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Iris Levasseur

L’univers pictural d’Iris Levasseur est un curieux mélange de pesanteur et de légèreté, de réalité humaine et de rêves. En peintre chorégraphe, elle questionne les corps et leur évolution dans l’espace, donnant naissance à des scènes monumentales aux interprétations ouvertes qui imposent leur présence physique au spectateur. A l’occasion de son exposition «Amnésie» à la galerie Odile Ouizeman (3 sept.-29 oct. 2011), nous la rencontrons dans son nouvel atelier à Arcueil.

Marie-Jeanne Caprasse. Comment commencez-vous à peindre? Quelles sont vos sources d’inspiration?
Iris Levasseur. J’ai une idée de ce que je veux faire mais ce n’est jamais ce à quoi j’aboutis. Il y a toujours une part de hasard qui fait qu’entre mon intention et le final il y a une différence. Pour ce que je veux peindre, cela suit la vie courante, dans quel environnement je suis, qui je vais rencontrer. Ma vie intime aussi. C’est un mélange, une confrontation entre ce que j’ai profondément inscrit en moi et l’extérieur. Souvent, mon environnement extérieur me nourrit. Comme, jusqu’il y a peu, j’habitais gare du Nord et que j’avais mon atelier à Pantin Aubervilliers, j’ai été marquée par toutes les scènes que je voyais dehors, les gens que je rencontrais. J’avais des images ancrées dans ma mémoire. J’avais souvent envie de les retrouver avec mes modèles, en recomposant des scènes après coup et en les photographiant.

C’est toujours centré sur des figures coordonnées les unes avec les autres?
Iris Levasseur. L’objet central de mon travail est la figure. J’ai rarement peint ou dessiné des gens que je ne connaissais pas. Je suis très fidèle dans mes choix de modèles. Il faut que je sois touchée par les gens. Pour le temps que je passe à travailler, j’ai besoin d’un investissement affectif. Mais mes modèles peuvent aussi incarner d’autres personnes.

Vous partez du réel mais, en même temps, vous extrayez vos sujets du réel pour les mettre en scène.
Iris Levasseur. Je les extrais du réel parce qu’il y a aussi une part de rêve que je désire insuffler. Parfois, ce sont des choses qui sont très proches de la réalité. D’autres fois, cela peut venir directement de rêves que j’ai faits. C’est très intuitif. La peinture, ce n’est pas de la photo: je ne fais pas un snapshot sur une réalité. C’est plus l’idée d’une représentation, ce qui est bien différent.
Dans la publicité, par exemple, il peut y avoir des images fortes, graphiques, avec un impact immédiat. Cependant, on s’y arrête, on ne peut pas aller plus loin. Toute la différence avec la peinture, c’est qu’il y a une marge de manœuvre dans l’image picturale: le spectateur peut circuler dans l’image et la réinventer sans cesse. Il a cet espace de liberté, il peut fantasmer à l’intérieur d’une image. Une peinture ne se consomme pas. Elle implique une forme de lenteur. Celui qui prend le temps a la possibilité de la repenser à l’infini.

Vous dessinez beaucoup avant de peindre vos modèles?
Iris Levasseur. Peintures et dessins se côtoient. Parfois ce sont des peintures qui entrainent des dessins, parfois c’est le contraire. Il n’y a pas de loi. Changer de médium, c’est un moment de respiration. Cela permet de s’oxygéner. J’ai toujours eu une vraie sensibilité par rapport au trait, à la ligne. Ce qui a construit mon travail de peinture, c’est le dessin. Quand j’ai commencé à peindre, les couleurs, la lumière n’avaient pas d’importance à mes yeux. Elles s’imposaient sans être source de réflexion. C’est une question que j’ai longtemps éludée. Bien plus tard, je m’y suis intéressée mais au début cela n’avait pas du tout d’existence.

