ÉDITOS

Haro sur les commissaires…

PAndré Rouillé

La nomination prochaine de la nouvelle direction du Palais de Tokyo aiguise les convoitises. Alors que certains prétendants préfèrent agir dans l’ombre en activant leurs réseaux et amitiés, la Fraap (Fédération des Réseaux et Associations des Artistes Plasticiens) avance à visage découvert en annonçant en fanfare sa candidature assortie d’une longue et très éloquente «Note d’intention»

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Faite sous le signe de la transparence, cette déclaration veut dénoncer les habitudes françaises d’obscurité selon lesquelles, en matière de nominations, la logique démocratique ne serait qu’un décor pour masquer leur logique réelle, celle des clans, des amitiés et des cercles d’intérêts.

En fait, la Fraap profite de l’occasion pour revenir sur ce qui la sépare viscéralement de cette partie de l’art contemporain qui se reconnaît globalement dans les conceptions, les œuvres, les artistes et les esthétiques défendues par l’équipe actuelle du Palais de Tokyo.
Preuve que l’art contemporain est pluriel et conflictuel, et que la précédente équipe n’a pas réussi à atténuer la fracture qui le divise — à vrai dire, elle n’a pas cherché à le faire parce que tel n’était pas son projet.

Candidate à la direction du Palais de Tokyo, la Fraap affiche naturellement ses différences sur le rôle des commissaires d’art contemporain.
Alors que certains attendent des commissaires qu’ils s’effacent derrière les œuvres, qu’ils soient aussi transparents que possible, à la limite de simples gestionnaires des événements artistiques, Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud ont, eux, clairement affirmé et assumé leurs choix, leur conception de l’art et leur vision de la scène internationale.

Face à cette opposition entre commissaires-gestionnaires et commissaires-auteurs, la «Note d’intention» de la Fraap défend une toute autre configuration qui aboutit à dissoudre le commissaire individuel dans un «fonctionnement collégial» sous la forme d’un «comité de pilotage chargé de définir les grandes lignes de la programmation».
Nommé pour un an, ce comité associerait «artistes, critiques, commissaires d’expositions, collectionneurs et autres personnes qualifiées» recrutés auprès des «différents réseaux nationaux et internationaux développés par les associations d’artistes».

Le commissariat collectif ainsi soumis à des procédures démocratiques se substituerait aux commissaires individuels supposés être trop imprévisibles, en proie à la fantaisie, l’autoritarisme, le carriérisme ou l’incompétence.
Dans cette orientation, la Fraap envisage qu’un commissariat d’exposition puisse être proposé à un collectionneur, et même à un chef d’entreprise afin de «permettre de développer des formes de mécénat nouvelles».
D’autres formes d’«ouverture du commissariat d’expositions et de manifestations» sont considérées comme autant de «moyens de faire venir au Palais de Tokyo des publics différents et nouveaux».

S’il est vrai que trop de commissaires d’art contemporain prêtent le flanc à la critique ; si l’on a ici déploré à plusieurs reprises la faiblesse de certaines expositions de grandes institutions parisiennes; si l’on peut regretter l’indigence de certains textes signés par des commissaires incapables d’expliciter leur démarche et leurs choix ; si l’on a parfois l’impression qu’une sorte de tourisme artistique international tient lieu de travail de réflexion ; si les connivences, les amitiés et les mondanités tendent à exclure le public au lieu de l’attirer ; si tout cela est trop souvent avéré, et si rien ne justifie que les commissaires échappent au soupçon et à la désacralisation générale des fonctions et des pouvoirs, il est en revanche impossible de suivre la Fraap dans ses propositions.

On doit évidemment être exigeant avec les commissaires dont la mission est d’ouvrir au public des chemins de plaisir et de compréhension dans les territoires souvent (et nécessairement) arides de la création vive. On peut souhaiter qu’ils ne sacrifient pas aux facilités mondaines l’accomplissement de leur mission entre sens et sensation.
Mais on ne peut ni dissoudre la fonction de commissaire dans des collectifs démocratiques (renouvelables chaque année), ni confier la fonction à des non spécialistes aussi atypiques que les chefs d’entreprises, ni assujettir cette fonction à un but de gestion (favoriser le mécénat ou recruter de nouveaux publics).

