PHOTO

Je dois tout d’abord m’exccuser

Dereen O’Sullivan. «Je dois tout d’abord m’excuser… I must first apologise». Pourquoi ce titre?
Joana Hadjithomas. Les scams commencent bien souvent par cette phrase: «Je dois tout d’abord m’excuser…». Quelques mots suffisent à nous interpeller sur la nature de ce courrier indésirable, arnaque envoyée par internet alors que nous ne l’attendons pas. Son expéditeur cherche systématiquement à se confondre en excuses pour induire le destinataire en erreur. Et donc, cette phrase devient un embrayeur de fiction, un incipit. Le principe même de l’excuse semble être juste, chacun ayant sa part de responsabilité dans cet échange de mails: qui est le plus à plaindre?
Le destinataire du scam crédule, le scammeur abusant souvent par nécessité ce dernier ou bien le scambeater qui tente de piéger l’auteur du scam? Nous-mêmes, artistes qui utilisons les fragments d’un roman virtuel, quel est notre rôle dans cette tragédie humaine? Impossible de démasquer le coupable dans une telle chaine de cause à effet. Enfin, je suis pour l’excuse de manière générale. Savoir s’excuser, on ne le fait jamais assez au quotidien.

Pourquoi avoir choisi la Villa Arson pour présenter une exposition telle que celle-ci? Un lieu neutre, au coeur de la nature.
Joana Hadjithomas. Nous avons pensé l’exposition en fonction des nombreuses possibilités qu’offrait le cadre architectural de la Villa Arson. Sur 14 oeuvres, 12 ont été produites spécialement pour la Villa. De nombreux échanges avec Eric Mangion, le commissaire, ont permis d’utiliser au mieux ce contexte particulièrement inspirant. L’exposition voyagera dans les prochains mois dans des formats différents.
L’architecture des salles de la Villa Arson permet de passer d’un univers à un autre et petit à petit de se recentrer. L’on va du global à l’intime en descendant des étages. Les oeuvres se font écho comme les séquences d’un film. Le visiteur retrouve certains des personnages évoluant de pièce en pièce dans différentes situations. Autant de dynamiques qui nous intéressent en tant que cinéastes, mais aussi parce qu’en montant une expo, l’on crée une ambiance, des moments de réflexion. Le parcours est scandé par une temporalité omniprésente.

L’Histoire de votre pays, votre histoire, est au centre de vos recherches depuis le début. Elle se mondialise avec la vidéo A Letter Can Always Reach its Destination / Une lettre arrive toujours à destination (2012). Est-ce une manière d’universaliser votre questionnement? Où en est-il?
Joana Hadjithomas. L’ensemble des vidéos, y compris celles des cyber cafés, (De) Synchronicity (2014), a été filmé au Liban, avec des acteurs originaires de ce pays. Cependant, il est vrai que le sujet n’est pas géographique. Virtuel, il se dessine sur la toile et donc se déplace. Une extra-territorialité à laquelle nous tenions et pourtant, par moments, les scènes de vie semblent s’ancrer dans une réalité locale. Avec le projet It’s all real / Tout est vrai (2014), par exemple, Sasha ou Adib, réfugiés syriens, représentent, chacun à leur manière, en racontant leur histoire, une part de la réalité libanaise. Tout en s’appuyant sur des faits historiques et géographiques liés à un lieu précis, internet permet une extrapolation et conduit de par son statut virtuel à un monde universel. Ainsi, ce projet illustre notre recherche de ces dernières années. Comment illustrer l’écriture de l’histoire, l’interroger? Quel rôle joue l’image, l’imaginaire?

En quoi vos études de théâtre vous ont-elles servies dans ce travail sur l’imaginaire? Peut-on parler de théâtre humain?
Joana Hadjithomas. Oui, théâtre et arts visuels se rejoignent ici. Au théâtre, le spectateur signe un contrat tacite avec l’acteur. Il a tout à fait conscience que ce dernier joue un rôle mais y adhère et se laisse porter par le texte. Il veut croire à l’histoire qu’on lui raconte. Il en va de même pour le destinataire du mail. Ce dernier se laisse finalement persuader par le texte du scammeur.
L’espace du théâtre intervient également dans une vidéo comme A Letter Can Always Reach its Destination / Une lettre arrive toujours à destination (2012). Les personnages composent un choeur avant de s’avancer un à un vers le visiteur pour quémander de l’argent, mettant la scène sur un registre tragique. L’idée du théâtre transparaît également dans l’appropriation du texte par l’acteur. Comment utiliser un «texte poubelle» la plupart du temps supprimé par l’internaute ou son ordinateur?

Qui dit choeur, dit arène, l’on pense au théâtre grec. Peut-on évoquer une archéologie du théâtre, l’archéologie d’un contexte?
Joana Hadjithomas. Je n’y ai pas pensé au moment de réaliser ces pièces, mais il est vrai que l’on puise dans des éléments du quotidien pour remonter à leur origine. Cela fait 12, 13 ans que cette idée nous guide dans nos recherches. Par ailleurs, la dimension tragique de l’exposition par certains aspects peut rappeler le théâtre grec. Des moments absurdes, ludiques côtoient la mélancolie.
Chacun des individus veut bousculer sa vie, la changer. Les scammeurs rêvent d’argent pour vivre autrement, les victimes en répondant à leurs mails souhaitent en gagner plus pour changer de vie. Les acteurs non professionnels rencontrés au Liban sont bien souvent eux-mêmes des réfugiés, des travailleurs se déplaçant dans l’espoir de découvrir autre chose. Quelque part l’on espère que la fiction deviendra réalité, mais pourtant le mystère demeure. Une croyance que l’on retrouve au théâtre.

