ÉCHOS
10 Oct 2009

Istanbul et les Pyrénées

PPaul Brannac
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A Lectoure, chaque été, outre la pierre brodée façon lingerie ecclésiale et la dentelle pyrénéenne au naturel, on peut également déambuler entre les photographies, découvrir huit lieux et visiter onze expositions…

La façade de la cathédrale de Lectoure, ronde et frontale à pencher, est toute nue comme une Madeleine, tandis que sa tour plate continue de se déshabiller, discrètement, par derrière ; elle se départit de ses ajouts à mesure que s’élève dans son dos le tube large et lisse de l’escalier, colonne de cinq vertèbres délaissant alentour une traîne de pinacles qui affecte l’allure d’un suivez-moi-jeune-homme. Au loin les Pyrénées, masse sombre en gaze de perspective.

A Lectoure, chaque été, outre la pierre brodée façon lingerie ecclésiale et la dentelle pyrénéenne au naturel, on peut également déambuler entre les photographies, découvrir huit lieux et visiter onze expositions sans céder un bout de son foie gras poêlé au chutney de fruits de saison aux Anglais qui passent.
La principale manifestation s’inscrit dans le cadre de la Saison de la Turquie en France qui, si cela n’avait tenu qu’à notre Président qui a de plus en plus de peine à situer un pays sur une carte (il voit Istanbul en Asie et Chypre en Europe, et parfois même Versailles à Paris, c’est dire si sa charge l’épuise), aurait bien pu être annulée. Il est vrai cependant qu’on partage à demi les réticences élyséennes à la vue de l’exposition de peintures d’après photographie de Jeanne Lacombe, d’autant que l’Etat a défrayé pour partie sa résidence stambouliote.
Cette artiste propose en effet une série de petites toiles carrées de vingt centimètres, des marines pour la plupart, à propos desquelles il faut bien parvenir aux extrémités de l’indulgence pour dire d’elles qu’elles sont… naïves.

Ce qui en revanche justifie qu’on maintînt l’amitié franco-turque est la mise en regard des photographies de Sarkis avec celles d’Ara Güler ; les premières sont accrochées dans un espace clos, les secondes sur les parois extérieures de ce même espace.
A l’intérieur donc, la série intimiste de Sarkis s’arrête sur les manifestations infimes de la vie et du mouvement qui, insensiblement, habitent une demeure d’Istanbul désoccupée suite à un deuil récent. Aussi est-il regrettable que la délicatesse de ces clichés cède à la mode des grands formats et s’alourdissent d’une installation aux néons qui embarrasse la contemplation autant qu’elle alourdit le propos. Il suffit de sortir voir les extérieurs d’Ara Güler pour se convaincre que la photographie se suffit à elle-même. Capteur de scènes quotidiennes très influencé par le réalisme Cartier-Bresson, Güler rapporte les images d’une ville où l’incongru se mêle au rêve par l’entremise de l’eau.

Dans le même lieu mais à propos d’une autre exposition, celle des dessins de Ceren Oykut qui tiennent à la fois de Sempé et d’Hokusai à l’ère des grandes métropoles et du changement climatique, Marcus Graf écrit d’Istanbul qu’elle est un «monstre splendide». Pourtant, c’est bien plutôt en s’arrêtant sur les vues d’Ara Güler que l’expression prend tout son sens. Il n’est pas envisageable d’évoquer les splendeurs d’une cité si celle-ci se trouve dépourvue d’eaux pour les refléter ; il n’est pas de parure sans miroir.
Istanbul et Venise partagent ce privilège, avec ceux du ballet incessant des flottilles de petits mazouteurs et du fracas des flots de touristes ; mais Venise n’est pas monstrueuse car Venise est figée dans sa beauté ; elle ne vit qu’en s’érodant et sa patine est devenue son écrin. Istanbul croît au contraire et avale, à peine laisse-t-elle les minarets échapper à sa faim, et si elle s’étend sans cesse c’est en noyant ses splendeurs; «monstre» parce que vivante.

Ailleurs, dans les autres expositions du village, la photographie contemporaine renfile ses récurrences. Alain Fidon, qui fut un temps surprenant avec son obsession des Petites morts — vues brutales d’animaux renversés contre les routes —, lèche maintenant ses épreuves au numérique quitte à perdre le goût et de l’onanisme et de la faucheuse.
Isabelle Souriment, elle, ne lèche plus, elle laque; son paradis fait main a oublié les hommes. En règle générale, l’onirisme perd du terrain à mesure que l’anthropologie en gagne, comme si on ne pouvait capter la vie de nos contemporains  — saisir l’époque — qu’en établissant un programme de recension.
Frédéric Nauczyciel, par exemple, reconstruit des scènes familiales après s’être immergé trente-six heures dans leur foyer. Si la mise en espace à la Maison Saint-Louis est opportune et que certains de ses personnages intriguent, le rendu des œuvres est froid, toujours plombé par des titres qui masquent d’ironie leur psychologisme de circonstance.
Le collectif Odessa, pour sa part, bénéficie de trois expositions qui se ressemblent et dont certaines photos, comme celles de Laetitia Kitegi, ont des airs de déjà-vu. Au reste, les enfants gâtés s’entre-photographient, ravis de leurs propres fantaisies prétextes à bavarder ; à Lectoure comme à Paris, ça cause mais ça ne parle pas.

Ces tendances ne suffisent pas cependant à amener le voyageur — fût-il parisien — à renoncer à une halte entre Agen et Auch pour stagner en capitale et manquer l’effeuillage d’un cloché. Depuis Montmartre en effet, il devient trop rare d’apercevoir les Pyrénées suspendues entre deux vues d’Istanbul à l’instant d’entamer — pieusement — un suprême de canette gersoise aux poivres sur son lit de fruits rouges.

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