En fait la Fraap semble à la fois ignorer la spécificité du rôle de commissaire, survaloriser les compétences des artistes, et calquer le fonctionnement d’une institution artistique sur le fédéralisme syndical. Bref, mal apprécier les processus de la médiation et de la création artistiques.

Car n’est pas commissaire qui veut. Surtout en art contemporain dont la matière vivante, abondante, toujours singulière, de plus en plus internationale, et souvent complexe, ne peut être appréhendée sans un haut niveau d’information, de solides connaissances en esthétique et en histoire de l’art, et de larges connexions avec le champ mondialisé de l’art. Autant de conditions qui ne sont pas nécessairement l’apanage des artistes, et moins encore des chefs d’entreprises, ou des membres des «comités de pilotage» annuellement renouvelés.

En minimisant les connaissances et les compétences propres aux commissaires, la Fraap peut mieux distribuer leur rôle à des collectifs d’artistes ou à des personnalités dont rien ne garantit qu’elles maîtrisent les enjeux esthétiques et extra-esthétiques de l’art contemporain.

En fait, les artistes et leur public ont autant besoin des commissaires que les écrivains et leurs lecteurs ont besoin des éditeurs. Les commissaires sont acteurs du monde de l’art autant que les éditeurs le sont du monde des livres (même des livres à compte d’auteur). Comme les éditeurs, les commissaires peuvent être grands ou petits, brillants ou médiocres, mais leur rôle est ni interchangeable ni facultatif.
L’art du XXe siècle a d’ailleurs amplement montré que les artistes ne sont pas les seuls producteurs de leurs œuvres dont la valeur et l’existence même mobilisent l’ensemble des acteurs de l’art, de l’artiste au public en passant par les commissaires, les marchands ou les critiques — chacun de façon singulière.

Aussi l’apparent bon sens des affirmations récurrentes de la Fraap selon lesquelles «les premiers acteurs de l’art contemporain [sont] les artistes», a-t-il été remis en cause par des artistes tels que Marcel Duchamp dont les ready-made prennent valeur artistique dans un dialogue entre des objets vernaculaires, l’artiste et l’institution artistique. En outre, sa célèbre formule selon laquelle «Ce sont les regardeurs qui font les tableaux», vaut reconnaissance de la part créative du public dans l’œuvre.

L’œuvre et les propos de Duchamp et de nombreux artistes modernistes ont en l’occurrence eu le mérite de dialectiser le champ et la production artistiques. Sans nullement minorer le rôle de l’artiste, ils ont contribué, conjointement à d’intenses débats esthétiques, à dépasser la vision imaginaire (romantique et corporatiste) de l’artiste comme point d’origine et unique producteur de ses œuvres, et à mieux définir la singularité de son action dans l’épaisseur des processus sociaux, culturels et artistiques.

André Rouillé.

— La Fraap : «Révolution au Palais» (de Tokyo)
— La Fraap : «Note d’intention»

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Vincent Lamouroux, Grounded, 2005. Installation. Courtesy le Crédac, Ivry-sur-Seine. © André Morin.

DROIT DE RÉPONSE
La Fraap a exigé la publication ci-dessous en réponse à l’éditorial ci-dessus «Haro sur les commissaires» d’André Rouillé.

Ci-dessous la réponse de la Fraap, suivie de quelques remarques et rappels de faits par paris-art.com

RÉPONSE DE LA FRAAP
Continuons donc…

Nous aurions voulu démontrer la méconnaissance du rôle et des actions des collectifs et associations d’artistes, le cloisonnement revendiqué des différents acteurs de l’art contemporain, la manipulation des données comme information et l’absence de déontologie, nous ne pourrions que nous féliciter de l’édito d’André Rouillé, intitulé « Haro sur les commissaires » à propos de la candidature de la FRAAP à la direction du Palais de Tokyo.

