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Jean-François Maurige (1re partie)

Une conversation d’atelier au cours de laquelle Jean-François Maurige trace les contours de ce qu’est pour lui son travail de peintre. Il parle de ses peintures, de comment il la fait et de ce dont elles sont faites.

Le travail de Jean-François Maurige est fondé sur un rapport d’économie à la peinture. Que l’on entende bien ici cependant l’idée d’économie non pas dans la confrontation avec le grand manitou qui nous enserre, l’Économique. Avec Maurige, il est bien plus question d’un mode de la quantité mesurée, de frugalité, de celui que l’on entend quand on dit : « il n’y a pas de petite économie ». À cela tient qu’au-delà des difficultés habituelles de la transformation des choses vues en choses dites, de l’ekphrasis, voici une œuvre qui rend manifeste la grande vanité qu’il y a à en parler. À assigner sans boursouflure ses enjeux, questions et même ses qualités, le discours est vite en surenchère, en trop. La peinture n’est pas bavarde : mais l’artiste n’est pas mutique pour autant, ni ne se dérobe à l’exercice du dire, au contraire : il s’y expose, il parle de peinture, de ses peintures, de comment il la fait et de ce dont elles sont faites. Au fil de la conversation d’atelier qui suit, tenue au moment de l’exposition au Domaine de Kerguéhennec, il trace les contours de ce qu’est pour lui son travail de peintre, avec un mélange tout à fait sien de précision et d’incertitude.

Conversation d’atelier

Christophe Domino. Votre atelier, avec ce mur de travail en face d’un stock de toiles et cette longue fenêtre en vis-à-vis, est vraiment organisé autour du travail de la peinture, comme un dispositif optique à peindre. L’atelier, est-ce avant tout un lieu de concentration ?
Jean-François Maurige. Ce n’est pas tant une affaire de concentration que de l’effet qu’il y a à être là, à percevoir cet espace, même si le temps produit une érosion de l’exercice de la perception. D’autant que le lieu n’est physiquement pas très grand : aussi y a-t-il des automatismes qui se créent, par le fait de l’usage, dans le dispositif fonctionnel : lavabo, radio, téléphone, compteur électrique ; toutes les petites affaires par ici, le stockage là. L’espace est organisé par la lumière, qui fait que l’on regarde forcément le mur. D’autant plus que le côté vitré n’offre aucun panorama ni aucune vue ni aucun point de vue remarquable.

Nous sommes en effet dans une cour parisienne dans le vingtième arrondissement avec une vue constituée d’arrières d’immeubles et de fragments de façades, avec quelques aperçus sur le ciel.
Ce qui surtout m’intéresse beaucoup dans cet endroit, ce qui m’y retient, c’est la très particulière réflexion de la lumière que produit le vis-à-vis avec le mur d’en face, situé à quinze ou vingt mètres. Ce grand mur réfléchit la lumière de l’après-midi. Il y a bien un peu de lumière directe le matin dans l’atelier, mais dès le début d’après-midi, le soleil tourne, même en hiver : se produit alors ce retour de lumière des murs des immeubles vers celui sur lequel je travaille. Et ce dispositif m’excite beaucoup : le hasard de la disposition rend parfois les choses urbaines extrêmement intelligentes.

La lumière donne le rythme du travail, alors ? À vous entendre, on pourrait vous croire dans un rapport proche de l’attention du peintre sur le motif, veillant au pittoresque de la lumière. Pourtant, il s’agit au fond de tout autre chose, bien loin de toute naï;veté impressionniste…
Mon attention pour la lumière porte seulement sur une de ses qualités : il me semble que dans le rapport que j’entretiens avec mes tableaux, je cherche simplement à caractériser un type de lumière : d’où l’utilisation un peu systématique de la toile rouge avec recouvrement en blanc, pour fabriquer une lumière en opposition avec cette lumière réelle. Car la lumière est là : elle est donnée, quoiqu’il en soit : nous sommes dans la lumière, au plus matériel qu’elle soit, celle qui nous permet d’avancer, de voir en un mot ! Elle est là, et il s’agit simplement de la traduire. Nous sommes à Paris. Pas à New York, ni à Marseille, ni à Londres, nous sommes à Paris et il y a une lumière propre ici. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un rapport impressionniste. Pour moi, ce rouge et ce blanc sont un moyen de rendre cette lumière abstraite, de tenter de formuler un rapport à la lumière qui ne serait pas naturaliste, qui serait une abstraction. Donc la lumière dans laquelle nous sommes, dans laquelle nous baignons, elle est ce qu’elle est : ce qui est intéressant, c’est ce qu’elle nous oblige à faire.

