ART | CRITIQUE

Heidi au pays de Martin Kippenberger

PMarine Drouin
@13 Oct 2009

L'exposition «Heidi au pays de Martin Kippenberger» présente des œuvres d'artistes allemands des années 70 à aujourd’hui en hommage à la singularité tutélaire de Martin Kippenberger, à travers Heidi, personnage de roman devenu un personnage mythique de la Suisse, entre urbanité et ruralité.

En première ligne, sur le bâti industrialo-portuaire des bassins à flot, Blume de Marko Lehanka (2007-2009), une fleur hybride et géante aux allures d’éolienne. Avec un écran plasma pour cœur et des pétales en planches de surf, elle est à la fois champêtre et technologique. Sa forme, universelle, compte avec le contexte local: sa connexion à une station météo engendre la diffusion de faits divers aussi tragiques et courts qu’il fait chaud.
Fidèle au conte suisse, Blume associe à des origines rurales sympathiques une vision urbaine précipitée vers la mort. Mais loin des spectres de l’ère industrielle naissante, cette œuvre concentre la positivité de la transmission. Mêlée d’allemand et de français, elle est maladroite et discontinue mais produit une certaine beauté.

De même, l’accumulation éclectique de la collection Hartmut et Helga Rausch (1993-2009) montre la nécessaire hétérogénéité de la filiation artistique. Composée de présents d’élèves à ce couple de concierges de l’école d’art de Francfort, elle est à la fois documentaire et absolument émotive, hors de toute échelle de valeur. Elle correspond à un rituel social plus qu’à la démonstration d’un style propre à un enseignement. Les noms de Wolfgang Tillmans ou Tobias Rehberger apparaissent, mais à l’instar d’un Martin Kippenberger épris de doute, on ne cède pas à la tentation hiérarchique.

En recherche permanente de la juste posture, Martin Kippenberger est incarné par le chat de sa peinture, Tiefe Blicke (1984), au sein d’un trio énigmatique. A une extrémité, il est aux aguets mais sa patte est blessée: il interprète le monde avec un handicap qu’il a voulu, un déficit intentionnel de compréhension.
A l’autre, Mappe mit 6 Siedbrucken de Thomas Bayrle (1972) symbolise le public à travers l’archétype d’une famille, en anamorphose sur fond de documents administratifs.
Entre les deux, Bitte ein Pils du même auteur (1972): un verre de bière se détache de la répétition de ce même motif, en pictogramme. Il représente à la fois la communication (favorisée par l’alcool), et la difficulté du sens en cette culture du signe avec laquelle l’artiste doit négocier.
Même empêchement dans les sculptures de vêtements d’Andreas Exner (1990–1993). Des pièces rapportées ferment les ouvertures d’un pull, d’une veste et d’une jupe. Elles montrent l’absurdité de l’opération, définissant le travail artistique comme celui qui rend visible une absence, une rupture dans la continuité.

En souvenir de l’inconfort d’Heidi, entre la ville et ses alpages, l’exposition interroge la validité de cette polarité. Mais tout devient relatif au cÅ“ur de ce puzzle d’identités. Quand Motorway de Thomas Bayrle (2003-2005) voudrait honorer l’urbain en un instantané ludique, il montre la fossilisation d’un enchevêtrement de routes qui ne mènent nulle part. Quant aux trois paires d’oreilles de cochon peintes par Marko Lehanka (1996)… en les élevant au rang d’ailes d’anges à la peau translucide, l’artiste ridiculise leur ardeur kitsch et porcine!
Thomas Schütte aussi, se joue des spécialités locales. Modell und Ansichten (1982) est un monument à la bouteille! A mi-chemin entre une architecture agro-industrielle totalitaire et une sculpture au socle démesurément national, cette installation pose la question identitaire du territoire, en rappelant que l’urbanisme fait mauvais ménage avec les symboles.

Cet hommage à Martin Kippenberger n’est pas monumental. L’essentiel de ce qui est montré de son œuvre est un ensemble d’affiches qui en concentre la densité. Et puisque son ouverture signale encore aujourd’hui notre propre étroitesse, le Frac y expose, au milieu, le Pavillon de chasse de Simone Decker (1997-2009), un volume enveloppé d’adhésif double-face. Une opacité qui altère la lecture des œuvres du passé autant qu’elle laisse respirer l’interprétation et permet une forme d’adhérence. Le visiteur les recharge d’une énergie nouvelle: sur le pavillon se sont collés un ticket de transport, du tabac, une capote, une association d’idée, du présent.

Martin Kippenberger
— Tiefe Blicke, 1984.
— O.T. (Mauriac), 1987. Ensemble de 15 affiches extraites d’un portfolio de 21.
— Gute Rückenwicklung kennt keine Ausreden, 1988. Ensemble de 12 affiches extraites d’un portfolio de 25.
— Mut zum Druck, 1990. Ensemble de 21 affiches extraites d’un portfolio de 28.

Thomas Bayrle
— Bitte ein Pils, 1972.
— Mappe mit 6 Siebdrucken, 1972.
— Motorway, 2003-2005.

Marko Lehanka
— Transsib, 2004-2005.
— Traditionnelles Schwein Nr1, 1996.
— Ohne Titel, 1996.
— Salz und Pfeffer, 1996.
— Blume, 2007-2009.

Andreas Exner
— Lila Rock, 1993.
— Blaue Trainingjacke, 1990.
— Schwarze Jacke, 1992.
— Lascaux Turquoise Blue Light Saab 900.
— Poster edition, 2006.
— Lascaux Glod Ochre Fiat 132.
— Poster edition, 2006.
— Three Pictures, 2005. 3 acryliques sur toile.

Thomas Schütte
— Modell und Ansichten, 1982.

Collection Hartmut et Helga Rausch
— Francfort, 1993-2009.

Simone Decker
— Pavillon de chasse, 1997-2009.

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