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Ivana Müller

60 Minutes of Opportunism, présenté au festival Les Inaccoutumés 2010, est le nouveau projet d’Ivana Müller. Seule sur scène, elle ouvre des espaces d’engagement, des possibles fictionnels. Une chorégraphe drôle et exigeante, encore peu montrée en France. Profitons en, donc…

 Céline Piettre. On est heureux de vous retrouver à la Ménagerie de verre pour cette nouvelle pièce, 60 Minutes of Opportunism, car on ne vous avait pas beaucoup vue sur les scènes françaises ces dernières années… Comment expliquez-vous cette discrétion?
Ivana Müller. J’ai emménagé en France il y très peu de temps. Je travaille majoritairement en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne… Je tourne donc plus naturellement là-bas. Par ailleurs, mes pièces ne sont pas faciles à montrer en France, car elles utilisent beaucoup le texte et elles sont écrites en anglais. En 2008, l’un de mes spectacles, While you were Holding it Together, a été joué en France à plusieurs reprises, au Centre national de la danse notamment, parce qu’il avait été retravaillé en français. Un autre, Playing Ensemble Again and Again…, va être présenté bientôt à Dijon et au Centre Pompidou/Metz, cette fois-ci surtitré. Mais le surtitrage n’est pas toujours possible selon les pièces. Je ne travaille pas le texte comme le ferait un écrivain ou un dramaturge. Il est toujours en relation avec le corps présent sur scène. Ensemble, ils créent des associations nouvelles, des autres possibles. Le public doit pouvoir écouter et voir en même temps, ce qui n’est pas toujours commode avec le surtitrage…

Qu’est-ce qui est en jeu dans cette création, où vous êtes seule sur scène avec un sac à dos?
Ivana Müller. Comme toujours dans mon travail, le spectacle interroge le corps et sa représentation. Mais c’est un peu différent ici, car je suis présente physiquement sur scène. D’ordinaire, je ne joue jamais dans mes pièces. Pour moi, il s’agit d’un véritable acte politique. Ce n’est pas une pièce nombriliste, ni autobiographique. Par ma présence, je questionne le pouvoir des personnages publics – politiciens, artistes, terroristes –, leur capacité à influencer l’opinion, à la modeler. Et la responsabilité qui en découle.
Plus concrètement, je propose deux versions de moi-même: une en live, une autre médiatisée. Cette dernière est programmée, anticipée, enregistrée ; l’autre peut se blesser, avec elle les choses peuvent mal tourner. C’est la principale tension dramaturgique de la pièce. Parfois les deux communiquent entre elles. Mais il ne s’agit pas d’un personnage schizophrène, qui a plusieurs personnalités. Ce n’est pas un jeu de rôle.

A l’origine de 60 Minutes of Opportunism, il y a un premier solo plus court, 15 Minutes of Opportunism, créé en octobre 2009. Pouvez-vous revenir sur la genèse de la pièce?

Ivana Müller. Ce premier solo est une commande qui m’a été faite par une collègue chorégraphe, Paz Rojo, dans le cadre du festival «IM Together» organisé à Groningen, aux Pays-Bas. L’idée était d’échapper au schéma classique qui fait du programmateur ou de l’institution l’instigateur exclusif des projets. En confier l’initiative à un autre artiste permettait de s’interroger sur le partage des savoirs, les influences réciproques…
Ce solo a pour origine une discussion sur ce qu’on appelle la « midterm carrier » en anglais, cette période où le chorégraphe, sans être débutant, n’est pas encore un artiste totalement établi. A ce moment là de son parcours, toutes sortes d’opportunités, d’ « opportunismes » s’offrent à lui, auxquels il doit répondre tout en essayant de garder son intégrité. Paz Rojo souhaitait que j’aborder ces questions en jouant justement sur l’ambiguïté entre le terme opportunité et le terme opportunisme… qui n’est pas forcément péjoratif. Je le vois davantage comme un mécanisme qui amène à prendre des décisions, à s’engager, à être avec les autres.
A partir de là, elle m’a imposé un certain nombre de contraintes. La première, d’être physiquement sur scène, pour enrichir ma pratique et ma manière de travailler. La seconde, qui découle de la première, de ne pas utiliser d’images, ni photographies, ni films. Encore un autre défi pour moi, qui ai toujours beaucoup utilisé la vidéo, pour questionner l’idée de présence notamment.

Qu’est-ce qui change entre le format court et le format long?
Ivana Müller. 15 Minutes of Opportunism n’a pas été pensé pour être une pièce. C’est une réponse ponctuelle à un questionnement, dans un certain contexte: l’espace délimité d’un festival. Dans 60 Minutes of Opportunism, je développe d’autres propositions pour que le solo devienne un spectacle à part entière.

Dans votre travail, vous interrogez sans cesse la position du spectateur, jusqu’à l’interpeller directement. Qu’en est-il ici?
Ivana Müller. Dans le contexte de la scène, cela me paraît essentiel de questionner la place du spectateur, de tenter d’aller à sa rencontre. Faire du théâtre, ce n’est pas travailler sur quelque chose de précis, un thème, des personnages, mais sur une relation : entre celui qui est sur scène et celui qui est dans la salle ― et l’émotion, la réflexion qui en résultent. Pour moi, le spectacle est une construction commune entre l’auteur, le spectateur et les performeurs. Un travail de dialogue, un véritable pas de deux.
Dans cette pièce par exemple, beaucoup de choses se passent dans l’imagination du spectateur. Un possible est évoqué et si le spectateur plonge dans ce possible, il y a beaucoup de portes qui s’ouvrent…

Il y a une très forte dimension humoristique dans vos pièces. Qu’est-ce que cela vous permet d’exprimer?

