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Intrusions

21 Jan - 06 Mar 2010
Vernissage le 20 Jan 2010

Les commissaires invités Pascal Amoyel et Nicolas Giraud revisitent les collections de Michèle Chomette. Comme point d’ancrage initial, chacun a proposé une photographie, choisie dans le fonds de la galerie et porteuse de potentialités: expansion, déflagration et préfiguration d'autres agencements d’images.

Lewis Baltz, Robert Barry, Éric Baudelaire, Jean-Marc Bustamante, Arnaud Claass, Thomas Demand, William Eggleston, Gérald Garbez, Luigi Ghirri, Paul Graham, Guillaume Lemarchal, David Mozziconacci, Bernard Plossu, Éric Rondepierre, Ed Ruscha, Jacqueline Salmon, Stephen Shore, Bertrand Stofleth, Hiroshi Sugimoto, Holger Trülzsch, Lawrence Weiner, Bauhaus, Félix Bonfils, V. Dijon, Walker Evans, Pierre Jahan, André Kertesz, Hannes Meyer, Paul Émile Miot, Albert Rudomine, Félix Thiollier, Willy Zielke
Intrusions

Commissaires invités: Pascal Amoyel et Nicolas Giraud
Ouvrant l’année 2010 sous le signe de la renaissance et d’arrivées d’air frais, Michèle Chomette a décidé de confier son espace, ses artistes et ses collections à deux jeunes invités, Pascal Amoyel et Nicolas Giraud, afin qu’ils les revisitent autrement, le temps d’une exposition. Comme point d’ancrage initial, plutôt que de définir une thématique, chacun a proposé une photographie, choisie dans le fonds de la galerie et porteuse de potentialités: expansion, déflagration et préfiguration d’autres agencements d’images.

Tennessee Roadside (1935) de Walker Evans et Szent Endre, Hongrie (1975) d’André Kertesz, appartiennent respectivement à des Å“uvres souvent considérées comme relevant de deux versants opposés de l’histoire de la photographie. Outil critique destiné à mettre au jour et à interpréter le réseau de signes tramant le monde – plus précisément la réalité américaine -, la photographie est, pour Walker Evans, l’aboutissement d’un processus lent d’analyse et de construction. De «style documentaire», ses vues se présentent comme des enregistrements neutres, visant à la plus grande clarté et à la meilleure lisibilité. Dans ces images hiératiques, le sujet est montré frontalement, dans sa globalité, grâce au fonctionnement mécanique de l’appareil photographique.

Jouant, a contrario, de ce caractère automatique, les images d’André Kertesz constituent autant de secousses visuelles vouées à faire tressaillir – voire défaillir – le flux continu de la perception, à mettre en doute vision et conceptions du monde victimes de la paresse de l’habitude, ainsi qu’à interroger l’essence du dispositif photographique. On se déplace à travers ses images dans un tissu de masses, formes, corps, visages, à la recherche d’un sens encore en suspension, d’une sorte de promesse poïétique.

La confrontation de ces deux images retourne les catégorisations confortables. Chacune des photographies semble faire irruption dans l’autre, venant en révéler la double nature, empêchant sa réduction à une posture convenue. Entre ces deux pôles inverses surgit un espace propice à une série d’écarts et de rapprochements, d’attractions et d’éclatements.

De cette tension naît alors la possibilité d’une exposition spéculative, où les images déployées montrent leur capacité à être un lieu d’interpénétration de forme, de sens, et même de statut, certaines images d’artistes extérieurs à la galerie venant s’y accrocher, pour relancer les disjonctions bipolaires d’origine. Si Industrial Park Near Irvine (1977) de Lewis Baltz reprend la rigueur photographique de Walker Evans, pour la radicaliser sur des terrains nouveaux, Real Estate Opportunities d’Ed Ruscha (1970) interdit toute lecture qui serait strictement formelle. Ici l’usage de l’image photographique donne au recensement du réel une portée ironiquement informationnelle. Iceberg, Baie de Kirpont Terre-Neuve (1858), de Paul Émile Miot, et Rimini (1978), de Luigi Ghirri, exposent toutes deux la relation entre humain, naturel et artificiel. Mais lire vraiment cette dernière, ou alors Marseille (1987) d’Arnaud Claass, requiert, de la part du spectateur, une même agilité visuelle que face à la photographie de Kertesz, car force est de constater que leur complexité sous-jacente fait échouer le recours catégoriel, et qu’il y a aussi, par exemple chez Ghirri, une charge critique contre la société des loisirs.

Tressées dans des contiguïtés, prises dans des altérations de nature réciproques, ces photographies laissent alors apparaître d’un côté la prégnance du réel et, de l’autre, la résistance du photographique, telles deux faces d’une même pièce. Cette double nature de l’image photographique se trouve même au centre de certains travaux: méditation sur le passage du temps, sur le divertissement, l’image d’Hiroshi Sugimoto est aussi le produit d’une utilisation savante du dispositif, où la tension entre réel et photographique se résout dans l’espace aveugle qui vient trouer l’image, nÅ“ud d’invisibilité subsistant au coeur même de la visée. À l’exemple de la photographie de Kertesz, l’image s’organise autour d’un centre où il n’y a rien à voir, révélant la puissance de l’absence ou du vide comme déclencheurs, distribuant les éléments périphériques jusqu’au hors champ. Certes, la photographie enregistre la présence des choses, les gèle. Cependant, une fois mise à distance du réel, l’image garde, en elle, les traces de cette coupure. Tandis que certaines photographies laissent simplement voir ce clivage, de manière volontaire ou fortuite, d’autres, comme Diptyque 21A/21B (2007) d’Éric Baudelaire, sont le fruit d’une démarche qui pointe cet éloignement.

D’une phrase lapidaire, à la fin de sa vie, Walker Evans concède qu’il n’a cessé de brouiller les pistes, pour réaliser librement «autre chose» que ce que prévoyait le strict programme du «style documentaire». D’une même manière, les photographies montrées dans l’exposition portent la marque d’une altérité, effet produit par une suite d’intrusions. Nées d’une césure autant que d’une déposition, elles sont constituées de proximité autant que de distance au réel et questionnent, dans un même mouvement, leur essence et le monde. Affronts à l’intelligence, elles bousculent la croyance en un rapport exclusif de l’image au réel ou au médium, laissant apparaître le jeu entre un réel pris pour cible et une image qui vient faire écran. Double lecture et circulation transversale concourent alors à parachever le montage de cette exposition, dépliée et mise en œuvre sous le signe, à valeur de programme, du Statement CAT#206 (1970) de Lawrence Weiner, Perhaps when reproduced.

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