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HF/RG

PMuriel Denet
@10 Mai 2009

Une double rétrospective, en forme de grand mixage, des œuvres de Harun Farocki et Rodney Graham habitées par le cinéma, ses images, ses genres, son histoire, ses dispositifs, ses techniques. Deux œuvres qui, par delà les proximités, entretiennent des rapports différents, voire antagonistes, au réel et à la fiction.

C’est à une double rétrospective que Catherine Pontbriand, rédactrice en chef de la fameuse revue Parachute, nous convie au Jeu de Paume. Non pas, comme à l’accoutumée, à deux expositions parallèles et séparées (une à chaque étage), mais bien à un grand mixage, dans la totalité des espaces, de deux œuvres habitées par le cinéma, ses images, ses genres, son histoire, ses dispositifs, ses techniques.
Pourtant si Harun Farocki et Rodney Graham ont en commun des matériaux (les images mimétiques du cinéma, de la photographie et de la vidéo), et des modalités de monstration (l’installation), leurs œuvres entretiennent des rapports différents, voire antagonistes, au réel et à la fiction.

Harun Farocki, cinéaste documentariste, auteur de nombreux films et, depuis quelques années, d’installations qui ont déplacé ses productions dans le champ de l’art, confronte entre elles les images, documentaires ou non, d’archive ou tournées par lui, par le pouvoir du montage, pour rappeler à leur surface la part de réel qu’elles occultent, pour les défictionnaliser en somme. Tandis que Rodney Graham joue au contraire de la fiction, et de ses genres convenus et stéréotypés, pour forger des allégories sur l’absurdité du monde et ses bégaiements.

Ainsi des deux œuvres les plus récentes exposées au Jeu de Paume. Dance !!!!! (2008) de Rodney Graham, dont le titre en forme d’injonction paradoxale donne le ton juste à ce diptyque photographique : dans un saloon de cinéma ou de bande dessinée, deux cow-boys louches contraignent par la menace d’une arme un monsieur bien mis, en haut-de-forme, incarné par l’artiste, à danser seul face au spectateur. Lumière caravagesque, image lisse, l’allégorie est équivoque, mais empreinte de cette autodérision ironique, qui traverse toute l’œuvre, dont les formes épousent souvent celles d’un autoportrait burlesque de l’artiste en anti-héros.

Immersion (2009), de Harun Farocki : un diptyque vidéo cette fois, et des armes encore, mais des vraies celles-là, qui tuent et déchiquettent les corps. Comme l’artiste le faisait déjà en 1969 dans Feu inextinguible, la guerre est abordée de biais, ou, plus précisément, en prenant à revers les images qu’elle produit. Feu inextinguible portait sur le napalm utilisé par l’armée américaine au Vietnam.
Plutôt que d’en montrer les ravages, Harun Farocki assemble des images de natures hétérogènes : techniques, commerciales, ou de propagande. On voit ainsi un chimiste en développer la formule au tableau noir, un directeur commercial élaborer son argumentaire de vente pour promouvoir une arme efficace et, donc, économique — la langue allemande ajoute au trouble de la rationalité froide du discours —, des bombardements sont commentés par une voix off qui annonce avec satisfaction la mort d’au moins «5000 communistes». Pas d’images de paysage dévasté, ni de corps martyrisé donc, mais pour finir une performance devant la caméra : l’artiste écrase une cigarette sur son avant-bras: «400°C, annonce-t-il, quand le napalm brûle à 3000°C».

Dans Immersion, c’est de la guerre d’Irak qu’il s’agit. En deux écrans, qui permettent de suivre à la fois des images virtuelles et ceux qui y sont immergés, sans contre champ, le spectateur est happé par le dispositif d’une session de formation de psychologues de l’armée américaine, avec démonstration sur des cas réels, à l’utilisation d’un outil de simulation qui permet de replonger, dans les faits de guerre, des soldats traumatisés qu’il s’agit de «reconditionner». Ces images utilitaires, virtuelles ou non, «opératoires» ou techniques, stratégiques ou de propagande, sont le cœur de cible du travail de Harun Farocki. Mais dans Immersion, ce qui paradoxalement saute aux yeux, au cours de ce balayage entre les deux écrans, entre le virtuel et l’actuel du plan séquence sur le thérapeute ou son patient, ce sont les images absentes – moignons sanguinolents et chairs en charpie -, qui jaillissent au cœur des images de synthèse aseptisées.

