ART | INTERVIEW

Guillaume Désanges

Après la «Planète des signes», l’exposition «Prisonniers du soleil» de Guillaume Désanges, commissaire associé au Frac Ile-de-France, poursuit l’exploration du rapport qu’entretiennent les artistes avec la connaissance. Il revient sur le revers du modernisme, sur cette face moins manifeste et plus trouble, longtemps oubliée par l’histoire.

Pavlina Krasteva. On pourrait débuter avec quatre mots-clés qui figurent dans votre «Schéma de travail de l’exposition Prisonniers du soleil». Le premier mot est «Architecture», qui semble servir de trame à l’exposition. Vous avez même architecturé l’espace du Plateau en aménageant des salles de cinéma, une salle de jeu, des décors baroques, créant ainsi une exposition dans l’exposition.
Guillaume Désanges. L’architecture est à la fois le sujet et le prétexte de l’exposition. C’est une question qui a été suscitée par l’invitation que j’ai faite à l’artiste américain Corey McCorkle, d’abord pour ses recherches profondes et son rapport à l’érudition qu’il transforme en formes souvent abstraites ou poétiques. En l’invitant, tout en sachant qu’il s’intéresse à l’architecture, je savais que le projet tournerait autour des enjeux de cette pratique. A cette occasion, il a réalisé un projet spécifique que nous avons produit avec le Plateau. Le lieu qui l’a inspiré, le Désert de Retz, est un jardin ornemental dans la tradition anglo-chinoise du XVIIIe siècle, qui abrite des «fabriques», ou «folies», sortes de monuments qui ne sont pas vraiment fonctionnels, mais qui représentent des éléments architecturaux symboliques.
A partir de cela, je me suis intéressé à l’architecture en tant qu’elle est une pertinente surface de projection pour envisager des questions comme celles de la tradition et de la modernité, et plus généralement des sources ambigües de ce qu’on appelle le modernisme.
Dès lors, l’architecture est devenue le creuset, et presque le modèle théorique, de toutes ces questions contradictoires de l’exposition, c’est-à-dire ces tensions artificielles entre ornementation et fonctionnalisme, entre rationalité et poésie, entre science et naturalisme, entre industrie et rêve.
L’architecture est également visible (en termes plus au moins métaphoriques) chez d’autres artistes de l’exposition comme Dan Graham et son Private Public Space: The Corporate Atrium Gardens (réalisé avec Robin Hurst en 1987), Louidgi Beltrame, qui s’est inspiré de l’architecture de Le Corbusier pour fabriquer la sculpture Mécanique des roches (2010), Pablo Bronstein avec sa gravure Monument for a Public Square (2005), Huber Duprat et sa colonne de cristaux de calcite Sans titre (2008).

