LIVRES

Hommes de mer

Catalogue de la IIe Biennale internationale de la photographie maritime avec pour thème, les hommes de mer. 11 photographes et artistes, embarqués sur des bateaux aux côtés des marins, ont immortalisé le rude quotidien de ces hommes en de magnifiques clichés.

— Éditeurs : Images en manœuvres édition, Marseille / Musée nationale de la Marine, Paris
— Année : 2002
— Format : 14 x 20 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 143
— Langue : français
— ISBN : 2-908445-63-8
— Prix : 19,95 €

La photographie sur le territoire des hommes de mer
par Jérôme Legrand

Plus que la photographie, c’est surtout la littérature qui s’est confrontée à l’ordinaire – souvent décrit comme épique – de la vie des hommes à bord : de Jack London à Herman Melville en passant par Joseph Conrad jusqu’à des auteurs contemporains comme Francisco Coloane. Elle a su s’approcher au plus près de ce/de ces territoire(s)-là. Sans omettre les témoignages directs d’Anita Conti et de Jean Recher [Anita Conti : voir infra Bibliographie et filmographie. Jean Recher, se reporter au Grand Métier, journal d’un capitaine de pêche, Paris : Plon, coll. Terre humaine, 1977].

La photographie, dans le domaine maritime, a plutôt posé la question du regard sur la mer depuis le littoral [On pense bien sûr et tout particulièrement à Gustave Le Gray : voir à ce sujet Gustave Le Gray, 1820-1884, Paris : Gallimard ; Bibliothèque nationale de France, 2002. Voir également catalogue Désirs de rivages, 1ère biennale internationale de la photographie maritime, Paris : musée national de la Marine, 2000] accompagnant en cela la peinture. Elle s’est aussi beaucoup passionnée pour la métaphore du voyage et de « l’ailleurs » qu’offre le bateau [Voir En bateau, éd. La Manufacture, coll. Horizons, 1991]. Mais les années 1930, en particulier, ont fourni les premières armes d’un photojournalisme offensif et humaniste à la fois. Car chez les « hommes de mer », c’est de travail qu’il s’agit. Ainsi les portraits que fit François Kollar (1904-1979) de marins [La France travaille, François Kollar, Paris : éd. du Chêne, 1986] tirés dans de très grands formats, avec une véritable dimension épique (célébration du travailleur – nous sommes dans les années du Front Populaire), tout cela a participé d’une construction quelque peu magnifiée de cette catégorie d’hommes.

Aussi, avec un photojournalisme assumant une « subjectivité artistique dans la voie documentaire » (Gilles Nora) [On se reportera aux œuvres de Sebastiâo Salgado, René Tanguy ou encore Michel Therisquel qui sont présentés par ailleurs dans cette biennale], pour lequel il ne s’agit plus seulement de témoigner directement de situations humaines, mais aussi de se positionner sur le terrain artistique et d’enclencher une démarche qui s’y apparente, on retrouve à la fois la fonction sociale du reportage, tel qu’il se pratique en photographie depuis le XIXe siècle [Voir « La vie comme elle va, de peine et d’espoir », par Ian Jeffrey in Nouvelle histoire de la photographie, Paris : Bordas, 1994] et la volonté d’affirmer clairement un regard, singulier, sur le monde.

C’est le cas avec Jean Gaumy — qui relate, à la fois par l’écrit et par l’image, ses embarquements à bord de deux chalutiers [Voir « Avec Jean Gaumy : Pleine Mer », par Jean-Marcel Humbert, p. 10 de ce catalogue] — et qui s’inscrit dans le cadre d’une approche artistique qui associe photographie et cinéma dans son déroulement formel (Jean Gaumy poursuit également une œuvre de documentariste). Á travers ce regard, c’est très clairement d’un monde clos, refermé sur lui-même et d’une grande dureté dont témoigne Jean Gaumy.

Il y a d’ailleurs comme une filiation avec l’aventure vécue — en tous les cas sur le plan photographique — par Anita Conti, surnommée par les marins La Dame de la Mer. On ne retracera pas ici le parcours exceptionnel de cette femme [Voir sa biographie en p. 133. L’ouvrage Anita Conti photographe, La Dame de la Mer, éd. Revue noire, 2001, retrace marveilleusement l’ensemble de son parcours et tout particulièrement son œuvre photographique], si ce n’est pour s’attacher à sa capacité à saisir, en tant que photographe, non seulement d’un point de vue documentaire mais aussi esthétique, le quotidien de cette vie d’hommes à bord où elle suscitait une vive admiration.

C’est cette approche profondément humaniste que l’on retrouve également chez Jacques de Thézac, dans un décor différent puisqu’il photographie les marins et leur environnement familial à terre, dans le cadre de l’œuvre des Abris du Marin dont il fut le fondateur. Mais c’est aussi d’une grande proximité avec les hommes qu’il s’agit.
Tout comme Anita Conti, il fut lui aussi profondément investi dans ce monde-là, auquel il a consacré l’essentiel de son existence.

Et parce que l’on ne saurait omettre les « hommes de mer » autres que ceux de la pêche, d’autres univers sont également abordés, comme celui de la Marine nationale, avec Patrick Tournebœuf et Éric Bouvet ou encore les « hommes du pétrole » avec Anne-Françoise Brillot [La Route de l’Or Noir : marins du pétrole. Voir infra]. Si le premier traite d’un « huis clos » dans un centre de jeunes engagés saisis dans leur manière quotidienne de se situer physiquement dans cet environnement militaire qui va les façonner, avant, peut-être, qu’ils n’embarquent, Éric Bouvet s’inscrit dans une plus ancienne tradition du photojournalisme. C’est une approche photographique qui fait songer à celle de deux maîtres de la photographie : en l’occurrence Edward Steichen et Cecil Beaton, lorsqu’ils étaient correspondants de guerre pendant la deuxième Guerre Mondiale, réalisant un travail montrant le quotidien des hommes et des femmes engagés dans le conflit [Pour plus de précisions, se reporter à l’article de Paul Virilio, « Une guerre subjective », in L’Autre journal, n°6, juin 1985].

Et c’est avec Sebastiâo Salgado, et son travail sur la pêche au thon en Sicile, la Mattanza [Pour de plus amples informations sur la Mattanza, je renvoie à l’article de Solange Graziani, « La Mattanza de San Pietro », in Le Chasse-Marée, n°149, fév . 2002], que nous retrouvons l’ampleur du regard d’une des grandes traditions du photojournalisme dotée d’une esthétique puissante et bien particulière : « Nous retrouvons ici la référence implicite à une imagerie religieuse, presque mystique. […] Un souffle épique traverse l’extension de cette narration » [Christian Caujolle, in Sebastiâo Salgado, Paris : Nathan, coll. Photo poche, 1997].

L’ensemble de ces parcours photographiques qui associent différentes approches de la photographie contemporaine [La dimension fortement poétique et saisissante de l’œuvre de Jean-Luc Chapin rappelle combien les approches peuvent être multiples et dialoguer les unes avec les autres] et, pour la première fois au musée national de la Marine, des regards plus « anciens », doivent nous permettre d’envisager une fois encore le médium photographique comme le témoin essentiel, celui, peut-être, qui se fait le mieux l’écho de notre monde changeant…

(Texte publié avec l’aimable autorisation de Jérôme Legrand)