Venons-en aux obligations, comme vous le dîtes, à ces choses à faire à quoi l’on s’oblige quand on est peintre. Pour vous, tout part d’un certain nombre de parti pris, de choix initiaux, et vous travaillez à partir de logiques de protocoles ou de procédures. L’un des traits reconnaissables de votre travail, qui s’imposait dans l’exposition de Kerguéhennec d’autant plus fortement que le regard pouvait découvrir largement l’exposition de l’extérieur, par les baies qui occupent un côté de cet espace tout en longueur, comme dans votre atelier, en somme, c’est cette couleur, du rouge — ou s’agit-il plutôt d’un rouge ?
Oui, une espèce de rouge… Cette couleur s’est imposée comme fond, pour les rapports qu’elle permettait, lorsque j’ai commencé à travailler sur toile non tendue. Cette espèce de rouge combine deux fonctions par l’efficacité graphique, à égalité avec le noir dans le contraste avec le blanc ; mais aussi par l’efficacité chromatique, sur une gamme qui va du rouge orangé presque jusqu’au violet.

C’est donc une couleur trouvée ?
Plutôt une couleur qui s’est un peu imposée. Elle s’est imposée par économie, d’une part, mais aussi par sa double qualité, cette double fonction que ne possèdent ni le bleu ni le jaune ni le vert. Ensuite, avec le recouvrement par le blanc et les rouges qui reviennent encore par-dessus, il ne s’agit pas d’une tentative d’appropriation d’une couleur que des moyens pour fabriquer — pour produire — une lumière. Le rouge lui-même existe à deux niveaux : il y a cette toile rouge qui est le point de départ et qui change aux hasards des approvisionnements des marchands de tissus du marché Saint-Pierre, du marché textile qui est au pied de Montmartre. Les rouges trouvés là recouvrent des gammes très variées, mais qui ont tous quelque chose de commun. Il ne peut s’agir de rose, ni de marron… Il reste l’idée de ce rouge. Or l’idée du rouge est quelque chose de profondément pictural. Dans ma mémoire, les rouges de Matisse ne pourraient jamais être des bleus, des jaunes ni des verts. Cette couleur a des particularités qu’une autre n’a pas. Il s’agit dès lors de travailler en cherchant dans les derniers retranchements de la peinture.
Ainsi, la toile que j’utilise est donc un matériau non artistique, qui sert à la confection, à tout autre chose qu’à faire des tableaux : il me faut donc la tendre sur un cadre pour l’encoller, pour la préparer pour que les couleurs ne passent pas à travers. Et ensuite, elle va être recouverte de blanc, par un recouvrement qui se fait verticalement sur le mur, mais qui est disposé sur un axe oblique quand la toile est montée sur son châssis, ce que l’on remarque, j’espère. Mais je sais bien qu’on ne le remarque pas toujours, tellement nous avons l’habitude d’envisager la peinture par son sujet et donc du coup d’oublier qu’il y a d’autres composantes visibles. C’est ce qui est excitant dans le travail de la peinture pour moi : essayer de montrer ce que l’on ne voit pas, les parties qui demeurent, comme on dit, « en réserve », par exemple. Même s’il ne s’agit pas précisément de « réserve » au sens précis que donnent au mot les peintres, comme surface sans recouvrement, puisque même les surfaces qui paraissent les plus vides de peinture dans mon travail ont déjà été peintes ! Je compte avec des règles, mais aussi avec leur perturbation.