Modernisme…
Guillaume Désanges. Avant de parler du Modernisme, il faudrait parler de la modernité. C’est une question intéressante car elle est aujourd’hui récurrente et presque «bateau» dans l’art, alors qu’elle reste très irrésolue. Aujourd’hui beaucoup parlent de modernité et modernisme en mélangeant les choses. Tout en n’étant pas un spécialiste de la modernité, je dirais presque que ce mot m’amuse, tant il désigne des réalités différentes, et surtout une amplitude temporelle extrêmement élastique selon les disciplines.
Par exemple, pour certains historiens de la philosophie, la modernité commence à l’Antiquité; chez les architectes, au XVIIIe siècle; dans l’art, au XXe siècle; tandis que pour les paléontologues l’homme moderne a 200 000 ans! Pourtant, ce concept recoupe bien une idée, il a une forme, ou plutôt un spectre, dans l’imaginaire collectif. Alors, qu’est-ce que ça signifie exactement?
Pour simplifier, je dirai qu’il y a une modernité politico-architecturalo-artistique qui s’est développée progressivement à partir du XVIIIe siècle. C’est-à-dire une nouvelle ère dont la source historique se situe au siècle des Lumières, celui de la Révolution, des nouveaux mondes et de l’industrie, mais qui a pu elle-même être irriguée par une multitude de canaux plus anciens. Cette modernité a créé des formes particulières et, précisément, l’exposition interroge la façon dont ces formes qui s’incarnent dans un modernisme architectural et artistique ont des origines et certains développements occultes, ambigus, et que leur histoire n’est pas si linéaire qu’on a parfois bien voulu la présenter.
Beaucoup d’artistes s’y intéressent aujourd’hui avec une nostalgie qui frise parfois le lyrique. Comme beaucoup, je me suis intéressé à cette question, et en particulier la manière dont on pouvait non pas contester les valeurs de la modernité ou du modernisme (dans une logique «postmoderne») mais d’en dégager les détours sinueux, parcourir ses branches mortes, en révéler les revers et les multiplicités.
J’ai été particulièrement intéressé par l’exposition «Other modernisms» (2007) qui montrait au sein même du MoMa (c’est-à-dire le lieu qui fait l’écriture de l’histoire), comment les critères du modernisme architectural avaient été définis de façon presque unilatérale par deux personnes: Philip Johnson et Henry Russel Hitchcock, autour de l’exposition «International Style» de 1932, séparant le monde en deux, comme une sorte de Yalta esthétique.
A cette occasion, le MoMa remettait en question ces critères, montrant qu’il y avait d’autres modernismes qui avaient le même esprit tourné vers l’avenir, le même souffle de transformation de la société, mais qui dans les formes n’avaient pas forcément privilégié l’angle droit, ni la ligne droite, ni l’utilisation d’un certain type de matériaux et l’abolition de référents comme la nature, l’aura de la matière, etc.
L’exposition évoquait notamment l’Art nouveau, Frank Lloyd Wright, et remontait jusqu’aux bâtiments symboliques de Ledoux et de Lequeu. Cette exposition m’avait marqué, et elle s’avère être très proche du projet de Corey McCorcle qui s’intéresse aux formes en marge de l’histoire, et précisément, pour son projet dans le cadre de l’exposition «Prisonniers du Soleil” ce qu’il l’appelle: «Le revers de la modernité». Soit une face moins manifeste, plus sombre, plus trouble, sensuelle ou morbide. D’où la présence dans l’exposition d’œuvres qui ont à voir avec l’ornement, la décadence, le monstrueux, de Félicien Rops à Zoé Leonard.

Décadence…
Guillaume Désanges. La décadence correspond justement à l’un de ces espaces sombres de la modernité. C’est paradoxal car finalement la décadence évoque la fin de quelque chose, la fin d’un monde, les extensions aberrantes et obscènes d’un certain mouvement. Ce qui m’intéressait, par rapport à cette question, c’est justement de ne pas la considérer de manière temporelle, diachronique. Ne pas la saisir dans un certain ordre des choses (période d’apogée puis décadence, puis nouvelle période d’apogée).
En fait, la décadence et le progrès peuvent aller ensemble, nourrir les mêmes affects, s’incarner dans les mêmes objets. C’est cela qui m’intéressait, cette présence de la décadence tapie sous l’idéal moderniste. Je pense à la figure de Baudelaire, considéré comme l’écrivain de la vie moderne, et dans le même temps le porteur d’un certain esprit morbide et destructeur. Pour moi, Félicien Rops représente parfaitement cette tension fiévreuse dans sa gravure Pornokratès (1896), présente dans l’exposition.
Le progrès ne va pas forcément vers la purification. C’est aussi le propos d’Annie Lebrun dans son livre Les Châteaux de la subversion. Elle considère la ruine comme le monument de la modernité, le roman gothique comme son langage même, et finalement la destruction et la contrainte des corps comme la face refoulée de l’idéal révolutionnaire, avec, en surplomb, le figure de Sade.
Dans l’exposition, je n’oppose pas les choses, je ne les organise pas non plus, c’est pourquoi tout est discrètement chaotique, clandestinement obscène, sous des allures cosy et confortables.

