LIVRES

In-contro

Vu, sans doute, la situation de détresse de la danse contemporaine en Italie, la chorégraphe florentine Erika Zueneli a choisi de s’exiler en Belgique afin de pouvoir continuer à vivre de son art. C’est dans ce pays injustement moqué par Baudelaire que s’est produite la rencontre de cette pionnière de la danse, qui suivit la double formation Nikolais-Cunningham, avec la danseuse Kataline Patkaï. La répétition publique au studio du Regard du cygne, l’un des lieux les plus sympathiques et chaleureux qui soient, essentiellement consacré aux formes « émergentes », a montré l’état d’avancement de la pièce In-contro mais aussi la façon de travailler de l’auteure avec son interprète et les rapports qu’entretiennent les deux jeunes femmes.

Le titre indique clairement la problématique de l’œuvre où il est question de rencontre mais aussi de contre ou, si l’on préfère, de confrontation. Il s’agit pour la chorégraphe de mettre à nu les éléments du face à face entre deux êtres à la fois semblables et distincts, de les agencer rythmiquement, plastiquement, bref chorégraphiquement. Ce qui suppose la décomposition du moindre geste et, en même temps ou après coup, la synthèse de tous ces mouvements esquissés.

Paradoxalement, partant de petites choses simples, banales, quotidiennes en apparence, les danseuses ne s’inscrivent pas dans une démarche minimaliste mais produisent des formes, des enchaînements, des boucles d’autant plus complexes qu’elles s’écartent vite de leurs référents, de leurs points de départ ou d’appui. La gestuelle est nouvelle et très élaborée : les faits et gestes ou les parcelles de terrain défriché ne portent pas encore de nom mais montrent d’une part le talent d’improvisation de Kataline Patkaï et, de l’autre, la faculté de stylisation d’Erika Zueneli.

Un des gestes fondamentaux, civilisationnels, pourrait-on dire, le salut ou le serrement de pognes, que les Romains pratiquaient dès avant JC et ont imposé un peu partout dans le monde — même les Japonais s’y mettent, de nos jours -—, signifiant au départ le dépôt du glaive au vestiaire et les intentions pacifiques des parties en présence, signe de cordialité qui a par ailleurs — c’est une autre histoire ! — conduit certains pays à faire adopter la conduite à gauche, à pied, à cheval puis en voiture, le toucher digital s’effectuant de la main droite et le croisement à gauche, ce geste machinal est répété et inaugure chaque série de mouvements des danseuses.

Le travail d’Erika Zueneli relève, en un sens, de la « danse-contact ». Les deux corps sont utilisés avec finesse, sans aucune perte de contrôle ou de conscience. Tout sauf la transe, a dû se dire l’auteure, comme pour justifier ses droits en la matière. L’improvisation est toujours possible, certes, mais comme support à des signes qui finiront par s’agréger et s’épurer. La très subtile et astucieuse Kataline Patkaï tire à un moment profit des genouillères qui la protègent de la dureté des planches — et de celle des temps ! — pour produire un solo silencieux fait de glissades, variation qu’elle commence et termine, si l’on peut dire, sur les rotules…

Les accessoires sont limités à une table et deux chaises, la bande-son, encore en fabrication. On ne se teste plus dans le tête-à-tête — une tentative de duo avec une première danseuse n’a pas fonctionné pour des raisons de « feeling », de longueur ou de langueur d’ondes. On est plutôt dans le coude à coude. On essaie tout ce qui peut encore l’être, compte tenu du mois entier dont on dispose avant la première. On n’en est pas encore à l’affolement, à la charrette, au trac du compte à rebours. Cela viendra à l’approche des fêtes et de la trêve des confiseurs.

Le dialogue peut donc, on l’a vu, avoir lieu. On est dans la liberté. Qu’en est-il de l’égalité ? Chacune reste sinon en place, du moins à sa place. L’interprète peut proposer tout ce qu’elle veut, en dernière instance c’est la vétérane, la doyenne, bref la chorégraphe qui dispose ! L’autorité de l’auteure ne saurait être remise en cause. On n’est tout de même pas là pour rigoler.

Le jeu, voyez-vous, c’est du sérieux. Il en vaut quelquefois la chandelle. Jeux d’enfants ? Pas si sûr. Jeux de mains ? Jeux de vilains ? Les effets spéculaires ne sont pas spécialement recherchés entre les deux alter ego, même si l’une se met souvent, littéralement, à la place de l’autre. La danse n’est pas vilaine, loin de là : elle est même par moments tout ce qu’il y a de sexy. Pas seulement à cause des talons aiguilles qu’arboraient les ballerines ce jour-là en guise de chaussons, de leur jupe moulante, de la couleur gaie de leur tricot sans manches. À propos de gaîté, les duellistes n’hésitent pas à s’enlacer façon tangueras, à rouler de concert sur le plancher des vaches des hauts de Belleville, à entremêler leur corps dans des positions acrobatiques quasiment kamasutresques. Par moments, effrontément, mine de rien, l’une d’elle écarte les jambes, comme les danseuses de Rosas qui, autrefois, exhibaient ingénument leur culotte.

Avec donc presque rien, si ce n’est le savoir-faire, le métier de danseuse, l’élégance calculée ou pas, les jeunes femmes ont livré l’échantillon d’une pièce loin d’être encore fixée. La mémoire du spectateur gardera pour un temps l’impression d’une paisible détermination, d’un calme chaos, comme dirait l’autre, d’une certaine théâtralité aussi, d’un balancement entre le fluide et le déconstruit. La tâche réitérée et sa sublimation, en somme.

 

— Chorégraphe : Erika Zueneli
— Interprétation : Erika Zueneli et Kataline Patkaï, compagnie l’Yeuse.
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