Le titre même de cet éditorial est contradictoire avec notre note d’intention qui vise à décloisonner les différents acteurs de l’art contemporain. André Rouillé relance allégrement, pour mieux la dénoncer là où elle n’est pas, la perpétuelle guerre de tranchée de notre milieu qui surgit aussitôt que les artistes s’engagent à autre chose que « produire des objets ». Notre volonté est de faire confiance à l’ensemble des acteurs, commissaires compris.

Il suffit de lire et non pas d’inventer des fonctionnements et des jeux de rôle qui ne sont nulle part dans notre note d’intention. Malheureusement André Rouillé, dont l’exigence est ici largement défaillante, la réécrit après l’avoir publiée sur son site sans nous le demander et sans avoir respecté son intégralité.

La liste des manipulations est longue : amalgame de passages différents de notre note d’intention, omission de plusieurs passages, glissement de sens sur un vocabulaire volontairement absent de notre note d’intention ; tous les moyens sont bons pour amplifier la démonstration. Citons un exemple: nulle part notre note d’intention n’indique « une opposition entre commissaires gestionnaires et commissaires-auteurs », ni « un commissariat collectif…renouvelable chaque année ». Bien au contraire, si l’éditorialiste l’avait lu et publié intégralement sur son site, il se serait aperçu que chaque exposition aurait un commissaire spécifique, qui s’entourera des compétences nécessaires. La FRAAP ne se présente pas comme un commissaire, mais comme une direction qui permet à des niveaux différents à toutes sortes d’acteurs de proposer et de mettre en œuvre des projets. Effectivement, c’est une attitude modeste et contraire au culte du nom qui s’est emparé de notre milieu. Parier sur l’autonomie, la richesse et la diversité des responsables de projet, c’est tout simplement ce qui fait défaut à l’art contemporain depuis plusieurs années.

L’ensemble de cet édito laisse entrevoir à plusieurs niveaux une vision corporatiste des différents acteurs et le déni constant du partage des compétences. Les artistes, nous dit André Rouillé, ne peuvent certainement pas développer les compétences qui sont celles des commissaires : autant jeter l’histoire de l’art du XXème siècle et de l’art contemporain à la poubelle, dont les commissariats de Marcel Duchamp qu’il cite comme figure tutélaire. Les artistes, nous dit-il encore, ne peuvent pas gérer des lieux de diffusion : c’est méconnaître totalement l’action de diffusion des associations d’artistes qui sont souvent les seules à diffuser l’art contemporain dans la plupart des grandes villes de France et dans nombre de communes rurales. Mais, répond-t-il, ce n’est pas le même art contemporain : encore faudrait-il qu’il puisse prouver qu’il y en ait plusieurs ; davantage, il faudrait qu’il regarde plus attentivement l’actualité et les parcours des artistes pour s’apercevoir qu’il s’agit des mêmes et des autres, des mêmes autres ou des autres mêmes, dans le respect de la diversité de la création artistique. La mauvaise foi apparaît plus brutalement lorsqu’il nous taxe de « fédéralisme syndical », une lecture attentive de la presse lui aurait appris que l’emploi à tort et à travers du terme « syndical » pour délégitimer toute proposition est l’apanage de l’ensemble des pouvoirs établis…

Il est enfin étonnant qu’aussitôt que des artistes, responsables de lieux de diffusion et de création, s’interrogent sur « l’épaisseur des processus sociaux, culturels et artistiques » et proposent une situation expérimentale, on les renvoie avec condescendance sur les bancs de l’école. Mais s’il y a une leçon dont André Rouillé devrait se souvenir, c’est les insultes adressées en 2001 à Alain Quemin pour son rapport sur la présence (la non-présence) des artistes français à l’étranger : n’est-il pas étrange que l’ensemble de ses détracteurs partage maintenant son analyse ? Il a fallu cinq ans pour que le couvercle se lève sur la réalité. Cela n’empêche pas le ministère de la culture et l’AFAA de s’interroger sur cette situation sans la présence des artistes et de proposer encore les mêmes solutions. Continuons donc…

REMARQUES ET FAITS PAR PARIS-ART.COM :