On a abordé la question du «quoi peindre» mais il y a aussi celle du «comment peindre»? Avec des enjeux esthétiques, cette fois. Quelle est votre approche?
Iris Levasseur. Au fur et à mesure qu’on est dans la peinture, il y a une évolution certaine. Pendant très longtemps, la seule question qui me semblait fondamentale était la ligne, la construction. Encore aujourd’hui, quand je regarde les gens, je ne peux pas m’empêcher de dessiner mentalement les contours de leurs yeux, bouche, nez, mains… J’ai envie de rendre hommage aux figures que je construis.
Si je dessine un modèle, je dois aussi affronter son regard sur ce qui va être fait. Cela reste déstabilisant. Il est vrai que progressivement j’en suis venue à dessiner et à peindre des figures de très grande taille, à l’échelle 1. La statuaire m’a toujours beaucoup impressionnée et j’aime que l’on ait un rapport physique à l’œuvre. Cela fonctionne bien quand on a une figure un petit peu plus grande que l’échelle 1. Du coup, je cherche divers moyens pour amplifier, gonfler les figures.
Sur le reste, je ne me pose pas beaucoup de questions. Les questions techniques ne sont pas fondamentales. Par contre, que le tableau soit tendu, dessiné et sculptural reste une priorité.

Pourtant, les couleurs jouent une part importante dans vos tableaux.
Iris Levasseur. C’est très étrange mais les couleurs, cela ne m’a jamais intéressée. Enfin, c’est plutôt que je n’ai jamais eu à me poser de questions parce qu’elles sortaient toutes seules.

Mais, par exemple, pour les deux grandes peintures aux couleurs nocturnes qui sont dans l’exposition «Amnésie» à la galerie Odile Ouizeman, il devait bien y avoir une intention au départ?
Iris Levasseur. Il se trouve qu’à un moment j’ai occulté complètement mon atelier, je n’avais plus de lumière et plus d’ampoules parce que je savais que j’allais déménager et je me suis mise à peindre dans un environnement de pénombre. Du coup, les teintes se sont assombries. Je n’avais pas prémédité de faire des toiles foncées. Je me suis trouvée dans le noir: j’ai fait des peintures à la limite de la lisibilité. C’est très simple.

Pensez-vous être influencée par le contexte où vous travaillez?
Iris Levasseur. Oui, énormément. C’est curieux parce que je passe beaucoup de temps isolée à l’atelier. Cela pourrait sembler contradictoire. La banlieue nord m’a beaucoup influencée. Tous les jours à Pantin, Aubervilliers, il se passait quelque chose, des scènes magistrales sous mes yeux. Forcément, quand je suis à l’atelier, ces événements-là ressurgissent. On ne peut pas être indifférent à ce qui nous entoure. Je crois d’ailleurs que j’ai une vraie sympathie pour tous les artistes qui regardent avec attention les humains. Je pense à Pasolini ou à Annie Ernaux. Ils ont un peu de tendresse vis-à-vis de leur environnement.

«Amnésie»: c’est le titre de votre nouvelle exposition à la galerie Odile Ouizeman. Est-ce que cela traduit le désir de peindre des corps qui auraient oublié qui ils sont? Des corps sans esprit?
Iris Levasseur. «Amnésie», cela vient du fait que j’ai fait poser la modèle dans un lieu qui a été un des derniers départs pour les camps de concentration. C’était à 50 mètres de mon atelier. Il se trouve qu’à cet endroit s’est installé un camp de Roms. Cela a duré un an. Puis le camp a été rasé du jour au lendemain. C’est à ce moment-là que des ouvriers ont installé des grosses stèles en béton pour meubler le vide. J’ai dessiné et j’ai peint ces éléments architecturaux.
«Amnésie», c’était le fait que la grande histoire s’oublie, la mémoire collective peut s’étioler. Bizarrement, sur les mêmes lieux, on refait les mêmes gestes, les mêmes choses. Comme mes tableaux portent un peu ce que je suis et ce que je vois autour de moi, j’avais envie de parler de ça et aussi d’une histoire plus intime. Je crois que souvent les deux plans se superposent. Dans notre histoire personnelle, on perd la capacité de se souvenir d’événements et de sensations passés. Puis on y redevient sensible au contact de certaines personnes. Comme si les choses étaient enfouies durant des années et que quelqu’un pouvait les rendre intactes alors qu’on les croyait perdues. Je trouve cela très beau l’idée qu’une histoire d’amour puisse provoquer une sorte de plongée qui affecte la mémoire, la reconstruise.

