ART | CRITIQUE

Je suis innocent

PMuriel Denet
@05 Déc 2012

Jouant du toujours déjà-vu (le plus souvent à la télé), les images limpides, ni caricaturales, ni nuancées, de l’exposition «Je suis innoncent» s’embrassent d’un coup d’œil, se donnent comme des évidences. Leur force pourrait justement résider dans cette velléité spectaculaire de conjurer leur vacuité et leur impuissance. Un art, monumental, de la vanité.

L’ascension spectaculaire de Adel Abdessemed, 41 ans, semble irrépressible, autant que tonitruante, si l’on en juge par les polémiques que suscitent ses expositions. Cette fois, c’est un groupe statuaire installé sur le parvis du Centre Pompidou, qui a allumé une mèche assez vite éteinte. L’œuvre condense toute l’ambiguïté de l’art d’Adel Abdessemed. Sa hauteur et sa facture massive, digne de l’esthétique édifiante de l’ère soviétique, figent une scène pourtant animée puisqu’elle évoque quelque combat biblique opposant Jacob à un Ange: Jacob-Zidane se rebiffant contre l’Ange-Materrazi, qui, en digne représentant de Dieu sur terre, endosse les pêchés de l’humanité entière.

Réaction impulsive et particulièrement inconvenante à ce niveau de l’art footballistique, ce Coup de tête, qui mit un point final légèrement anticipé à une carrière au firmament, en entraînant dans la chute de son auteur celle de son équipe, est ainsi célébré par Adel Abdessemed comme un acte de liberté: l’instant où Zidane, l’étoile de la société du spectacle, la pépite de la machine médiatique, redevient un homme, l’ange déchu d’un XXIe siècle régressif et individualiste, qu’avaient incidemment dépeint Douglas Gordon et Philippe Parreno dans leur film de 2006.
Cette «ode à la défaite», pour reprendre l’expression de Philippe-Alain Michaud, le commissaire de l’exposition, cette célébration de la démission violente face à l’adversité (du jeu et des insultes) prend à contre-pied les règles du genre commémoratif. Ce sont des contre-monuments qu’érige Adel Abdessemed.

Nourri, comme tout un chacun, des nouvelles du monde par médias interposés, l’artiste en recycle les images symptômes de sa violence et de son désordre: coup de théâtre sidérant lors d’une finale de coupe du monde de football regardée en simultané par des millions d’individus, puis revisionné à satiété sur le web, carcasses de voitures calcinées, restes d’émeutes urbaines tout droit sorties d’un JT de 20h (Practice zero tolerance), tout comme cette barque surchargée, au bord du naufrage, qui évoque les pateras et leurs lots de clandestins et de noyés (Hope).

Banlieues, immigration, violence, misère, des flux d’images et de tensions sont captés qui se condensent en des arrêts sur image, recadrés, agrandis, transposés dans des matériaux et un réseau de références, parfois un peu étouffant, qui les légitime dans l’espace public et le champ de l’art, et s’offrent à une réappropriation collective.
Le bronze monumentalise pour l’éternité un coup de folie; la terre cuite signe le retour à la matière brute, dont ils ont été extraits, les restes indestructibles d’une flambée de violence; un charnier d’animaux sauvages, proies et prédateurs mêlés, au pelage calciné (Who’s afraid of the big bad wolf?), renvoie à la férocité commune de toute guerre, dans un assemblage aux dimensions exactes de Guernica.
Le profane Décor se compose d’une série de quatre corps en croix, inspirés du christ du Retable d’Issenheim, de Matthias Grünewald, transposé en fil de fer barbelé, modèle Guantanamo: des corps suppliciés, hérissés d’épines et de lames, blessés et blessants, désacralisés par leur multiplication dans l’espace d’exposition.

Les carlingues enlacées en une effusion amoureuse, qui miment la tresse des cheveux de la mère de l’artiste (Telle mère tel fils), ou roulée sur elle-même comme une pâtisserie orientale (Bourek), sont habitées, en la prenant à rebours, de l’image d’arme terroriste qui se profile derrière chaque avion depuis 2001.
Les images claquent: la boucle brève d’une vidéo transforme l’écrasement d’un citron par un talon en une mécanique implacable (Pressoir, fais-le), des applaudissements policés ponctuent une séance publique de fornication simulée, des animaux, toutes espèces confondues, s’entredévorent dans une cour (Usine), un néon Color jasmin brille sur la baie vitrée de la galerie comme une marque déposée.