Pourrait-on alors parler d’écriture pour rendre compte du fait que le sujet de la peinture n’est pas un sujet, mais la manière dont le geste s’inscrit, quant bien même il s’agit d’une inscription sans égoï;sme : il n’y a aucune tentation expressionniste chez vous !
Je me sens bien loin de toute expressionnisme, en effet ! Ni impressionniste, ni expressionniste ! En même temps, il y a trop d’humain dans tout cela : on ne va pas s’en libérer si facilement, mais on ne va pas pour autant se l’interdire : c’est dans cet aller-retour que se tient une difficulté de la pratique de la peinture aujourd’hui. Mais reste la question : qu’en est-il de la personne qui fabrique par rapport à ça ? Est-ce qu’elle veut laisser trace ? Ou est-ce que la trace à elle seule qui porte la signification ? À moins que le concept de tout ça importe plus que le faire ? Pour ma part, j’essaie de tenir tous ces enjeux à même distance.

À y bien regarder, vous semblez porter plusieurs héritages à la fois. Vous héritez de tout, et même de choses contradictoires : depuis les expériences à l’européenne de la sortie de l’abstraction des années cinquante aux BMPT comme aux Support-Surface, d’un côté ; mais aussi des grandes traditions abstraites d’avant-guerre, et encore de l’expérience de la peinture américaine. Avec tant d’héritages, ne faut-il pas tout réinventer de sa propre position ?
Nous sommes bien sûr héritiers, mais je crois surtout qu’au-delà des grands du panthéon classique, de Picasso ou de Matisse, par exemple, et même si, pour la plus grande excitation du peintre, l’on se retourne vers eux pour retrouver des invariants picturaux, je crois que toujours l’on commence en peinture avec ce dont on est contemporain. Aussi, ce qui était contemporain de mes débuts, ce sont en effet des choses aussi différentes que BMPT et les artistes de Support-Surface, tout autant que quelqu’un comme Ryman. Mais il est vrai que par proximité, la relation avec des travaux tels ceux de Viallat ou de Buren est plus évidente. Leurs matières, leurs comportements ont initié mon travail. Je crois important de veiller au rapport historique que l’on entretient à l’art de son temps, en demeurant dans une temporalité, dans une proximité qui permet de « faire avec »… Pour moi, que je revendique ou non une telle dette, je sais que la peinture de Support-Surface était là quand j’ai commencé à peindre ; et ce que j’en pense aujourd’hui n’est pas si essentiel. Leurs travaux étaient avec moi. Quant à savoir plus précisément ce que ma peinture leur « doit », comment chaque tableau porte quelque chose en héritage, c’est bien difficile. Le choix de cette toile rouge relevait certainement au début chez moi d’une attention à la toile comme matériau: en cela, le rapport avec ces gens-là est évident, sous le rapport de tout ce qu’ils m’ont mis sous le nez. Mais je ne pourrais pas oublier non plus que je peins aussi après Hantaï;. Enfin, nous n’allons pas faire une revue du panthéon au grand complet !

D’autant plus qu’en somme, vous ne vous interdisez rien de ce panthéon ni d’autres rencontres. Les circonstances vous ont conduit à voisiner avec une peinture complètement différente de la vôtre, avec des artistes de la Nouvelle Figuration, par exemple, qui sont bien loin de vos préoccupations.
C’est arrivé par exemple à l’occasion de l’exposition « Finir en beauté ». En l’occurrence, la liste alphabétique des participants me place entre Di Rosa et Catherine Violet : entre le rose et le violet !

C’est donc qu’en l’occurrence vous étiez à votre place !
J’étais certainement à ma place ! Mais ces rencontres, ces confrontations ne me laissent guère plus de souvenir.

Vous héritez de tout, mais de manière sélective, en somme. D’ailleurs, revenons à l’atelier : il n’y a aucune image de référence dans votre atelier.
Non, mon panthéon est mon panthéon, et je n’ai guère de raison de le transporter avec moi tout le temps. Je n’ai pas de fétichisme des images. Ça fait peut-être « comme il faut » dans un atelier. Mais pour moi, l’atelier n’est pas plus qu’utile : il est utile dans le rapport lumineux, comme nous l’avons dit. Les transformations de l’outil permettent de faire progresser le travail : un Velux au plafond, le mur par des carreaux de plâtre prolongé jusqu’en haut, sous le toit. Je tiens beaucoup à ce grand mur vide.

