ART | CRITIQUE

Incipit

PNathalie Toulinat
@12 Jan 2008

La scène artistique jeune et française est à l’honneur dans cette exposition intitulée «Incipit» et organisée par Charlotte Laubard, la nouvelle directrice du Capc de Bordeaux. La sélection réunit les lauréats du 8e Prix Ricard.

L’«incipit» désigne les premiers mots d’un manuscrit ou d’un livre, le commencement d’une histoire. Chaque œuvre présentée invite à entrer dans un monde, dans le déclenchement de phénomènes obstruant une compréhension directe. Il faut chercher l’accroche qui nous fera pénétrer dans l’œuvre. Les neuf artistes rassemblés ici ont en commun un goût pour l’image référencée, reliant certains événements contemporains avec un engagement physique indirect.

L’imposant cube au contenu indéfini de Guillaume Leblon, intitulé Sans titre (National Monument) moobilise des formes venues du post-minimalisme américain. Les parois sont imbibées d’eau à l’aide de vaporisateurs. Comme ses aînés, l’artiste provoque le spectateur dans la manière qu’il a de se situer en face ou autour de l’œuvre et d’en comprendre les mécanismes. Ce cube est-il une simple forme géométrique ou une enveloppe dont le contenu est à découvrir, ponctuant ainsi une situation de frustration?

En face, la vidéo du collectif Claire Fontaine, A Fire Is a Fire Is Not a Fire, donne le ton de l’exposition. La mise en scène troublante de voitures calcinées instaure des liens entre l’eau suintante dans le cube de Leblon et la présentation du feu sous l’écran du moniteur. Ces images éminemment politiques renvoient aux émeutes des banlieues françaises. La scansion répétitive des lueurs du feu annule toute issue, donnant à la situation filmée un ton grave et polémique.
L’autre pièce de Claire Fontaine intitulée Pay Attention Motherfucker, Version R est composée d’un néon clignotant signalant au spectateur d’être vigilant vis-à-vis de ce qu’il regarde. En réamorçant cette phrase d’urgence, Claire Fontaine suggère comme Barbara Kruger le fit, que les messages sensés nous tenir éveillés face au danger tombent vite dans l’indifférence de la communication publicitaire urbaine.

Placer un objet hors de son contexte d’usage ouvre une dimension fictionnelle. Avec Behrens Benz, Centrale électrique, de Bettina Samson, une machine et une peinture sont exposées face à face, comme pour tenter d’instaurer un dialogue. Si l’incipit désigne ici les bribes d’un vocabulaire plastique, la suite peine à se dévoiler.
La machine célibataire constituée d’un mécanisme électrique et d’une lampe isolée est en fait une centrale électrique datant des années 1920, qui alimente les salles de l’exposition.
La peinture ovale au logotype indéchiffrable émane, elle, de la firme automobile Daimler-Benz. Un récit se trame, dont la charge historique confère à cette pièce un caractère dramatique.

Dans Belles Demeures, des impressions offset à l’encre de Chine par Gilles Balmet, l’invitation à découvrir des paysages idylliques est contredite par le traitement expressionniste des toiles. Se forme une kyrielle d’histoires au contenu masqué par le pinceau inquisiteur.
Les vidéos de Ghazel, disposées sur trois écrans et respectivement intitulées Me 57, Me 60, Me 61, confirment que la parodie est tristement drôle, surtout lorsqu’elle décrit la condition féminine arabe, enfermée dans différents codes identitaires de société.

L’installation-luminaire de Vincent Lamouroux, intitulée (Unwinding) Corridor, cinq cadres de néons de différentes dimensions, forme une structure aux points de vue multiples, s’articulant dans l’angle des murs repeints en noir. Les références au minimalisme ou aux structures «high tech» des parcs à thème tendent à être annulées par un sens médian. Les déplacements latéraux et frontaux quasi cinématographiques, comme imposés au spectateur afin de saisir l’œuvre dans sa globalité, troublent le rapport entre la sculpture et l’architecture: désir de cadrer la réalité ou d’en saisir une autre?

C’est en campant des lunettes pour voir en trois dimensions l’œuvre de Benoît Broisat, Anaglyphe (Army), que le propos de l’exposition s’éclaircit paradoxalement. Des images de soldats provenant de combats actuels envahissent tout un pan de mur et nous immergent dans une réalité plus que (op)pressante. Le terme d’«incipit» va au-delà du schéma de la fiction, il fait le lien entre le sens et l’expérience.

Que ce soit dans le fait d’attendre, de deviner, de trouver une bonne position ou de porter des lunettes, les œuvres de l’exposition offrent le fil d’une pelote à démêler.
Le terme d’«incipit» prend ainsi tout son sens, puisqu’il n’est que le début d’un propos beaucoup plus profond du commissaire. C’est dans le traitement de contextes actuels que se jouent les histoires à réinventer. L’esthétique du mixage dominant la fin des années 90 semble avoir disparu, pour laisser la place à une position de retrait minimal et inquiétant, dixit la commissaire.
Cette négociation avec le réel n’est plus l’affaire d’un scénario à recharger, mais bien de sensations diffuses à percevoir et à mettre en lien avec la réalité.
Phénomènes climatiques inquiétants, problèmes politiques, la destruction est jugulée par une écologie des images. La fiction ne devient que l’ombre d’une réalité bien présente.

Traducciòn española : Santiago Borja

Gilles Balmet
— Belles Demeures, 2006. Encre de Chine sur impressions offset. 20 x 11,5 cm.

Ghazel
— Last Enemy, 2003-2004. Images extraites de l’installation Me 57, Me 60, Me 61.

Bettina Samson
— Behrens Benz, 2006. Installation. Dimensions variables.

Yann Sérandour
— Low, 2003. Tirage Lambda, 30 x 40 cm.

Denis Savary
— Saint Martin, 2006. Vidéo.

Vincent Lamouroux
— Grounded, 2005. Installation. Bois, métal, néons, peinture acrylique. 200 m2.

Claire Fontaine
— A Fire Is a Fire Is Not a Fire, 2006. Projection vidéo.

Benoît Broisat
— Anaglyphe (Halabja), 2005. Poster 64 x 100 cm et lunettes 3D.

Guillaume Leblon
— Mur Barasti, 2004. Plâtre. 400 x 1110 cm.

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