PHOTO | CRITIQUE

Histoires des avant-dernières luttes

PFrançois Salmeron
@24 Oct 2012

A travers ces trois nouvelles séries, Bruno Serralongue se plonge dans des conflits politiques et sociaux liés à l’actualité. Toujours soucieux d’en proposer un autre point de vue, par rapport à celui que pourraient adopter les médias notamment, il nous montre l’envers du décor de ces régions du monde en proie à de douloureuses tensions.

La série Florange, débutée en 2011 et dont Bruno Serralongue offre ici les premières vues, s’intéresse à un conflit social récent: les grèves des ouvriers de l’usine ArcelorMittal en Moselle. Craignant pour leur emploi suite aux rumeurs annonçant une possible fermeture du site sidérurgique, les ouvriers se sont mobilisés (et se mobilisent toujours, d’ailleurs) pour sauver leur activité.

Bruno Serralongue s’atèle ainsi à montrer aussi bien le devant de la scène des événements, avec les manifestations monstres devant les usines ou la préfecture de Thionville que couvrent les photojournalistes, que l’envers du décor de cette région industrielle. La photo SOS #1 représente de derrière une construction composée de trois grandes lettres (S.O.S.), faite à partir de néons montés sur des piquets, des bouts de bois, des barrières et des bidons. Surplombant la ville, ces néons sont allumés tous les soirs par les ouvriers pour symboliser leur détresse. Cet S.O.S. lumineux put donc un temps attirer le regard des photojournalistes et faire les choux gras de la presse. Mais la portée réelle de ce message peut-elle se réduire aux effets d’annonce et aux relais superficiels que proposent les médias?

Le tirage Ce qui va rester. Ce qui va partir semble empreint d’un certain fatalisme, comme s’il portait un message funeste dans son titre même. Il représente une vue de nuit de la ville, où l’on voit clairement que les maisons de Florange et l’usine ArcelorMittal se juxtaposent. Les paliers des habitations se situent à quelques encablures à peine du portail de l’usine. La vie privée et familiale côtoie intimement le lieu de travail. Ainsi, les expressions de «ville industrielle» ou de «emploi au cœur de la ville» que l’on peut trouver dans les colonnes des journaux reprend ici un sens fort et tout à fait concret.

Bruno Serralongue s’attarde enfin sur les manifestations des ouvriers à proprement parler. Le cliché Affrontement à la sous-préfecture de Moselle rend compte des tensions entre ouvriers et forces de l’ordre, où les premiers tentent de forcer les grilles du bâtiment administratif gardé par les policiers. Mais ce qui nous interpelle dans ce tirage, c’est de voir que Bruno Serralongue capture également, au milieu des ouvriers en colère et des policiers, des photojournalistes et des cameramen accrochés aux grilles de la préfecture.

Par là, il propose un autre point de vue que celui qu’offrent habituellement les médias. Il rend compte d’une situation conflictuelle, tout en montrant l’angle de vue de ceux qui se proposent de la relater. Il interroge alors les conditions de production et de diffusion des informations et des photographies dans les médias.

Le projet de Bruno Serralongue consiste également à se déplacer de manière indépendante sur des scènes de conflits historiques. Dans la série Sud-Soudan, il réalise une étonnante suite de photographies où l’on perçoit des hommes en train de déployer une grande affiche au dos d’un panneau publicitaire. Plutôt que de se focaliser sur les déclarations et les cérémonies officielles annonçant l’indépendance du pays, ces photographies se situent à la marge des événements.
Le contenu de l’affiche est quant à lui assez déroutant: un téléphone mobile dernier cri, enrobé dans un drapeau du Sud-Soudan, est encadré du portrait du Président et du Docteur John Garang, figure de l’indépendance. A travers cette publicité, le management et le staff de la compagnie téléphonique tiennent à féliciter les héros de l’indépendance. Le pouvoir politique se trouve alors adoubé par le pouvoir économique d’un groupe de télécommunication.
On assiste donc à une collision entre différents symboles: ceux de la liberté et de l’indépendance d’un peuple, et ceux de la modernité et de la société de communication. Ces clichés ont finalement une dimension assez cocasse. Car le message de l’affiche publicitaire nous interpelle, certes, mais l’on se demande également ce qu’il peut bien y avoir de l’autre côté du panneau, au pied duquel quelques militaires à l’air hagard sont assis avec leurs mitraillettes.

Aussi, Bruno Serralongue retourne régulièrement au Kosovo depuis quelques années. L’enjeu n’est pas de se prononcer pour ou contre l’indépendance, mais de prendre acte de la réalité de ce nouveau pays, en photographiant notamment ses travailleurs journaliers, témoins d’une nouvelle activité, ou les traces que la guerre a durablement imprimées dans le paysage.
On découvre par exemple une vieille affiche «Kosovo is serbian Alamo» placardée sur un bord de route, signe de la résistance kosovare contre les nationalistes serbes. Ces photos sont aussi l’occasion d’interroger la teneur des messages officiels passés: «Respect the resolution 1244 Security Council» lit-on sur un panneau renversé, sur lequel plane un hélicoptère de la Kfor, symbole des forces armées de l’Otan.

Aujourd’hui, les discours officiels ne parlent plus tellement de guerre, mais exhortent les forces vives de la nation à collaborer pour reconstruire le pays, comme l’atteste d’ailleurs l’écriteau «Together for Progress», alors que les villes s’occidentalisent et se modernisent (on perçoit des berlines dans les rues de Pristina, ou l’enseigne d’une école américaine sur un trottoir).
Au milieu de cette dialectique oscillant entre destruction et reconstruction, Bruno Serralongue affirme son goût pour les interstices de l’information, sur ce qui se passe à la périphérie, avec le très beau cliché L’Interprète, pris dans les coulisses d’une conférence au Grand hôtel de Pristina.

Å’uvres
— Bruno Serralongue, SOS # 1, Florange, octobre 2011, 2011. Ilfochrome collé sur aluminium, capot Altuglas. 126 x 157 cm.
— Bruno Serralongue, Ce qui va rester. Ce qui va disparaître, Florange, mars 2012, 2012. 125 x 156, cadre 126,2 x 157,5 cm.
— Bruno Serralongue, Edouard Martin CFDT et Yves Fabbri CGT, sur le piquet de grève devant l’usine ArcelorMittal, Florange, 07 mars 2012, 2012. 3 photographies Ilfochrome collé sur aluminium, capots Altuglas. 3 x (50 cm x 62 cm), 3 x (51.2 x 62.1 cm).
— Bruno Serralongue, The Roots of South Sudan, Juba, Sud-Soudan, 08 juillet 2011, 2011. 5 photographies Ilfochrome collé sur aluminium, capot Plexiglas. 5 x (100 cm x 80 cm), cadres 5 x (101.1 x 81.1 cm).
— Bruno Serralongue, Mr Gira Charles Binya, employé au ministère des Affaires Etrangères, Juba, 12 juillet 2011, 2012. Ilfochrome collé sur aluminium, capot Altuglas. 41 cm x 31 cm.
— Bruno Serralongue, Kosovo is Serbian Alamo, barricade #2, Mitroviça, Kosovo, 7 avril 2012, 2012. 50 x 62 cm, cadre 52 x 63 cm.
— Bruno Serralongue, Travaillons ensemble, Pristina, Kosovo, 8 novembre 2010, 2010. 125 x 156 cm, cadre 127,6 x 158,7 cm
— Bruno Serralongue, L’interprète, Grand Hôtel, Pristina, Kosovo, 27 avril 2011, 2011. 125 x 156 cm, cadre 127,6 x 158,7 cm

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