LIVRES

Hors Saison Arcadi

Tarte à la crème théorique, terrain glissant d’infinis débats, le lien qui unit danse et musique s’avère malgré tout être un des sujets les plus fertiles du champ chorégraphique. Dans la programmation proposée le temps d’un week-end à la Ferme du Buisson, pas question de se perdre dans des questions de genèse: qui de l’œuf ou de la poule, de la danse ou de la musique…

Au départ, donc, la musique — ou une idée de musique — qu’on vient interroger, malmener, mettre en œuvre, en mouvement, en danger, illustrer. Les possibilités sont multiples, les gestes développés par chaque auteur bien distincts.

Jesus Sevari s’attaque à une symphonie de Berlioz pour Childe, solo agréable qui propose plusieurs temps, plusieurs réponses à la partition musicale. Tout d’abord très illustrative, la danse précise de la chorégraphe développe avec un plaisir palpable une iconographique particulièrement graphique, amplifiant l’aspect descriptif de la musique; puis, au contraire, elle abstrait son langage, tente de donner corps à l’œuvre autrement que sous la forme de figures et de pantomimes, chargeant alors le décor de cette tâche. Pour autant elle reste à la surface, ne parvenant pas à explorer réellement le dispositif très grahamien qu’offrait la sculpture en scène de Yann Le Bras. Le résultat est léger, peut-être parfois anecdotique, mais sauvé par la belle interprétation de la chorégraphe.

Les cinq Ryoanji d’Olivia Grandville nous plongent dans le Japon de John Cage. Scénographie immersive, le public se voit disposé à la fois sur le plateau et dans les gradins, où les interprètes musiciens se déplacent librement et composent un travail de spacialisation sonore déroutant, la musique pouvant surgir de n’importe où. Sur scène, les danseurs semblent reconduire le travail de reprise et de variation proposé par le compositeur; ils créent des lignes de fuites, forment des sculptures de chair, empruntant au yoga un certain nombre de postures, un goût pour les torsions et les flexions intenses, mais sans éveiller passion ou hypnose.

Pendant que Marlene Monteiro Freitas présentait Guintche, dont la forme soliste dialogue étrangement avec la proposition de Jesus Sevari, Gaël Sesboué imposait à une salle docile et trop polie un insupportable concert bruitiste, qu’on oubliera immédiatement pour se concentrer sur la belle découverte de la journée: Poetry de Maud Le Pladec.

Prenant pour point de départ l’œuvre pour guitare électrique de Fausto Romelli, Trash TV Trance, la jeune chorégraphe opère un travail méthodique d’écoute musicale, d’une grande finesse de décomposition et de synthèse formelle.

La chorégraphie repose sur une mise en boucle de mouvements, une répétition systématique de gestes au rythme trépidant de la partition jusqu’à épuisement, qui transforme la qualité fluide et continue des mouvements humains en une sorte de fréquence.
Les corps semblent électrifiés, ils se superposent visuellement, se répondent comme le feraient des sons à l’intérieur d’un accord, mis en tension et animés d’une oscillation permanente.
Pas de relâche ou presque pendant toute une heure, tandis que les lumières accompagnent la progression dramaturgique de la pièce, que les danseurs mutent peu à peu, d’amplificateur, de transducteur, en onde télévisuelle: un bombardement d’électrons, un signal RVB, un entrelacement de demi trames… chacun des danseurs semblant compléter l’autre pour ne former qu’une seule image! Ils gravitent, comme le feraient des électrons, autour du guitariste et triomphent sur le spectateur en l’éblouissant d’une violente lumière, irradiante, tandis que la rumeur d’un poste téléviseur achève de saturer l’espace.

C’est implacable et cela rappelle, sous une toute autre forme, l’acuité et la délicatesse du travail d’Anne Teresa de Keersmaeker. Son souffle et sa vitalité des premières heures aussi.