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I Heart Lygia Clark

Je n’ai pas compris tout ce qui m’est arrivé ce matin-là, lorsque je me suis rendue aux Laboratoires d’Aubervilliers pour ce qu’on m’annonçait être une «séance d’esthétique».

Au téléphone, on m’avait précisé que les visiteurs étaient reçus individuellement; j’avais bien répondu aux questions qui m’avaient été envoyées au préalable, et à 11 heures, j’étais sur les lieux. Pour autant, impossible de savoir ce qui m’attendait: mon interlocutrice n’a rien voulu me dire sur le déroulement de la séance.

Le texte de présentation du projet précisait entre autres que Jennifer Lacey, Barbara Manzetti et Audrey Gaisan menaient leurs recherches chorégraphiques sur les voies tracées par l’artiste brésilienne Lygia Clark (1920-1988). Dans les années 60, cette artiste fit partie des fondateurs du mouvement des Néo-concrétistes au Brésil, qui travaillèrent sur des œuvres organiques et participatives, s’adressant à l’ensemble du corps du spectateur et non pas seulement à ses yeux. Lygia Clark a initié en 1966 la série des «objets sensoriels» destinés à être touchés et manipulés par le spectateur, qui se voyait ainsi attribuer un rôle essentiel dans l’existence même de l’œuvre d’art.

Pour comprendre le projet, je disposais également d’un texte en forme de lettre fictive à Lygia Clark, dans laquelle Jennifer Lacey déclarait s’inspirer principalement de la période au cours de laquelle Lygia Clark s’était consacrée à la question de la thérapie.

Avec ce projet, Jennifer Lacey réinterprètait le format du «soin» à des fins chorégraphiques. Comment faire d’une séance d’esthétique une expérience esthétique pour le spectateur? Et si le format intime et reposant, presque hypnotique, de la séance de soins était propice à faire naître des perceptions et des sensations dédiées à une autre sorte de beauté? Mes hôtesses semblaient avoir filé la métaphore du salon d’esthétique lorsque je pénétrai dans la petite loge qui servit de théâtre à cette expérience peu commune.

L’ensemble s’est déroulé sur le mode d’un voyage, au cours duquel nous avons quitté progressivement le cadre connu de la séance d’esthétique pour aller vers un autre niveau de sensations.
Nous avons commencé par une suite de questions diverses portant sur des sujets attendus («Est-ce que je porte des lentilles de contact?»), ou complètement saugrenus («Ce que je pense des progrès de la connaissance sur le génome humain?»).

Des fissures se sont alors creusées dans l’apparente normalité de la situation, car mes hôtesses ont pris un malin plaisir à répondre elles-mêmes aux questions qui m’étaient adressées, voire à engager un court dialogue entre elles. L’une d’elles a manipulé un disque rouge, qui m’a soudain semblé être une trace d’un lointain passé où les artistes les plus avant-gardistes produisaient ce genre de formes.

Ensuite, je me suis retrouvée allongée sur un lit confortable, massée et bordée, tandis qu’une multitude de petits événements venaient solliciter mes cinq sens. Les situations créées à l’aide de gestes très simples (secouer un drap au-dessus de mes yeux, changer les couleurs de l’éclairage) ont rappelé bientôt des souvenirs d’enfance, alors que je sombrais dans une sorte de veille bienfaitrice. Mes hôtesses se sont allongées à côté de moi et m’ont raconté des histoires, confortant mon impression générale d’être de retour en enfance.

La fin de la séance a ressemblé vraiment à une fin de voyage: redescendue sur terre, j’ai partagé un thé avec ces mystérieuses esthéticiennes. Nous nous sommes un temps interrogées sur la meilleure façon de traduire l’expression «to take care» en français, sans introduire de connotation médicale.

Jennifer Lacey aimerait créer chez le spectateur la sensation qu’on a pris soin de lui, pas qu’on l’a soigné. Puis elles ont pris congé de moi, me laissant l’impression d’avoir été moi-même, le temps de cette séance, dans la position d’une œuvre d’art.