Harun Farocki ne cesse de faire retour sur image, il montre et remontre pour que l’on voie ce qui ne se voit pas. Pendant que Rodney Graham stationne, vibrionnant, dans le toujours déjà-vu de l’éternel remake.
Ainsi des tableaux photographiques tels que The Gifted Amateur et Paradoxical Western. Montées sur caissons lumineux (on pense bien sûr au comparse de Vancouver, Jeff Wall), les images, d’une précision époustouflante, sont d’une présence presque outrancière, trop propres et trop lumineuses, pour des reconstitutions minutieuses et vertigineuses.

Un peintre amateur (Rodney Graham), installé dans son salon des années 60, s’applique à peindre à la façon de Chris Morris : un autoportrait en auteur de remake. Un cow boy (Rodney Graham) passe devant un de ces avis de recherche, emblème mythique de la justice de western, sur lequel son profil se répète en une mise en abyme infinie : l’artiste traqué fait un clin d’œil à Authorization, l’autoportrait de Michael Snow, un autre artiste canadien.

Le mixage des Å“uvres est fondé sur le principe de l’hyperlien qui invite le spectateur à faire le parcours en suivant les pistes de quatre concepts, dûment mentionnés sur les cartels – Archive, Non-verbal, Machine et Montage – que Catherine Pontbriand a identifiés, et dont elle a repéré ou non la pertinence pour chacune des Å“uvres. Pour autant leur succession dans l’espace, leur profusion, leur diversité, leur longueur parfois, ou l’inconfort de visionnage (interférences sonores, obligation de rester debout, etc.), induisent un autre mode de réception, plus prosaïque. La cohérence des Å“uvres et des démarches peine à s’y déployer, au profit des correspondances ou des singularités saillantes. L’usage du diptyque, par exemple, qui évite l’absorption par l’image, et induit d’emblée une posture critique chez Harun Farocki. Alors que Rodney Graham en use pour produire une disjonction dans un même plan, qui s’en trouve élargi, monumentalisé, métamorphosé en machine à fiction.

La machine est bien sûr au cœur des deux œuvres. La machine de guerre chez Harun Farocki, qui met en œuvre des images opératoires «qui ne visent pas à restituer une réalité, mais font partie d’une opération technique» : les images de synthèse d’Immersion, ou celles des caméras kamikazes fichées sur les têtes de missiles (Œil/Machine). Elles sont les seules à même, selon l’artiste, de miner la prolifération des images non opératoires, qui n’auraient de cesse que de remythologiser le monde.

Quant aux machines optiques de Rodney Graham, elles sont résolument obsolètes : camera obscura installée dans une forêt, puis dans un fiacre, et dont Graham conserve le renversement optique dans la série des grands arbres, projecteurs 35 mm  en parallèle dont le ronronnement saccadé couvre les appels à l’aide du naufragé (Louhailer). Coruscating Cinnomon Granules est aussi une machine à projection, une mini salle de cinéma de la taille d’une cuisine, pour un mini film de science-fiction rudimentaire et culinaire : une mystérieuse spirale lumineuse surgit de l’obscurité dans un scintillement d’étoiles éphémères.
Soit une plaque électrique de cuisson et de la poudre de cannelle qui s’y consume, évoquant tout autant, sur le mode de la BD, les trente-six chandelles que l’on imagine tournoyant dans la tête du pirate de Vexation Island, assommé par une noix de coco chaque fois qu’il reprend ses esprits.