Fantastique…
Guillaume Désanges. Dans le cadre de l’exposition, le fantastique est concrètement lié pour moi à la tradition du roman gothique. Mais par ailleurs, la modernité peut avoir un côté fantastique dans le sens du rêve, ou d’un réel déviant. Par exemple, le regard que porte Louidgi Beltrame sur l’île de Gunkanjima, aujourd’hui en ruine, renvoie à un univers quasi fantastique.
De même pour le Désert de Retz: quand on s’y promène parmi ces monuments abandonnés, mais paradoxalement déjà conçus en tant que ruines, ça dérape, ça bégaie, on se demande dans quelle époque on est. J’aime le film d’Arnaud Desplechin La Sentinelle, qui se passe juste après la chute du mur, dans le milieu diplomatique, alors qu’un nouveau monde est en train de se mettre en place. Dans la première scène, un diplomate finit son discours en disant «la résistance, les camps… parfois on se demande si on n’a pas rêvé ce monde». Je trouve cette phrase très belle, et l’on pourrait plus généralement l’appliquer à la modernité. Je crois que le fantastique apparaît aussi de ce côté là: parfois, on se demande si on n’a pas rêvé ce monde.

Vous avez une approche originale dans la façon de réaliser des conférences, des entretiens, de concevoir des expositions. Par exemple, les conférences-performances «Histoire de la performance en 20 minutes», «Signs and Wonders»; les entretiens «Sans questions» et «Sans réponses» avec Dominique Petitgand; le texte «Questions pour un champion». Vous adoptez un comportement à la fois pédagogique, d’artiste et de commissaire-auteur. Il vous arrive d’essuyer des critiques, d’être contesté dans vos propos?
Guillaume Désanges. Oui, bien sûr il m’arrive d’essuyer des critiques, ce qui est normal quand on fait des choses qui sont visibles. Dans mon métier de commissaire d’expositions ou de conférencier, j’ai envie de partager l’amour de l’art, et pour ce faire, j’utilise certaines formes, que j’emprunte parfois à des champs hétérogènes à l’art.
Ce qui m’intéresse c’est de surprendre le spectateur, de le piéger avec bienveillance dans un système. Pour moi, le pire serait le cynisme, disons, de désigner simplement des choses et de laisser le spectateur se débrouiller avec, s’il en a envie, ou les moyens. J’ai besoin de considérer les conférences et les expositions non pas comme des parcours subsidiaires, à la carte, mais comme des situations englobantes, où tout est important. L’ennemi, c’est l’ennui et l’indifférence.
Il y a quelques années, il m’est souvent arrivé de me sentir exclu de conférences ou d’expositions publiques. Donc, je tente de lutter, sans bien réussir toujours, évidemment, par certaines formes qui sont plus engageantes, tout en faisant attention qu’elles ne deviennent pas le sujet même du travail.
Dans mes conférences il y a l’idée de trouver des modes alternatifs d’adresse au public, mais qui restent fondés sur l’oralité. Des formes à la fois expérimentales et ludiques, sans renier le fond, l’exigence intellectuelle et théorique. Quand on fait cela, inévitablement, il y a des personnes qui ne supportent pas, qui pensent par exemple que c’est du révisionnisme historique. J’accepte les critiques, et je tente de l’être moi-même.
Pour moi ces objets-là ne résultent pas d’une position, mais d’un engagement. Je suis engagé dans l’art et plus précisément dans ses formes de monstration. Celles-ci sont des rapprochements précaires, parfois risqués, donc naturellement critiquables. Mais l’histoire officielle est aussi critiquable. La preuve: l’exposition de laquelle nous venons de parler, qui aborde une histoire de la modernité et du modernisme, que les historiens remettent en cause eux-mêmes. Je pense aussi qu’une mauvaise exposition n’abîme pas une œuvre, pas plus qu’une mauvaise conférence. Si l’œuvre est forte, elle résistera. Je suis venu à l’art par des expositions, par le regard des curateurs eux-mêmes engagés, et c’est dans cette dynamique que je veux travailler.

Il y a une récurrence de «signes» dans vos expositions et conférences. Jouent-ils un rôle important dans votre vie?
Guillaume Désanges. Je m’intéresse aux signes par curiosité, d’une manière littéraire, je ne suis pas mystique. Je suis très rationnel. Je crois dans les sciences, néanmoins il m’intéresse d’emprunter des chemins de traverses, bordés par l’herméneutique, les théories des signes, l’ésotérisme, le mysticisme, car ce sont des modes de penser qui ont eu et ont toujours des conséquences réelles. Et par ailleurs, ce sont de passionnants terrains de jeux.

AUTRES EVENEMENTS ART