Les images lisses, nettes, agrandies en trois dimensions, s’imposent quitte à surcharger la barque comme les sacs poubelle de Hope, elles soulignent le trait. Ce à quoi Wall Drawing se réduit avec élégance, en neuf cercles anthropométriques sur le modèle de l’homme de Vitruve, en fil de fer barbelé qu’il a fallu détorsader, contrarier pour lui faire épouser la surface plane du mur-tableau.

Jouant du toujours déjà-vu (le plus souvent à la télé), ces images limpides, ni caricaturales, ni nuancées, s’embrassent d’un coup d’œil, se donnent comme des évidences, au risque de sonner creux. Leur force pourrait justement résider dans cette velléité spectaculaire de conjurer leur vacuité et leur impuissance. Un art, monumental, de la vanité.

Les Å“uvres
— Adel Abdessemed, Also sprach Allah, 2008. Vidéo sur moniteur 2min 20sec en boucle, couleur, son. Pierre noire sur tapis, 145 x 215 cm
— Adel Abdessemed, Cheval de Turin, 2012 (oeuvre en cours de réalisation). Aluminium, peinture
— Adel Abdessemed, Bourek, 2005. Fuselage d’un avion Commander. Ht: 226 cm dia : 274 cm
— Adel Abdessemed, Joueur de flûte, 1996. Vidéo projection, 30min 10sec (en boucle),
— Adel Abdessemed, Pressoir, fais-le, 2002. Vidéo projection, 3sec (en boucle), couleur, son
— Adel Abdessemed, Usine, 2008. Vidéo projection, 1min 27sec (en boucle), couleur, son
— Adel Abdessemed, Oui, 2000. Cannabis, 17 x 17 cm ; boîte en Plexiglas
— Adel Abdessemed, Lise, 2011. Vidéo projection, 30 sec (en boucle), couleur, son
— Adel Abdessemed, Mappemonde, 2012. Métal. Dia: 2 m
— Adel Abdessemed, Who’s afraid of the big bad wolf?, 2011 – 2012. Animaux naturalisés, acier et fil de fer. 363.2 x 779.8 cm
— Adel Abdessemed, Paradis, 1990. Gouache sur papier. 28,7 x 24 cm
— Adel Abdessemed, God is design, 2005. Vidéo projection (3050 dessins), noir et blanc,
4min 6sec (en boucle), son
— Adel Abdessemed, Wall drawing, 2006. Fil de fer barbelé à doubles lames, 9 éléments, 172 cm ou 169 cm de diamètre chacun
— Adel Abdessemed, Practice zero tolerance, 2006. Terre cuite, 120 x 165 x 365 cm
— Adel Abdessemed, Practice zero tolerance, 2008. Terre cuite. 175 x 135 x 370 cm
— Adel Abdessemed, Practice zero tolerance, 2008. Terre cuite, 180.3 x 116.8 x 430.5 cm
— Adel Abdessemed, Décor, 2011 – 2012. Fils de fer barbelé à doubles lames. 4 éléments, chacun env. : 210 x 174 x 41 cm
— Adel Abdessemed, Hope, 2011 – 2012. Barque, résine. 81 x 96 x 579.1 cm
— Adel Abdessemed, Color jasmin, 2011. Néons, 21,5 x 111,5 cm
— Adel Abdessemed, Exit, 2007. Néon, 9 éléments : 23.50 x 34.90 x 1 cm chacun
— Adel Abdessemed, Monsù Désiderio, Les Enfers, 1622. Huile sur toile, 175 x 113 cm
— Adel Abdessemed, Telle mère tel fils, 2008. Avions, feutre, aluminium et métal
4 x 5 x 27 m
— Adel Abdessemed, Coup de tête, 2011 – 2012. Bronze, Dim. environ: 5.34 x 2.18 x 3.48 m
— Adel Abdessemed, Real Time, 2005. Vidéo en boucle, son.

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