Le cinéma enfin, ses images et ses fictions. Dont se joue avec ironie Rodney Graham, notamment dans cette trilogie de boucles. Sans queue ni tête, trois contes circulaires, qui reprennent les genres éculés du film en costume : clos sur eux-mêmes, ils donnent curieusement l’illusion d’une ouverture à tous les possibles.
Cinéma  dont Harun Farocki explore l’histoire en remontant à ses origines. Sorties d’usine en propose une traversée en douze écrans depuis la mythique sortie de l’usine Lumière  à Lyon jusqu’à Dancer in the Dark, de Lars von Trier. Un ballet des corps fatigués et assujettis qui parfois se rebellent, sous les traits d’un Charlot qui n’obtempère pas assez rapidement aux ordres de dispersion (Les Temps modernes), ou bien de ce groupe animé d’une vive discussion, en un plan serré, et inversé puisqu’il s’agit de La Reprise du travail aux usines Wonder, en 1968.
Un hyperlien surgit, une envie de cliquer, pour revoir Reprise, le film  qu’Hervé Le Roux, avait consacré à la recherche de cette jeune femme qui se refusait à retourner travailler «dans cette tôle de merde». De fait, notre immersion dans les images polymorphes et multifonctionnelles, co-extensives au monde, l’emporte sur la mise en correspondance de deux œuvres, qui semblent plus s’emboîter par complémentarité antagoniste, que par véritables résonances.

Deep Play, l’installation la plus imposante de l’exposition, le confirme. Douze projections, simultanées et synchronisées, de la finale de la coupe du monde de football 2006 — retransmission télévisée, focalisations sur un joueur de chaque équipe, analyses par logiciel du jeu, vitesse, touches, tactique, remake en images de synthèse, etc. —, bref une saturation d’informations visuelles, chiffrées, paramétrées ; le spectacle est éclaté, disséqué en données quantifiables, en une mise à plat qui annule toute dramaturgie.
De celle qui fascine Rodney Graham et qu’il fait tourner à vide avec malice. C’est donc au magistral Zidane, un portrait du XXIe siècle, le film de Philippe Parreno et Douglas Gordon, que l’on pense, comme à un exact revers de Deep Play. Un point de fuite de plus dans une exposition dont les ingrédients écartelés entre burlesque sophistiqué et déconstruction analytique, produisent, on l’aura compris, un effet centrifuge sans doute imprévu.

Harun Farocki
— Vergleich über ein Drittes [Comparaison via un tiers / Comparison Via A Third], 2007. Installation vidéo, 16 mm transféré en MPEG, 2 écrans, 4/3, couleur, sonore, 24 minutes.
— Arbeiter verlassen die Fabrik in elf Jahrzehnten [Sorties d’usine en onze décennies / Workers Leaving the Factory in Eleven Decades], 2006. Installation DVD, 12 moniteurs, 4/3, noir et blanc et couleur, sonore, 36 mn.
— Schnittstelle [Section / Interface], 1995. Installation vidéo, Betacam SP transféré en MPEG, double projection, 4/3, noir et blanc et couleur, 23 mn.
— Auge / Maschine [Œil / Machine / Eye / Machine], 2000. Installation vidéo, Betacam SP transféré en MPEG, double projection, 4/3, noir et blanc et couleur, sonore, 23 mn.
— Aufstellung [In-Formation / In-Formation], 2005. Vidéo DV transférée sur DVD, 4/3, noir et blanc et couleur, silencieux, 16 mn.
— Der Ausdruck der Hände [L’Expression des mains / The Expression of the Hands], 1997. Vidéo, Betacam SP transféré en MPEG, 4/3, noir et blanc et couleur, sonore, 30 mn.
— Deep Play, 2007. Installation vidéo, Béta numérique transféré sur MPEG, 12 projections, 4/3, couleur, sonore, 135 mn.
— Nicht löschbares Feuer [Feu inextinguible / Inextinguishable Fire], 1969. Vidéo, 16 mm transféré sur DVD, 4/3, noir et blanc, sonore, 25 mn.
— Immersion, 2009. Film.
— Ich glaubte Gefangene zu sehen [Je croyais voir des prisonniers / I Thought I was Seeing Convicts], 2000. Installation vidéo, Betacam SP transféré en MPEG, double projection, 4/3, noir et blanc et couleur, sonore, 23 mn.
— Deep Play (bande-annonce / trailer), 2007. DVD, 1 écran, 4/3, couleur, sonore, 98 mn.

