ses créations étaient bien entendu traversées par un projet politique, mais elles faisaient également l’éloge d’un nouveau langage, d’un nouveau vocabulaire, d’une nouvelle façon d’être au monde. Je pense par exemple aux poèmes de Vladimir Maïakovski ou au théâtre d’Armand Gatti.
Derrière l’étiquette «art militant», on trouve donc des œuvres qui sont des porte-voix des luttes et des aspirations de la société, et des œuvres qui troublent l’ordre du monde en offrant une expérience transgressive au lecteur ou au regardeur.
Plus largement, de Beckett à Gatti, les créations qui créent de l’échange au niveau du sensible participent toutes à la déstructuration de la domination.

Qu’est-ce qui rend une œuvre politique: sa forme esthétique ou son contenu idéologique? Il y a eu de nombreux débats autour de cette question et, en vous lisant, on a le sentiment, bien que les deux facteurs ne soient pas inconciliables (théâtre d’agit propre), que c’est néanmoins la forme esthétique qui prime.

Jean-Marc Lachaud. Absolument. Il y a toute une tradition dans le marxisme non orthodoxe – allant de Walter Benjamin à Herbert Marcuse – qui affirme que c’est par le moment de la forme que la critique de l’art s’impose et participe singulièrement à une éventuelle volonté de changer la vie et de transformer le monde.
Pour autant, il ne faut pas opposer la forme et le contenu. Je pense que les œuvres les plus pertinentes, au sens critique du terme, sont celles qui parviennent à une espèce d’équilibre entre les deux. Au travers de la forme, un sens doit se décliner et permettre aux destinataires d’échapper aux conventions et de vivre un moment subversif.

En fin de compte, les œuvres véritablement engagées ne se contentent pas de révéler la réalité du réel,

ses contradictions comme ses complexités, comme le faisaient les auteurs réalistes du 19ème siècle. Elles ne se contentent pas non plus de représenter la réalité dans son développement révolutionnaire, comme le faisaient les réalistes socialistes soviétiques du temps de Staline. Les œuvres véritablement engagées rendent visibles les mécanismes sociétales qui gouvernent – en tapinois – notre façon de penser et de vivre, tout en esquissant d’autres mondes possibles. Dit autrement, elles contestent radicalement l’ordre établi (force négative) et proposent simultanément des alternatives (force positive). Deux éléments semblent donc indispensables: une fine et juste connaissance du monde dans lequel nous vivons et une grande faculté d’imagination, empreinte de rêves et d’espérances; un «pessimisme de l’intelligence» et un «optimisme de la volonté» comme dirait Gramsci.
Jean-Marc Lachaud. C’est un bon résumé. Parce que ce sont des appels aux rêves et, quelque part, à l’insurrection ou à l’émeute, que les œuvres engagées peuvent être pensées comme telles. C’est dans cet effet de projection vers autre chose qu’elles se particularisent. Même si l’horizon qu’elles pointent reste indéterminé – les modèles artistiques étant souvent incertains et aléatoires. Le double mouvement, à la fois contestataire et ouvert sur les «possibles impossibles» (Henri Lefebvre), est donc essentiel.
Walter Benjamin, qui développe une philosophie de l’histoire assez pessimiste, en annonçant notamment la Catastrophe qui s’est avérée (Holocauste), maintient au même moment l’idée que rien n’est définitivement achevé, et que d’autres champs d’action peuvent être malgré tout envisagés.
Dernier point d’importance: la situation des artistes est toujours liée à l’époque au sein de laquelle ils créent. Dans les années 20, et plus tardivement dans les années 60-70, il y avait une sorte d’écho entre les luttes auxquelles la population participait et les mouvements artistiques. Ces derniers se forgeaient alors en complicité avec les aspirations défendues.
Dans les périodes plus «moroses», le rôle des artistes est évidemment plus difficile à circonscrire. Avec le développement des industries culturelles, l’art tend peut-être à se dissoudre dans ce grand tout culturel. Comme le dit très bien Dominique Baqué dans son ouvrage: Pour un nouvel art politique, certains artistes se sentent aujourd’hui attirés par les logiques dominantes de la société. Malgré tout, il y a un certain nombre de propositions artistiques qui maintiennent – sans illusions naïves – un certain questionnement sur le rapport à l’histoire, tout en envisageant la possibilité de construire un monde différent. Je pense aux créations du plasticien Ernest Pignon-Ernest par exemple.