Ivana Müller. L’humour permet de créer une distance, de dépasser le premier degré, de voir les choses sous un autre angle de vue. Mais en même temps, tout en favorisant la prise de recul, il engage physiquement le spectateur ― par le rire notamment, qui produit un son et donne la sensation de la présence de quelqu’un dans un espace. Le rire fait exister concrètement, corporellement le spectateur. C’est une façon de l’impliquer dans la création mais en le laissant à sa place. Pour ma part, je respecte la frontière qui sépare le territoire du spectateur de la scène, je trouve que le public est assez sollicité comme ça!
Lors d’un spectacle, les spectateurs comme les interprètes sont tous dans le même espace physique. Ils respirent le même air, expérimentent la même température. Il y a une réalité partagée, de l’ordre du charnel, du corps, et j’aime jouer là-dessus…

Vos spectacles sont très peu «spectaculaires». Vous considérez-vous comme une artiste conceptuelle?

Ivana Müller. Je ne revendique pas cette position là. Je ne me sens appartenir à aucun courant. C’est très rare pour un artiste d’ailleurs. Mais évidemment, la forme de mes spectacles est plus conceptuelle que baroque ! Je suis avant tout chorégraphe. C’est la seule identité que j’accepte d’endosser, car elle définit ma pratique, ma méthodologie, ma manière de regarder le monde. Je continue à travailler avec des outils chorégraphiques, qui sont l’espace, le temps, le corps, la musicalité. Et même quand je travaille avec le texte, je ne construis pas une intrigue, des personnages, des relations psychologiques, je l’utilise comme un corps. J’essaie de mettre le texte en mouvement, de bouger le regard, les pensées…

Vous utilisez différents médiums. On vous a vue, par exemple, en 2008 dans l’exposition «Playtime», à Bétonsalon, pour une installation audio…
Ivana Müller. Oui, mais je travaille toujours dans le contexte du théâtre, sur le contexte du théâtre. Je ne cherche pas à être plasticienne, ni vidéaste. Pour moi, les mediums sont simplement des outils. Ils me servent à répondre différemment à la même question, qui est une question chorégraphique: comment bouger un corps? Qu’est-ce qu’un corps? Qu’est-ce qu’un mouvement ? Le dictaphone, la caméra, l’ordinateur sont à la portée de tous. Je ne les investis pas de façon professionnelle. Je ne cherche pas à développer une habilité, une technique. Je les utilise car ils font partie de ma vie de tous les jours ; nos corps sont en contact permanents avec eux.

Cette première représentation à la Ménagerie de verre est-elle importante pour vous?
Ivana Müller. Marie Thérèse Allier m’avait demandé à plusieurs reprises de participer au festival Les Inaccoutumés, mais les infrastructures du lieu étaient insuffisantes pour mes précédents spectacles. Cette fois ci, le projet peut enfin s’inscrire dans l’espace de la Ménagerie de verre, et j’en suis très heureuse!

Que pensez-vous de la programmation du festival? Certaines pièces vous tentent-elles plus que d’autres?
Ivana Müller. Oui, même si je serai très peu disponible… Je connais et j’apprécie beaucoup le travail de Juan Dominguez… Je pense aussi aller voir Long Long Short Long, le duo d’Alix Eynaudi et d’Agata Maszkiewicz, car cette dernière a travaillé avec moi sur 60 Minutes for Opportunism.

Après la Ménagerie de verre, quels sont vos projets à court terme?
Ivana Müller. Je vais faire, pour la première fois de ma carrière, un spectacle conceptuel pour enfants ! Un casque audio leur transmettra des instructions. Ils seront à la fois spectateurs et performeurs, leur imagination sera l’un des matériaux de construction de la pièce.

Avant de nous quitter, je souhaiterais que vous me parliez de la plateforme Lisa…
Ivana Müller. LISA a été fondée en 2004. A l’époque, à Amsterdam, il y avait très peu de communication entre les chorégraphes. Les représentations, les productions s’enchainaient sans aucun contexte discursif. On a donc décidé, avec un petit groupe d’artistes, de se réunir chaque mois pour parler des spectacles… De vraies séances de travail, très enrichissantes pour nos pratiques respectives! Et puis on a commencé à être sollicité par les institutions qui voulaient rendre public ce travail de réflexion. Au bout de cinq ans, on est devenu vrai un label, ce que l’on voulait justement éviter. On a donc décidé d’arrêter, en 2009.
Cette expérience m’a beaucoup appris sur moi, sur ma pratique. Je crois que c’est important d’essayer de former des communautés artistiques, de créer des espaces de dialogue. Mais surtout de réussir à s’organiser sans s’institutionnaliser, sans bâtir d’églises ou répondre à des préceptes figés. Rester toujours en mouvement. C’est la mentalité chorégraphique en elle-même: être toujours en mouvement, être toujours alerte, être prêt à bouger non seulement son corps mais aussi son regard.

— Durée: 60 minutes
— De et avec: Ivana Müller
— Collaboration artistique: Agata Maskiewicz, Paz Rojo, Jefta van Dinther, David Weber Krebs, Gaëlle Obiégly, Inge Koks, Bill Aitchison, Thomas Brosset et autres
— Création lumière, direction technique: Martin Kaffarnik et Ludovic Rivière
— Création sonore: Nils De Coster

Les prochaines représentations d’Ivana Müller:
— 11-13 novembre 2010 (à 20h30), Ménagerie de verre, festival Les Inaccoutumés 2010, 60 Minutes of Opportunism
— 3 février 2011, Le Carré-Les Colonnes, Saint-Médard-en-Jalle, While We Were Holding It Together
— 11 février 2011, Centre Pomidou/Metz, Playing Ensemble Again and Again
— 12 février 2011, Athéneum, Dijon, Playing Ensemble Again and Again

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