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It’s a strange, strange world, Sally

Des structures étranges, en quelques sortes des fragments chaotiques de constructions détruites, recouvertes d’un dense magma de poussière — d’un Elevage de poussière comme auraient dit Duchamp et Man Ray — sont posées chacune sur un socle aux allures de table de laboratoire. Elles sont baignées d’une lumière froide que réverbèrent les murs peints d’un vert pâle très clair.
Plus loin, une pièce monumentale occupe presque toute une salle du lieu d’exposition, une sorte de vestige d’un vaisseau fantôme, d’un bateau ivre, qui, entre archéologie et science fiction, s’apparente à une carcasse désintégrée de vaisseau spatial.
Plus loin encore, des formes organiques jaunâtres déploient à travers la texture de leur derme leurs complexes circonvolutions. Il s’agit de sculptures réalisées à partir d’estomacs et d’intestins de vache, restes inertes du vivant, comme ailleurs, ce qui forme la matière de l’œuvre est du sang séché et du crin.

Les sculptures de Peter Buggenhout, dont c’est la première exposition monographique en France, explorent un monde, créent un monde, un monde qui s’étend de la structure, voire de l’architecture, à l’organique, à ce qu’il y a d’entropie dans l’organique, un monde où la forme devient informe, un monde où l’objet devient l’abject, c’est-à-dire, ce qui ne peut justement pas se constituer en objet.

«Tout fonctionne, selon moi, à travers une dialectique de construction et de déconstruction», énonce l’artiste. C’est ce processus que cherchent à concrétiser ses sculptures faites à partir de détritus et d’objets de récupération. Sans préméditation, sans projet ou maquette, elles se développent dans une sorte d’ontogenèse sous ses actions empiriques et heuristiques, à l’instar de la formule de Pierre Soulages: «C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche».

Plusieurs pièces sont toujours travaillées simultanément, ce qui renforce le caractère dialectique qui se manifeste dans la démarche. De la même façon que le caractère de fragments, de conglomérats de débris, conduit les pièces à dialoguer ensemble en interrogeant l’intégrité de chacune d’elle, de la même façon, ce qui trouble, c’est que chaque œuvre révèle l’incertitude de sa forme et de sa finitude. «Je ne cherche pas la définition, écrivait Georges Braque, je tends vers l’infinition».

Paradoxalement, ce monde étrange, celui qui résonne dans le titre de l’exposition par emprunt à une réplique d’un film de David Lynch, It’s a strange, strange world, Sally — phrase qui hante l’artiste —, ce monde de vestiges après la catastrophe, ce monde qui donne à voir l’envers de son décor, possède bel et bien une forme, une forme dense, compacte, solide, sculpturale, presque jusqu’à un certain raffinement dans son mode de présentation.
Et c’est probablement de cela que l’œuvre tire le pouvoir de son étrangeté: celui de pouvoir donner une forme à ce qui dans la forme se détruit, à ce qui de l’organique se décompose, à la choséité de la chose, à ce que Rimbaud en un autre temps évoquait en écrivant dans Le Bateau ivre :
«J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant».

Noter:
La Maison Rouge présente parallèlement la saisissante exposition de la collection de coiffes ethniques d’Antoine de Galbert: «Voyage dans ma tête» (voir l’article); l’impressionnant dessin de Jean de Maximy, Suite inexacte en homologie singulière; enfin, une belle installation de Christophe Gonnet, dans le patio: Sauvagerie de la lenteur.

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