A l’heure actuelle, l’idée qu’il n’y a pas d’alternative au monde dans lequel nous vivons semble s’être ancrée dans les cerveaux. Les artistes, comme le reste de la population, n’échappent pas à l’argumentaire servi par le système dominant. Beaucoup d’œuvres recèlent alors une puissance critique, sans néanmoins parvenir à esquisser un autre paysage…
Jean-Marc Lachaud. On ne peut pas demander aux artistes d’être plus visionnaires que les autres membres de la société. Hantés par l’héritage du XXe siècle – ses tragédies comme ses impasses, nous sommes tous en panne par rapport à un quelconque modèle alternatif. Il est donc «normal» que les créateurs, hésitants, se retrouvent devant l’impossibilité de produire les images prédéterminées d’un avenir plus ou moins proche. Leur force est donc d’être dans la résistance active, dans ce que Daniel Bensaïd appelait «le pari mélancolique».
Du côté du théâtre, de Sarah Kane à Rodrigo Garcia, est revendiquée une sorte de refus de la réalité présente, mais sans proposer – c’est vrai, une alternative concrète. Peut-être heureusement d’ailleurs. Les artistes ouvrent des perspectives. C’est à nous de défricher ces chemins et d’inventer un éventuel autre monde. On ne peut pas exiger des créateurs ce que nous-mêmes, à notre niveau, ne sommes pas capables de formuler.

Les forces dominantes ont donc réussi à paralyser, ou du moins à modeler, les imaginaires de chacun, artistes comme non artistes.
Jean-Marc Lachaud. Sans doute. Et, en même temps, en suivant la perspective d’un Fredric Jameson, y compris dans les productions de la culture industrielle, on peut sûrement découvrir des ferments de résistance. Il faut seulement savoir trouver ce qui effectue un pas de côté par rapport à la logique dominante. Et peut-être admettre aussi que certaines séries télévisées, par exemple, font davantage pour la prise de conscience et la démarche vers l’émancipation que des formes plus nobles.

Dans L’Homme unidimensionnel, Herbert Marcuse décrit très bien comment la machine capitaliste se sert des contradicteurs pour asseoir sa légitimité et se donner des airs de tolérance.

Jean-Marc Lachaud. Sa logique étant essentiellement économique, à partir du moment où il y a un marché pour des productions «contestataires», elle ne s’en prive pas. Pourquoi le ferait-t-elle?
Quant à sa permissivité, elle existe mais doit être relativisée. Un certain nombre de retours à la censure, plus ou moins déguisés, apparaît en effet ici et là.
Enfin, qu’il soit possible de développer au cœur même du système des contradictions ne leur ôte pas pour autant leur puissance critique. C’est une brèche au sein de la machine que les artistes doivent emprunter pour faire bouger notre rapport au monde et aux autres.

Jean-Charles Massera, dont le metteur en scène Benoit Lambert a utilisé les textes pour créer ses derniers spectacles (We are la France, We are l’Europe, Que faire?), déclare faire de l’entrisme. C’est-à-dire qu’il pénètre à l’intérieur du système pour dénoncer ses codes et mettre en lumière ses absurdités.
Jean-Marc Lachaud. Cette stratégie de ruse a souvent été utilisée par les artistes et les écrivains. Benoit Lambert fait partie de ces metteurs en scène qui nous proposent de déjouer le système en faisant exploser ses lignes.

