ART | CRITIQUE

Hervé Télémaque

PFrançois Salmeron
@20 Mar 2015

D’Haïti à Paris, en passant par New York, Hervé Télémaque se nourrit de divers héritages et ouvre sa pratique à tout type de support (peinture, installation, assemblage, collage, fusain). Si ses œuvres témoignent avant tout d’une grande vitalité, elles s’avèrent également critiques envers les stéréotypes racistes du post-colonialisme.

Le nom d’Hervé Télémaque se trouve souvent associé à la Figuration narrative, apparue à la fin des années 1960 en France. Pourtant, son œuvre ne saurait se cantonner à ce seul courant. Car Hervé Télémaque a non seulement brassé différents styles, mais il a aussi expérimenté divers supports, renouvelant constamment sa pratique.

L’exposition du Centre Pompidou nous rappelle effectivement qu’il existe un premier Télémaque, précédant la Figuration narrative. Fuyant son île d’Haïti suite à l’arrivée au pouvoir de Duvalier en 1957, Hervé Télémaque atterrit à New York, mégapole en pleine effervescence. Une forte influence américaine se fait ressentir dans ses premières œuvres, à l’instar de L’Annonce faite à Marie ou de Quand j’appris la nouvelle, le vocabulaire pictural du jeune Télémaque évoquant alors les gestes libres de l’Expressionnisme abstrait en vogue à cette époque-là. Cette gestuelle si particulière s’accompagne encore de références aux racines haïtiennes d’Hervé Télémaque. Evoquant les origines de l’esclavage dans ses œuvres, l’artiste exprime aussi le spleen de son exil et le racisme qu’il côtoie quotidiennement à New York – racisme qu’il ne digère pas et qui le poussera à vite quitter la ville.

Son départ pour Paris en 1961 marque sa rencontre avec le Surréalisme d’André Breton, qui exerce une nouvelle influence décisive sur sa peinture. On reconnaît alors dans ses œuvres la présence d’objets issus du quotidien ainsi que des lettrages, des mots ou des expressions se mêlant à des motifs figuratifs ou plus abstraits. Surtout, Hervé Télémaque produit un étonnant syncrétisme entre ses racines haïtiennes, l’abstraction américaine, le surréalisme français, et la nouvelle vague Pop qui déferle sur le monde. Dans Présent, où es-tu?, on découvre un sac de charbon, ainsi que des coupures de journaux collées sur la toile, ou une boîte de conserve, suivant en cela le recyclage cher à la bande à Breton ou les collages dadaïstes. Ses compositions s’agrémentent de motifs aux couleurs flashy, inspirées du Pop Art, dont le style est également redevable à la «ligne claire» utilisée par les auteurs de BD, parmi lesquels Hervé Télémaque admire Hergé. L’influence de la bande-dessinée et des cartoons se manifeste encore dans les figures représentées, dont certaines sont issues de l’iconographie de Tex Avery, ou dans les bulles et les onomatopées parsemant les toiles.

Si la carrière d’Hervé Télémaque décolle notamment grâce à la fameuse exposition du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, «Mythologies quotidiennes», à laquelle il participe en 1964 aux côtés de la nouvelle génération de la Figuration narrative (Erró, Eduardo Aroyo, Valerio Adami, Jacques Rancillac), l’artiste haïtien ne cesse d’interroger sa propre identité, son propre style, et s’avère prêt à effectuer des virages à 180 degrés, comme lorsqu’il abandonne la peinture pendant deux ans, entre 1968 et 1970, pour s’adonner à des sculptures «combines». De la Figuration narrative, il garde toutefois le goût de la rébellion et du questionnement politique. Le courant apparaît effectivement dans un contexte international tendu, entre Guerre Froide, guerre d’Algérie et guerre du Vietnam. L’artiste haïtien, quant à lui, suit le même procédé que ses acolytes en reprenant et détournant le vocabulaire iconographique en vogue dans la société moderne. Il réutilise notamment dans ses toiles la figure du «bon nègre», afin de dénoncer les stéréotypes racistes qui imprègnent la France et les anciennes puissances coloniales (Petit célibataire un peu nègre et assez joyeux).