1. Sur le fait que paris-art.com aurait publié la «Note d’intention» de la Fraap «sans le demander et sans avoir respecté son intégralité».
La Fraap a diffusé largement par mail un communiqué de presse intitulé «Révolution au palais» assorti d’un lien vers la «Note d’intention».
Nous avons publié l’un et l’autre documents sans commentaire et intégralement (à l’exception d’un petit tableau de la Note que le système informatique ne permettait pas d’intégrer). Nous avons dûment informé la Fraap, comme paris-art le fait toujours. C’est une règle qui, à paris-art, ne souffre d’aucune exception.
En raison de l’impossibilité à intégrer le petit tableau de la Note d’intention, nous avons, dès le premier jour, ajouté un lien «Texte intégral diffusé sur le site de la Fraap» renvoyant sur le site de la Fraap. L’argument que la Fraap répète à deux reprises est donc non fondé.

2. Paris-art.com a voulu donner une large audience à la candidature et aux intentions de la Fraap
Pour que les 120 000 visiteurs mensuels de paris-art.com aient connaissance de la candidature et des intentions de la Fraap, nous avons diffusé sans commentaire le communiqué de presse «Révolution au palais» et la longue Note d’intention. Pour engager le débat, j’ai proposé une lecture des documents dans l’éditorial «Haro sur les commissaires».
Notre intention n’a jamais été de nuire à la Fraap, mais uniquement d’informer le plus largement et complètement possible sur ses orientations. Toutefois, nous supprimerons du site paris-art.com tout chemin d’accès à la Note d’intention (page du site paris-art.com et renvoi au site de la Fraap) si la Fraap en formule la demande.

3. Sur l’argument récurrent de «la manipulation des données comme information et l’absence de déontologie».
Autre règle à paris-art : ne jamais commenter sans donner aux lecteurs les moyens concrets d’apprécier la validité ou la pertinence des commentaires. Soit en renvoyant très précisément au texte, avec indications précises de titre, d’édition ou de page. Soit, et c’est le cas pour la Note d’intention de la Fraap, en la publiant et en permettant au lecteur de s’y reporter instantanément.

4. Sur l’argument que «malheureusement André Rouillé, dont l’exigence est ici largement défaillante, a réécrit» la Note d’intention, ou qu’il utilise «un vocabulaire volontairement absent de notre Note d’intention», etc.
Dans sa réponse à mon éditorial, la Fraap remet tout bonnement en cause le droit à commenter, à analyser, à procéder à des rapprochements signifiants, à mobiliser un matériel lexical différent de celui utilisé dans les textes analysés. C’est tout simplement le droit à penser qui est ici dénié.

5. Sur la petite «leçon» Quemin
Merci à la Fraap pour sa petite «leçon» à partir de Quemin. Mais dans le moteur de recherche de paris-art.com, la requête «Quemin» aboutit à 15 occurrences, dont cinq sont des éditoriaux dans lesquels le rapport Quemin est pris positivement et soutenu systématiquement comme étant un outil précieux de compréhension de l’état de l’art contemporain français dans le monde. Qui dit mieux ?
Si de ce point de vue paris-art.com n’a guère de leçon à recevoir, la Fraap serait bien inspirée en retenant que l’on débat mieux en modérant son langage, et en se dispensant précisément d’«insulter» son interlocuteur.

6. Enfin, la Note d’intention de la Fraap insiste à juste titre sur l’importance du débat d’idées, sur le fait que le Palais de Tokyo «doit être en permanence un lieu de dialogues, de confrontations et de débats».
Mais est-ce cela la forme des débats envisagés par la Fraap : ce droit de réponse comminatoire «en application des dispositions relatives au droit de réponse sur internet prévu par la loi sur la confîance numérique et des dispositions de l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881». Cela à propos d’un éditorial dont le seul projet était de débattre dans un registre discursif qui n’a rien de commun avec les invectives et procès d’intention que semble manifestement affectionner la Fraap.
Alors ? Débattre oui : mais à condition d’être d’accord, d’employer les mêmes mots, dans l’ordre, et sans en oublier.
Vive la «Révolution au palais» !

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