Donc on est partis sur une question historique et on est revenus sur une question intime.
Iris Levasseur. Les tableaux sont un mélange de la vie sentimentale et du monde dans lequel on vit. Quand je marche près de la gare du Nord, là où j’habite, je ne peux m’empêcher de regarder les gens et d’avoir une pensée sur le contexte historique, en l’occurrence le capitalisme et ses limites. Mais je suis aussi attentive aux personnes que je croise pour d’autres raisons: des gestes et des attitudes que je vois chez elles me renvoient souvent à mes propres sentiments. Ce sont des choses qui se superposent. La grande histoire côtoie les petites histoires individuelles. C’est pour ça qu’il y a toujours une sorte de journal intime qui peut se lire à travers les tableaux mais qui est rarement lisible par le spectateur.

Est-ce qu’on peut dire que vous posez un regard de compassion sur vos figures?

Iris Levasseur. Peut-être… ou un regard amoureux souvent aussi, jamais indifférent.

Vos corps sont toujours habillés. Les vêtements occupent une grande place. Est-ce que vous avez déjà eu envie de peindre des corps nus?
Iris Levasseur. J’ai vraiment très envie de peindre des modèles nus. Mais il y a une question de pudeur et de mise à distance qui fait que pour le moment je n’y arrive pas. Pour les seuls nus que j’ai faits, j’ai trouvé des photos sur Internet. Je serais incapable d’aller peindre un modèle nu que je ne connais pas. Cela ne m’intéresse pas. Je ne pourrais peindre quelqu’un de nu que s’il y a une interactivité avec cette personne. Mais il reste toujours délicat de dévoiler la relation que l’on a avec la personne représentée. Donc c’est difficile, mais je crois que ça viendra.

Vos toiles ont évolué ces dernières années. Vous êtes passée de compositions assemblant des éléments hétérogènes à des compositions de figures en groupe. Qu’est-ce que ça change dans votre travail? Finalement, aujourd’hui, vous composez vos peintures de manière plus «classique», allant même à traiter les figures comme des sculptures posées sur un socle.
Iris Levasseur. C’est une vraie question. J’ai ce problème de l’espace en permanence. Comment je montre une figure dans un espace. Et cela évolue tout le temps. Au début, je voulais des espaces complètement cassés, qui soient vraiment imaginaires, et puis je me suis rendu compte que cela posait problème parce que cela ramenait souvent la figure à plat. J’avais envie de creuser dans la 3D, d’avoir une profondeur. Donc j’ai un peu rebasculé vers des images plus représentatives, vers une troisième dimension, avec un espace que j’essaie de casser pour que ce ne soit pas une perspective classique. Créer un espace mental, un espace de rêve qu’on ne peut pas vraiment appréhender.