L’identité devient quant-à-elle fiction à travers ce jeu de rôles. Celle-ci semble devenir plus floue et plus juste à la fois.
Joana Hadjithomas. L’on constate en effet qu’il y a beaucoup de personnes tiraillées dans des identités très diverses. De parents différents, nés quelque part, se sentant plus proches d’une identité que d’une autre… Il y a un côté très cosmopolite dans cette exposition. Aujourd’hui, on voit beaucoup de replis nationalistes, identitaires. Ces pièces nous emmènent aussi un peu ailleurs. Nous souhaitons évoquer la richesse de différentes situations culturelles. La souffrance est palpable mais la créativité et l’adaptabilité également.

L’Histoire elle-même ne serait-elle pas une fiction parce que toujours racontée?
Joana Hadjithomas. Nous nous sommes beaucoup posés la question de l’écriture justement. L’idée d’une cartographie et d’une écriture de l’histoire alternative. Nous avons travaillé sur ce que nous appelons l’anecdotique comme lieu de résistance à l’histoire officielle. L’histoire est toujours écrite par quelqu’un ou un pouvoir, voire une instance. Pour ma part, je suis assez opposée à ces notions là. J’essaye toujours de remettre en question ce type d’écriture notamment par son interaction avec la géométrie de l’espace. Le recoupement de tous ces mails raconte une histoire, c’est une cartographie des conflits et des fluctuations économiques de ces dernières années.

Ces installations s’inscrivent dans notre époque par leur relation à l’image, au récit fictif, et surtout internet comme champ d’exploitation. Que disent-elles sur notre rapport à l’autre aujourd’hui? Ce scénario aurait-il pu avoir lieu à un autre moment de l’Histoire?
Joana Hadjithomas. Les lettres de Jérusalem datant de la Révolution (1789 – an VI de la République) sont un exemple ancien de manœuvres frauduleuses similaires à une moindre échelle. Aujourd’hui, un nombre considérable de banques de données est volé chaque jour à l’international via internet puisque celui-ci permet un anonymat. On peut se voir autrement, endosser des personnalités multiples et variées. La géographie est bouleversée et perd ses repaires. L’on ne sait pas d’où vient le mail, il n’y pas de timbre dans ce cas de figure à l’inverse de la lettre. Peut-être aussi que le territoire n’est plus géographique, il s’agit d’un territoire virtuel, temporel, imaginaire.
Nous ne voulions pas réaliser une exposition internet, mais utiliser son matériel qui s’invite chez nous comme l’illustre le titre A Letter Can Always Reach its Destination / Une lettre arrive toujours à destination (2012) inspirée de Jacques Derrida. Quand une lettre arrive chez vous, vous en devenez le destinataire même si elle ne vous est pas destinée, que vous le vouliez ou non. Avec internet et les mails il en est de même. Une virtualité se dessine et notre rapport au récit évolue. Nous scrollons, lisons en diagonale… La temporalité de l’attention, le rythme ne sont plus les mêmes.

L’on pourrait croire que notre attention est moins vive, faisant abstraction d’un nombre considérable d’informations en scrollant rapidement, pourtant elle s’arrête sur des éléments qu’elle ne voyait pas forcément avant.
Joana Hadjithomas. Exactement c’est pour cela qu’il est impossible d’émettre un jugement positif ou négatif. Les pistes sont brouillées. Notre position essaye de tenir compte de cela. Rassembler tout ce matériel aurait été impossible avec un autre médium. L’on traite un produit internet pour créer une réalité parallèle.

Des rapports déshumanisés avec tout de même des références à l’actualité via des citations historiques. Que tirez-vous de cette contradiction?
Joana Hadjithomas. L’exposition est imbriquée dans son temps comme la fiction-document. Nous avions besoin de cette partie It’s all real / Tout est vrai (2014). Même si ces histoires engagent de vraies personnes avec une somme d’argent à la clé, moi-même, Khalil et le commissaire de l’exposition, avons choisi d’aller, à un moment donné, vers ces êtres dont le vécu nous semble tout aussi irréel que la fiction qu’ils mettent en scène pour tromper le destinataire.
A travers cette exposition l’on rencontre des scammeurs, des scambeaters mais aussi ces êtres là qui ont un véritable nom, Sasha, Younes… Dans (De) Synchronicity (2014) cette dualité est évidente. Les personnages-fiction y sont toujours synchrones tandis que ceux de la rue ne le sont jamais. Il y a un fil conducteur dans ce que vous dites qui est très juste, toute l’exposition navigue en effet entre ce que l’on croit et ce que l’on ne croit pas, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. J’aime démonter ce que nous croyons, interroger constamment ce que nous savons, déplacer les certitudes.

Peut-on parler d’une expérience poétique?
Joana Hadjithomas. Oui, nous nous sommes demandés si nous pouvions entendre les textes des scammeurs comme des récits littéraires, de la poésie, de petits scénarios incarnés par des acteurs. La poésie est palpable. Bien souvent les textes sont traduits de Google, traduction immédiate donnant des effets stylistiques surréalistes. Par ailleurs, le petit livret en papier bible, archivant les textes des scammeurs, que nous avons conçu et édité avec Franck Leibovici a été pensé comme un chapitre arraché à un recueil. Organiser une lecture de poésie, par ailleurs, nous intéresserait.