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Hardcore: un art hors de l’art

PAndré Rouillé

Depuis un moment déjà, la scène artistique parisienne décline un nombre somme toute assez limité de questions : la peinture (son "retour", sa pertinence, l’urgence à peindre, l’abstraction, etc.), les avatars de l’intime (les figures du miroir et du pénis, que l’on a déjà mentionnées, en sont des exemples parmi d’autres), le décoratif, la mémoire, etc.

Depuis un moment déjà, la scène artistique parisienne décline un nombre somme toute assez limité de questions : la peinture (son « retour », sa pertinence, l’urgence à peindre, l’abstraction, etc.), les avatars de l’intime (les figures du miroir et du pénis, que l’on a déjà mentionnées, en sont des exemples parmi d’autres), le décoratif, la mémoire, etc.
Mais, à l’exception de quelques expositions de la saison passée — en particulier celles d’Olivier Blanckart et Alain Declercq à la Galerie Loevenbruck, d’Edouard Levé à la Galerie Éric Dupont, de Gianni Motti et Clarisse Hahn à la Galerie Jousse entreprise —, la question politique est restée très marginale.
Cette apparente indifférence vis-à-vis de la politique est d’autant plus curieuse que les soubresauts du monde, une situation économique incertaine, des perspectives sociales assez sombres, et les menaces de conflits armés donnent, depuis déjà longtemps, une actualité forte aux interrogations sur les devenirs.

L’exposition « Hardcore. Vers un nouvel activisme », de Jérôme Sans au Palais de Tokyo, vient heureusement, et de belle façon, combler un vide en proposant une sorte de bilan provisoire sur l’une des dimensions majeures de la création contemporaine. Cette exposition est exemplaire à plusieurs égards.

D’une part, je l’ai dit, parce qu’elle vient en quelque sorte rétablir un équilibre dans le panorama de l’art contemporain à Paris.

D’autre part, l’exposition « Hardcore » procède, par son fonctionnement même, à une actualisation du projet du Palais de Tokyo. Il est en effet frappant que la posture de visite induite par l’exposition n’est pas celle de la contemplation d’objets finis offerts à la délectation visuelle. Les objets, installations, vidéos, toiles, photographies, magazines, films, affiches rassemblés ne sont là que pour renvoyer à des actions qui, elles, se sont tenues à l’extérieur de l’exposition, en d’autres lieux, et souvent même dans d’autres sphères que celle de l’art.
Ni dispositif de contemplation de fétiches artistiques, ni relais vers un art (in situ) situé hors des territoires traditionnels de l’art, ni lieu d’une esthétique des rencontres et des relations, « Hardcore » se situe à l’intersection de l’art et de l’action sociale et politique.
Il s’agit moins d’un art politique, qui serait encore d’abord de l’art, que de travaux sociaux, économiques et politiques, qui se déploient hors du champ de l’art, mais qui mobilisent certains des moyens de l’art. Entre les performances des précédentes décennies et les actuelles «interventions» (pour reprendre la terminologie du groupe AAA Corp), l’art est passé hors de l’art. Le land art et le body art étendaient le territoire de l’art, les travaux rassemblés à « Hardcore » le débordent.
A ce phénomène majeur d’aujourd’hui, le Palais de Tokyo est peut-être l’un des rares lieux en France à pouvoir donner la visibilité nécessaire.

En dernier lieu, et peut-être surtout, l’exposition « Hardcore » présente quelques unes des directions de travail des artistes rassemblés sous le label (discutable) de « Nouvel activisme ».
Il apparaît assez nettement à la lecture des très intéressantes interviews consignées dans le catalogue, que nombre d’artistes — Alain Declercq, Minerva Cuevas, Henrik Plenge Jakobsen — considèrent l’art comme l’une des dernières « zones protégées », encore à l’abri de la répression, des interdits, ou de l’obsession sécuritaire si caractéristique des sociétés contemporaines. L’art comme territoire de possibles, de visibilité, de liberté, de débats. Voire, pour Gianni Motti, comme instrument, caisse de résonance, d’actions extra-artistiques.

Les actions, aux cibles évidemment variées, sont assez largement dirigées contre les excès du capitalisme libéral (Jota Castro, etoy.corporation), contre la répression et la surveillance policières (Alain Declercq), contre les menaces écologiques (Ocean Earth), contre les conditions aliénantes du travail (Santiago Sierra), et bien sûr contre l’emprise des médias et de la publicité (Johan Grimonprez, AAA Corp, Minerva Cuevas). Mais en s’opposant, elles tracent les contours d’un monde plus humain, plus respectueux de l’environnement, plus égalitaire, plus libre: les contours d’une utopie.

Enfin, deux grands axes stratégiques semblent se dégager. Le premier, qui consiste à dissiper la confusion et le « bruit au dehors » (Kendell Geers), par exemple en tentant, comme le fait Johan Grimonprez, de démêler dans les médias les enchevêtrements entre documentaire et fiction, entre informations et publicités ; ou comme Jota Castro qui met en œuvre ses interprétations de grands mécanismes sociaux et politiques d’aujourd’hui; ou comme Santiago Sierra, qui pose dans toute sa crudité la question du travail et de l’exploitation.
Le second axe consiste au contraire en une stratégie du parasitage, du brouillage, du détournement, des « dérèglements absurdes pour mettre en évidence les dysfonctionnements et troubler l’ordre établi » (Gianni Motti). La stratégie du virus.

André Rouillé

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Jota Castro, Autoportrait, 2002. Photo. Courtesy Palais de Tokyo.

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