Vos espaces me font souvent penser à ceux de Bacon.
Iris Levasseur. C’est qu’il structurait beaucoup avec des lignes pour creuser l’espace. Du coup, on a un imaginaire moins plaqué. Quand on a un aplat en fond, on retourne vers la deuxième dimension. Bacon, par la vibration de ses couleurs et par ses striures, offre une réelle profondeur de champ. Forcément, c’est quelqu’un que j’ai beaucoup regardé et dont j’apprécie le travail.
Mais ce qui m’intéresse, surtout en ce moment, c’est le fait que nous avons aujourd’hui un espace démultiplié. Avec un téléphone portable, un ordinateur, nous passons notre temps avec des sons et des images importés qui se mélangent à notre environnement immédiat. Je n’ai pas encore trouvé de solution picturale mais j’aimerais beaucoup parvenir à représenter le fait qu’on vit dans des espaces avec des représentations qui s’imbriquent les unes dans les autres. Je pense que l’espace est de plus en plus cassé, labyrinthique, et c’est quelque chose que j’aimerais représenter. Cet espace kaléidoscopique est une question ouverte.

Est-ce que vous pensez que l’espace serait le fil rouge de toute votre peinture?
Iris Levasseur. Non, c’est la figure.

Vous dites la figure mais vous représentez plus des corps que des visages.
Iris Levasseur. Mes visages sont masqués ou doubles. Il est vrai que j’aime bien qu’il y ait une certaine ambiguïté de la figure, du genre et du coup de la sexualité. Je suis attirée par l’entre-deux. Les masques renforcent cet aspect et offrent une surface de projection.

Le vêtement est très identifiable. L’humain, lui, se cache derrière, il est plus trouble.
Iris Levasseur. Oui c’est vrai. Mais il y a les mains qui sont toujours très précises et les visages ont plutôt tendance à apparaître-disparaître. Cela ne vient pas d’une réflexion particulière, c’est au fur et à mesure que j’élabore les choses. Peut-être parce qu’une image trop précise d’un visage arrête l’imaginaire alors que tout le problème est de laisser sa liberté au spectateur pour qu’il puisse construire son cheminement. Un visage très arrêté, cela peut être encombrant alors que lorsque le visage fuit, le spectateur a un moment de panique, son cerveau doit inventer et, du coup, il est obligé de se projeter.

Vous n’avez jamais fait de portrait en tant que tel?
Iris Levasseur. Mes portraits, ce sont toujours des portraits physiques, plutôt des portraits de corps. Dans notre société, le plus important, c’est la tête mais cela pourrait être des mains, des pieds, un déhanchement. Je crois que souvent quand on se souvient de personnes, on a juste en mémoire des détails minuscules. Les choses qui nous touchent sont finalement très fugaces.

Vous sentez-vous proche de certains peintres actuels, que ce soit dans les préoccupations ou la forme?
Iris Levasseur. Plus que par la peinture, j’ai été influencée par la littérature. Très tôt, j’ai été marquée par Hervé Guibert et j’ai eu envie de faire de la peinture comme il écrivait. Je me suis davantage projetée sur des écrivains. Je suis fascinée par la puissance de Pierre Guyotat, j’apprécie l’indépendance de Virginie Despentes et la liberté de Denis Cooper.
Il y a bien sûr des peintres que j’ai toujours suivis avec attention. J’ai beaucoup regardé le travail de Marc Desgranchamps et encore maintenant son cheminement est important pour moi. Il y a des points communs dans nos questionnements. Je suis intéressée par le fait qu’il peigne des gens de son entourage, des formes qui s’enchevêtrent et une sorte de monde en suspension. Il y a beaucoup de peintres en France qui font des choses fortes et j’y suis attentive. Cependant, c’est davantage les livres qui ont une réelle influence sur ma pratique de la peinture. Je me dis que j’aimerais avoir la fulgurance des écrivains qui m’accompagnent mentalement.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment?
Iris Levasseur. Je continue la série des Amnésies avec des compositions de corps qui zonent dans des décors industriels. Ce sont des corps perdus dans des espaces. Pour l’instant, je travaille sur une série de dessins de grande taille. Je réfléchis aussi au monde de la nuit, aux corps qui dansent seuls ou accompagnés dans des lumières hypnotiques. C’est une façon détournée de revenir à des espaces kaléidoscopiques et à des corps qui perdurent et se perdent dans la mémoire.

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