Rodney Graham
— Cedars, Stanley Park (1) (5) et (7), 1991-199.  Photographies noir et blanc, tirages argentiques.
— Vexation Island, 1997. Film 35 mm transféré sur DVD, sonore, 9 mn, en boucle
How I Became a Ramblin’ Man, 1999. Film 35 mm transféré sur DVD, sonore, 9 mn.
— City Self / Country Self, 2000. Film 35 mm transféré sur DVD, sonore, 4 mn.
— Loudhailer, 2003. 2 projections de films 35 mm non synchronisés avec CD audio séparé non synchronisé et 2 projecteurs 35 mm ; films : 10 mn chaque, en boucle ; bande-son : 3 mn, en boucle.
— Coruscating Cinnamon Granules, 1996. Film 16 mm, noir et blanc, silencieux, 3 mn, en boucle, fauteuils de théâtre et écran.
— Mini Rotary Psycho Opticon, 2008. Installation : sérigraphie sur aluminium, panneaux de plastique, aluminium, acier, cuir, caoutchouc.
— The System of Landor’s Cottage: A Pendant to Poe’s Last Story, 1987. Livre d’artiste.
— Cours de linguistique générale, 1988. Étui en chêne laqué orange cadmium autour du livre de Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale.
— Alice’s Adventures in Wonderland, 1989. Étui en étain autour du livre de Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland.
— Nouvelles Impressions d’Afrique, 1989. Étui en ébène autour du livre de Raymond Roussel, Nouvelles Impressions d’Afrique, suivi de L’Âme de Victor Hugo.
— Freud Supplement (170A-170D), 1989. Livre d’artiste.
— The Piazza 4.1, 1989. Signet et livre.
— Vathek, 1989. Reliure.
— La Véranda, 1989. Livre d’artiste, 2 volumes.
— Verwandlungsmusik (Transformation Music), Highlights from Parsifal, 1991. CD.
— Dr No, 1991-1993. Édition du film Dr No avec page en acier inoxydable dans un étui recouvert de tissu.
— Le Système du Cottage Landor : pour faire pendant à la dernière histoire d’Edgar Poe, 1998. Livre d’artiste, traduit par Thierry Dubois.
— Two Generators, 1984. Installation filmique : film 35 mm, boîte en fer blanc et étiquette dessinée par l’artiste ; film : 4 mn 30 sec, projeté de façon répétitive pendant 60 à 90 mn.
— White Shirt (for Mallarmé) Spring 1993, 1992. Chemise en coton blanc dans une boîte.
— Reading Machine for Lenz, 1993. Texte sur papier, verre, plexiglas et bois.
— Reading Machine for Parsifal. One Signature, 1992. Dispositif de présentation rotatif en laiton et verre.
— Schema: Complications of Payment, 1996. Liquitex et huile sur toile, vidéo (DVD), 50 mn.
— Abstract of the Second Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, 1993. Aluminium anodisé, plexiglas et livres, 6 modules.
— The Gifted Amateur, Nov. 10th, 1962, 2007. 3 caissons lumineux en aluminium peint montés avec diapositives chromogènes.
— Dance!!!!!, 2008. 2 caissons lumineux en aluminium peint montée avec diapositives chromogènes.
— Halcion Sleep, 1994. Vidéo, noir et blanc, silencieux, 26 mn, en boucle.
— Rheinmetall / Victoria 8, 2003. Film cinématographique 35 mm, couleur, silencieux, 10 mn 50 sec, en boucle, projecteur 35 mm  Cinemeccanica Victoria 8 et boucleur.
— Shorter Notice – Plates, 1991. 2 tirages offset noir et blanc encadrés, 1 livre.
— Millennial Project for an Urban Plaza (with Cappuccino Bar), 1992. Fer et plexiglas sur un socle en bois peint.
— Camera Obscura Mobile, 1995-1996. Teck, métal, couverture en toile PVC, lentille de verre et écran.
— City Self / Country Self (wallpaper), 2001. Papier-peint, sérigraphie neuf couleurs sur papier mélangé pulpe / latex avec une couche à base d’argile pigmentée.
— Paradoxical Western Scene, 2006. Caisson lumineux en aluminium peint monté avec une diapositive chromogène
— Potatoes Blocking My Studio Door, 2006. Caisson lumineux en aluminium peint monté avec diapositive chromogène.
— Jericho Beach Tree, Winter, 2007. Photographie couleur.

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