Même à l’heure du capitalisme qui transforme tout ce qu’il touche en marchandises à consommer, l’œuvre d’art parvient encore à échapper à l’emprise de la réalité immédiate. Mais cette réussite est pour le moins mystérieuse – du moins pour l’intellect qui reste coi. Cela s’apparente presque à de la magie…

Jean-Marc Lachaud. L’œuvre d’art ne naît pas de rien. Elle n’est pas en apesanteur au-delà de la réalité, au contraire, elle s’en nourrit. On évoquait le moment de la forme tout à l’heure. C’est sans doute à ce stade décisif que la réalité qui l’abreuve devient autre, et peut prendre des configurations inimaginables, intempestives. Je ne sais pas si c’est de l’ordre de la magie… Je crois que c’est simplement dans le processus même de la fabrication de l’œuvre que se joue ce basculement. Les éléments de la réalité empirique façonnent alors de nouvelles visions.
Peut-être doit-on entendre la création artistique comme une sorte de flânerie au sein des ruines? Soit les ruines sont définitivement figées et nous renvoient toujours nostalgiquement à ce qui a été. Soit les ruines sont considérées comme les simples pièces d’un jeu de construction sans modèle préétabli. A partir ce ces restes brisés de la réalité, on peut alors s’imaginer un nouveau monde possible.

Toute création est donc l’enfant de son temps. Et, en même temps, chaque œuvre est aussi en mesure d’interpeller d’autres époques.
Jean-Marc Lachaud. C’est ce qui fait peut-être la particularité de l’art. Marx parle maladroitement du «charme éternel» en évoquant l’art grec. Je n’utiliserais pas cette formule, car cela impliquerait que l’art soit dans une sorte d’effet de transcendance au-delà des temps. Je dirais seulement qu’il y a des promesses de liberté contenues dans les œuvres d’art du passé. N’étant pas encore concrétisées, elles continuent de nous interpeller, même si plusieurs siècles nous séparent.

Si la société rêvée – sans classes ni oppression – advenait, ce serait la mort de l’art, par essence contestataire et utopique?

Jean-Marc Lachaud. Toute l’histoire de l’art et de la littérature nous montre que beaucoup de productions sont pleinement en accord avec le monde tel qu’il est. On ne peut donc pas dire que les œuvres d’art contiennent toutes un aspect critique et utopique.
De plus, même si l’utopie de Marx se réalisait – l’avènement d’une société sans classes, toutes les contradictions ne seraient pas totalement résolues. Il n’y aura donc jamais de finitude de l’art, même engagé, et heureusement. Sinon le meilleur des mondes serait terrifiant.

C’est lorsque l’Histoire est la plus trouble que les hommes produisent un art éminemment «intéressant»?

Jean-Marc Lachaud. Au regard du XXe siècle, qui est un terrain que je connais bien, sans conteste oui. C’est dans les moments les plus tourmentés, voire les plus tragiques, que l’art expose sa plus grande liberté en exerçant sa capacité novatrice, non pas pour conjurer les évènements, mais pour répondre au défi de l’Histoire en marche. Ces périodes de troubles impliquent donc une exigence artistique exacerbée, et une relation s’établit alors entre ce qui s’exprime au sein des sociétés et ce qui s’exprime dans les champs artistiques.

Après la Shoah, les artistes ont rencontré de vraies difficultés créatrices: que peut-on proposer artistiquement après un tel désastre, se demandaient-ils?

Jean-Marc Lachaud. Jusqu’à ce retour de la barbarie au cœur des sociétés occidentales, on valorisait la puissance de la culture. C’est une sorte de démenti, d’échec cinglant, très finement analysé par Theodor W. Adorno qui évoque l’aveuglement face à cette logique des lumières, du progrès etc. Après la Catastrophe, le moment de fracture était donc inévitable. Mais, dans la deuxième partie du XXe siècle, tout en prenant en compte cette irruption de la barbarie, et sans plus trop croire au progrès, les artistes ont su retrouver, peut-être avec plus de modestie et de réserve qu’auparavant, cette force de penser d’autres réalités, malgré tout.

Au sein du milieu théâtral, les auteurs sont à présent un peu boudés par les metteurs en scène et les troupes de comédiens, et ce sont les historiens, les politologues, les économistes qui ont leur faveur. Quel est votre regard à ce sujet?

Jean-Marc Lachaud. Fidèles aux expérimentations de la modernité artistique et littéraire, on ne peut pas s’étonner que des textes politiques, sociologiques puissent être utilisés par des metteurs en scène. Désormais, tous les matériaux sont possibles pour l’art, pourquoi pas cela? Tout dépend au fond de comment on se les approprie. S’il s’agit simplement d’effectuer une sorte de lecture d’un texte économique ou sociologique, on n’a peut-être pas besoin du théâtre pour le faire. Ce qui compte, c’est la manière dont on utilise ces matériaux pour rendre compte d’une vision qui dépasse les auteurs des écrits en question.