Mais son œuvre ne se départit jamais d’interrogations autobiographiques (Acte de naissance d’Hervé Télémaque), des autoportraits plus ou moins déguisés se greffent souvent à ses compositions. Et l’artiste cherche constamment à se renouveler. My Darling Clementine présente un châssis en forme de «L» bousculant les formats habituels. Hervé Télémaque se dégage encore des deux dimensions que l’on prête habituellement à la peinture en intégrant des objets à ses travaux, à la manière de Robert Rauschenberg ou de Martial Raysse, comme dans Confidence où un escabeau et un marteau se joignent à la toile. Puis, délaissant la peinture, ses installations s’accompagnent de «sculptures maigres» où apparaissent des paires de chaussures ou de longs clous, qui deviendront de véritables signatures de l’artiste.

Le retour à la peinture s’effectue par le biais de l’humour et du pastiche, à travers de savoureuses parodies de Van Gogh, Marcel Duchamp ou René Magritte. Caca-Soleil offre une déconcertante caricature du Grand Verre, replaçant la figure de la «Mariée» dans une dinette pour enfant, avec ses vignettes pop représentant les produits stéréotypés de la société de consommation qui connaît alors son avènement. La société des loisirs est quant à elle évoquée dans Objets usuels pour Van Gogh, tandis qu’Hervé Télémaque nous invite à découper cette toile, à la manière de l’artiste hollandais qui s’était tranché l’oreille. Dans Suite à Magritte, enfin, il imite le verre et le parapluie assemblés par le peintre belge, dans un télescopage d’objets caractéristique des préoccupations surréalistes.

Parmi les collages qu’il réalise à partir du milieu des années 1970, le triptyque Mère-Afrique est particulièrement remarquable. Hervé Télémaque y associe une nourrice noire et en enfant blanc aux abords d’une plage réservée aux Afrikaners, à une affiche du spectacle La Revue Nègre de Joséphine Baker. Fidèle à ses convictions, l’artiste y dénonce l’apartheid sud-africain et, plus généralement, les ségrégations dont les gens de couleurs sont victimes. Au milieu du collage se dresse une cravache, symbole de la domination blanche, et souvenir cauchemardesque des tortures liées à l’esclavagisme.

La mémoire de l’esclavage émerge à nouveau dans plusieurs productions. Hervé Télémaque construit des installations à partir d’assemblages de découpes de bois, recouvertes de marc de café, évoquant la culture des Caraïbes. Le Voyage d’Hector Hyppolite en Afrique, sur fond des couleurs du drapeau haïtien, esquisse la figure du baron Samedi, véritable icône de la culture vaudou, auquel il associe le nom de dictateurs sanguinaires (Mobutu, Bokassa, Duvalier et ses Tontons Macoute).

Face à ses fusains datant des années 1990, dont l’un s’inspire de Poussin, on découvre enfin Fonds d’actualité, commentant la réélection du Président Chirac en 2002, avec un score «à l’africaine» (plus de 80% des voix face à Le Pen). Hervé Télémaque y parodie encore nos préjugés sur les peuples noirs, en ranimant la figure du nègre joyeux, tout en jetant un regard ironique sur les secousses ébranlant les démocraties occidentales. En dernier lieu, on observe une grande toile abstraite aux couleurs éclatantes, Le Moine Comblé, réalisée par l’artiste au cours des derniers mois et venant rendre un vibrant hommage à Arshile Gorky, maître de l’abstraction que le jeune Télémaque découvrit à son arrivée à New York. Un joli clin d’œil nous permettant de boucler la boucle, en somme.

Oeuvres
— Hervé Télémaque, Convergence, 1966. Acrylique, papiers collés et objets sur toiles ; corde à sauter. 198 x 273 cm
— Hervé Télémaque, En Faisceau la vérité est rouge, 1976. Acrylique sur toile. 174,3 x 299,3 cm
— Hervé Télémaque, Fonds d’actualité, n°1, 2002. Acrylique sur toile. 295,5 x 375,5 cm
— Hervé Télémaque, Le Moine comblé (amorces avec Arshile Gorky), 2014. Acrylique sur toile. 200 x 250 cm
— Hervé Télémaque, Mère-Afrique, 1982. Mine graphite, papiers découpés et collés sur papier, tirage photographie, œillets métalliques, calque et cuir. 83 x 148 cm
— Hervé Télémaque, My Darling Clementine, 1963. Huile sur toile, papiers collés, boîte en bois peint, poupée en caoutchouc. 194,5 x 245
— Hervé Télémaque, Caraïbe I, La ville des nègres/baie/Fonds-des-Nègres, 1993. Laque sur bois, anneau métallique. 47 x 122,5 x 9,4 cm

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