ÉDITOS

Images contre la barbarie

PAndré Rouillé

Il y a soixante ans, le camp d’Auschwitz s’ouvrait sur un abîme sans fond de barbarie. Au cœur du monde civilisé on découvrait que l’Europe, le berceau de l’humanisme et des droits de l’homme, avait laissé prospérer en son sein une plaie immonde, la «Solution finale». Avec une froide et industrielle perfection, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants avaient été exterminés au seul prétexte qu’ils étaient juifs, mais aussi tsiganes, homosexuels ou résistants.
Face à l’ampleur du traumatisme, face à cette mécanique terriblement efficace conçue pour éliminer méthodiquement tout un peuple,

le choc a été tel qu’il a ébranlé en profondeur, et pour longtemps sans doute, tout l’Occident et ses valeurs.

La notion même d’homme était dès lors entachée par les sévices immondes que les nazis faisaient subir à leurs victimes, autant que par la façon de les réduire à moins que rien jusque dans la mort. Mais la notion d’homme s’est aussi fissurée par cette conscience soudaine et stupéfiante que ces bourreaux, artisans paisibles et ordinaires de l’horreur, pouvaient être «nos semblables» (Georges Bataille).

Parce que l’horreur avait outrepassé, en ampleur et en nature, les balises de la civilisation, ses grands systèmes symboliques — la langue, la littérature, la poésie, l’art — étaient eux-mêmes atteints dans leur pouvoir de vérité, discrédités dans leur capacité à transmettre le drame de la Shoah — ainsi considérée souvent comme imprésentable, indicible, infigurable, invisible, impensable.

Ces notions (abusivement appliquées à cet objet comme à d’autres champs de l’expérience) s’appuyaient sur le caractère inouï; de la Shoah, et sur l’absence presque totale de preuves, notamment visuelles, les nazis ayant pris un soin méticuleux à effacer les traces de leurs crimes.
Dans les camps d’extermination, la machine de mort était aussi une machine d’oubli : «Les chambres à gaz étouffent jusqu’au souvenir de l’existence des chambres à gaz», écrira Gérard Wajcman (L’Objet du siècle, p. 235) pour qui «la Shoah fut et demeure sans image» (p. 239).

Or, la Shoah n’est par nature ni imprésentable, ni impensable, ni inimaginable. Principalement parce que les machines nazies d’oubli et de mort ont échoué dans leur objectif d’anéantissement total, de table rase : des signes, des vestiges, des archives, des témoins, et mêmes des photographies de faits, existent, souvent lacunaires mais réels, qui ont servi de matériaux à un long et assidu travail de mémoire.

Alors que ce travail s’opère dans une pénurie (qui n’est pas absence) d’images, le génocide qui a déchiré le Rwanda un demi-siècle plus tard déborde au contraire d’images, en particulier de photographies.
La pénurie et la pléthore ont suscité des méthodes différentes d’approche. Alors que la pénurie a requis un travail précis d’interrogation des documents disponibles, la pléthore a été affrontée par l’artiste Alfredo Jaar au moyen d’une stratégie esthétique radicale, celle de plier les images à l’autorité du texte.

Bien que Jaar ait, en août 1994, réalisé plus de trois mille clichés des victimes des massacres du Rwanda, il n’en a exposé aucun, car il a conçu des sortes de monuments funéraires, les «tombeaux d’images», à l’aide de cinq cent cinquante boîtes en carton noir hermétiquement closes, dont chacune renferme une épreuve photographique. Les images sont là, mais soustraites au regard, chacune d’elles n’étant accessible que par l’intermédiaire d’une description consignée sur le couvercle de sa boîte : un texte se substituant à l’image.
En renonçant ainsi à montrer les horreurs du génocide, à tirer parti de l’éloquence descriptive de ses clichés, et à susciter l’émotion du spectateur, c’est-à-dire en adoptant une stratégie du retrait, Alfredo Jaar refuse d’ajouter des images à la pléthore d’images de presse, et de dissoudre son témoignage dans le flux ininterrompu des informations visuelles qui sillonnent le monde.
Il veut ainsi conjurer cette nouvelle forme d’oubli rénérée par l’excès des images qui saturent le regard, détournent l’attention, et brouillent la conscience. Par sa rigueur éthique et esthétique, l’œuvre de Jaar se dresse face à la surenchère visuelle, face à la mise en spectacle et à la banalisation de la souffrance qui offensent la dignité des victimes « données en pâture au monde qui les a assassinées» (Theodor Adorno).

Récemment encore, mais cette fois en Irak, l’horreur des tortures, des sévices et des humiliations sexuelles à l’encontre de détenus irakiens de la prison d’Abou Ghraib est apparue au grand jour au sein même de l’armée américaine venue là combattre les «forces du mal» au nom des valeurs occidentales de liberté et d’humanisme.

Là encore une parcelle de vérité sur l’horreur a été arrachée: ni par la résistance héroï;que des Sonderkommando d’Auschwitz, à la fois employés par les nazis dans la chambre à gaz et condamnés à y périr eux-mêmes ; ni par l’acte esthétique radical d’un artiste pour conjurer l’amnésie et la cécité provoquées par la profusion des images.
Un peu de vérité sur les pratiques américaines à l’encontre des prisonniers irakiens n’a pas été révélée par une action humaine consciente, mais par une sorte de ruse des images elles-mêmes que leur vitesse de circulation sur les réseaux numériques a rendues incontrôlables, c’est-à-dire gênantes pour le bon exercice de la barbarie.

André Rouillé.

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Fabrice Gygi, Thorax, 2004. Inox, palan, rail métallique. 50 x 75 cm. © Fabrice Gygi, courtesy galerie Chantal Crousel.

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