Aujourd’hui, on semble demander au théâtre, et peut-être à l’art en général, d’expliquer – en priorité et le plus frontalement possible – les tenants et les aboutissants du système néocapitaliste, trop abscons pour la plupart d’entre nous.
Jean-Marc Lachaud. La pédagogie, au mauvais sens du terme, peut être très ennuyeuse. Mais la pédagogie active, qui expose un certain nombre de propos sur le fonctionnement du monde sans occuper une position de supériorité, ouvre le dialogue entre artistes et public. Ce type de propositions, si elles sont bien faites au niveau de la forme, peut favoriser cet espace de l’échange; un espace essentiel à l’heure où les discours dominants obstruent la pensée.
De ce point de vue, la pièce créée par le collectif d’artistes Groupov: Rwanda 94, est emblématique. Elle ne lâche rien au niveau du sens tout en échappant à un pédagogisme simpliste. En s’inspirant, entre autres, de l’héritage brechtien, Rwanda 94 réussit à susciter autre chose que de la pitié ou de l’identification. Aucune vision morale n’est défendue. Ce qui prime, ce sont les interrogations soulevées et les réactions provoquées.

Depuis quelques années, on assiste également à l’émergence du corps sur la scène.

Jean-Marc Lachaud. C’est frappant oui. Et je crois d’ailleurs que c’est à travers le corps que passent les capacités de résistance et d’invention. Le retour de la performance est assez significatif de ce point de vue-là. Mais quel corps nous montre-t-on au juste? L’engouement par rapport au corps de la victime peut être problématique, car l’on tend alors vers un art de la compassion. D’autres propositions, en interrogeant la situation faite au corps, peut aller au-delà de la simple exhibition afin de critiquer l’état du monde.

La question de l’adresse vous semble-t-elle une question essentielle? Dit autrement, l’artiste doit-il prendre en compte – en créant – le public qui expérimentera ses œuvres, c’est-à-dire un public de classe moyenne et plus, aux idées plutôt à gauche?

Jean-Marc Lachaud. Malgré le processus de démocratisation de l’accès à l’art et à la culture, le public, bien qu’il n’appartienne plus uniquement à la grande bourgeoisie, est encore un public restreint. L’artiste peut toujours essayer de s’adresser à ce qu’on appelait dans les années 70 « le non-public », en désertant les murs et les lieux artistiques, mais cette pratique a ses limites. Pour preuve, les arts de la rue sont finalement suivis par le même public que celui que l’on croise dans les institutions culturelles.
Une fois encore, on ne peut pas faire reproche aux artistes d’agir dans le cadre contraignant qui est celui que l’on réserve à la culture et à l’art aujourd’hui. Il y a des tentatives, du côté des arts plastiques par exemple. Certains créateurs disposent leurs œuvres d’art dans des musées éphémères, en banlieue, afin de créer une possible rencontre avec un public non averti. Mais ce genre d’initiatives ne résout pas le problème de l’accès à la culture, qui est un problème avant tout politique.
A mon avis, les œuvres ne doivent pas conforter le consensus qui lie l’être-ensemble d’une sorte de «communauté» de spectateurs. L’art doit, au contraire, parmi les bonnes consciences de gauche, mettre en doute et éviter toute forme de complaisance.
Aujourd’hui, les œuvres hybrides, métissées, qui ne sont pas immédiatement identifiables, font bouger les lignes et favorisent le déploiement de questionnements nouveaux (comme notre rapport à la science, à travers le phénomène de clonage et l’idée de post-humanité). Des questionnements qui ne paraissent pas politiques et qui pourtant le sont, suscitant ainsi de nouvelles formes capables de les appréhender tout en véhiculant une force de joie que l’ordre établi a trop souvent tendance à brider.

— Lire l’ouvrage de Jean-Marc Lachaud: Art et aliénation, éditions PUF, paris, 2012.

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