Tout l’atelier tourne autour de ce mur.
L’atelier est un petit appentis appuyé sur ce mur, une haute paroi de brique qui s’élève sur plusieurs étages, comme on le voit au travers du Velux.

Une paroi de briques rouges, bien sûr. Sans doute forcerai-je les choses en y voyant un écho avec votre couleur ? Dans cet espace de travail, les toiles circulent selon un schéma protocolaire, selon un circuit établi, déterminé par le lieu.
Le circuit n’est pas si formel, mais simplement l’espace est ce qu’il est, schématiquement simple. Le mur de face en rentrant, à trois mètres à peine et la lumière dans le dos dans le dos, sur huit mètres de large, ce qui n’est pas bien grand. C’est une expérience récente, pour envisager de faire des tableaux plus grands, que ces petits aménagements qui m’ont permis de tendre des toiles plus grandes : près de deux mètres par deux, comme celles que vous avez pu voir à Kerguéhennec. Mais il est vrai qu’il y a aussi un mouvement entre horizontale et verticale, puisque les tableaux sont peints au sol. Etant donnée l’exiguï;té des lieux, cela demande de suivre un processus attentif, sans doute, mais je crois en même temps que si, à un moment donné, on conceptualise assez le rapport à la surface, il suffit simplement de s’aménager un simple passage autour de la toile pour pouvoir faire un tableau de grand format dans un espace réduit. Le grand format ne nécessite pas obligatoirement de grands mouvements ou une amplitude spatiale. En fait, si le projet de tableau est nécessaire, cet espace suffit. La lecture de plan — du plan de la peinture, qui est bien ce qui m’excite dans le travail — ne m’échappe pas, malgré la proximité, tout au contraire, car ainsi n’est-elle pas théâtralisée, ritualisée. Cette proximité est de l’ordre du fait : et c’est une chose à quoi je tiens beaucoup.

Vous êtes donc fidèle à ce caractère fondateur du tableau, sur l’échelle longue de l’histoire autant que comme question de la modernité : la frontalité ?
Oui, pour autant que la frontalité demeure une invite à ce que l’on s’approche, à ce que l’on cherche justement une distance. L’exposition tend toujours à théâtraliser les tableaux, en les centrant sur les murs. Du coup, c’est souvent le centre du mur que l’on cherche, aux dépens du décentrement que produisent les tableaux ! Je préfère pour ma part que les tableaux ne soient pas accrochés trop haut, et qu’ils invitent plutôt le spectateur à s’approcher d’eux, à réduire la distance à quatre ou cinq mètres de recul. Mais peut-être ce souhait me permet-il simplement de retrouver la distance familière que me donne l’atelier. Et puis la couleur joue ici un rôle important encore : avec ce rouge, avec son effet « sens interdit », il n’est guère question de chercher un passage vers l’intérieur, vers une profondeur illusionniste. Au contraire, tout conduit plutôt à essayer de trouver la bonne distance : la bonne distance, non pour retrouver les enjeux de lecture impressionniste (quand la « bonne distance » permet que la touche s’efface devant le sujet), mais je souhaite que demeure quelque chose qui inviterait le spectateur à bien se rapprocher de cette surface, à l’éprouver, à la lire à cinquante centimètres, à un mètre, à un mètre cinquante, à comprendre qu’il y a un mouvement qu’il doit faire pour accommoder son regard à cette surface. Du coup, le regard ne s’accommoderait qu’à cette surface, non aux formes qu’elle porte.

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Entretien réalisé par Christophe Domino pour le catalogue Jean-François Maurige et publié avec l’aimable autorisation des éditions du 19, centre d’art contemporain de Montbéliard

Publication
— Frédéric Paul, Christophe Domino, Jean-François Maurige, Jean-François Maurige, Montbéliard : Le 19; Bignan : Domaine de Kerguéhennec, 2003.

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