DANSE | PERFORMANCE

Grand Magasin, Suspense versus Surprise

Depuis 1982, Grand Magasin — Pascale Murtin et François Hiffler — prétendent réaliser des spectacles auxquels ils aimeraient assister. A la Ménagerie de verre, ils scrutent les ficelles grossières et ténues du suspense en démontant joyeusement la mécanique hitchcockienne.

Comment allez-vous adapter Les Rois de Suspense pour la ménagerie de verre?
Grand Magasin: Cette pièce n’est pas très difficile à adapter d’un point de vue spatial. La dernière fois qu’on l’a jouée c’était à l’occasion du Week-end de la Cité Internationale dans une salle des fêtes très grande.
Le dispositif évoque un lieu en déménagement. C’est comme si on avait entrepris de s’installer ou au contraire de quitter les lieux. Il y a des cartons, des pots, un ensemble d’accessoires rassemblés dans le seul but de nous donner une contenance, c’est-à-dire de nous fournir des choses à faire.
Mis bout à bout, côte à côte, ils forment une sorte de décor, qui n’est pas une scénographie pensée d’abord dans laquelle on chercherait à s’inscrire ensuite. Ce sont vraiment des objets que l’on a réunis pour nous donner l’occasion de déplacements et nous occuper les mains en parlant. Ils génèrent une espèce de chorégraphie arbitraire.
Au cours du dialogue, nous nous demandons mutuellement: «Ces objets à quoi ils servent? Et ces gestes ont-ils une signification particulière?»
Réponse: «Aucune, les accessoires ne sont là que pour nous occuper les mains».

Pourquoi vos gestes ne sont-ils plus en adéquation avec les énoncés?
Grand Magasin: Il y a deux partitions: la partition des dialogues et la partition des gestes, que l’on a conçues séparément.
Cette idée est venue en assistant à une mise en scène très conventionnelle d’une pièce de Marivaux.
En regardant les acteurs jouer, nous nous sommes aperçus qu’ils avaient un texte à dire et une partition d’actions qui leur avait probablement été suggérée par le metteur en scène pour qu’ils aient quelque chose à faire.
Par exemple, quelqu’un devait couper du saucisson en parlant, se raser ou bien passer l’aspirateur, bref, effectuer des actions quotidiennes totalement étrangères au texte. Ces gens parlaient et développaient toute une chorégraphie de gestes pour s’occuper les mains.
On a alors pensé que si on voulait faire du théâtre, on le ferait comme ça. On écrirait d’abord des dialogues puis une partition de gestes. En évitant toute métaphore, tout geste symbolique, en veillant à ce que les gestes ne viennent jamais souligner ou commenter le texte de façon signifiante. On les mettrait ensemble mais à la différence des acteurs de la pièce de Marivaux cités plus haut, on révélerait le procédé, le proclamant à haute et intelligible voix.

Dans les Rois du Suspense, vous développez une longue forme de dialogue entre vous. Pourquoi cette révolution?
Grand Magasin: Avant tout pour s’essayer à un mode nouveau. Jusqu’ici, dans nos spectacles nous nous adressions la plupart du temps au public, droit dans les yeux, de manière démonstrative et directe. Plutôt comme des conférenciers, des bonimenteurs ou des démonstrateurs.
Cette fois, sans pour autant jouer des personnages, nous avons pris la décision de nous adresser 95 % du temps l’un à l’autre et 5 % à l’assistance. Donc très rarement au public et la plupart du temps l’un à l’autre. Cette mesure a favorisé l’apparition du fameux quatrième mur. Ce qui est nouveau pour nous mais frôle en définitive le théâtre normal. On s’est dit flûte, on dirait du théâtre.
Mais nous avions besoin de ces deux plans: le plan facial d’adresse au public sur lequel on explique ce qui va se passer et le plan scénique sur lequel se déroule le dialogue entre nous, agrémenté de gestes et de déplacements.
Notre intention étant d’explorer la différence entre la surprise et le suspense, nous avions en effet convenu de décrire chaque scène à l’avance en prétendant ne rien laisser dans l’ombre, ne laisser aucune surprise au spectateur, le prévenir de la chute.
«Vous allez voir je vais faire ceci et cela. Pascale va répondre ceci cela. Et ça va se terminer ainsi». Non seulement nous révélons les intrigues de chaque scène qui sont vraiment ténues, mais nous dénonçons aussi les ficelles, les moyens employés. On aborde la plupart des questions qu’on s’est posées pendant la fabrication de la pièce.
Par exemple on cherche un titre pour le spectacle, on se pose la question de savoir si les dialogues sont improvisés ou écrits à l’avance (et on déduit assez rapidement qu’ils sont écrits à l’avance). On se pose la question de l’utilité des gestes.
Est-ce qu’ils ont une signification? Non il n’y a rien à comprendre, c’est juste une chorégraphie.
On se demande aussi si les vêtements que nous portons sont des costumes ou nos habits personnels (ils font partie de nos garde-robes respectives).
Ce sont des questions très pratiques et qui parlent aussi de la façon dont a été préparé le spectacle, mais qui en même temps apportent des matériaux au texte.
Peu à peu, la chose progresse. Au bout d’un moment, on ne sait plus quoi dire on en vient à demande au partenaire de nous souffler des répliques et de nous indiquer quoi faire. Je dis à Pascale ce qu’elle doit dire comme ça elle n’a pas besoin de réfléchir.
Je ne fais que répéter et je retourne à François la procédure
Pascale me dit ce que je dois répondre. Comme ça, je n’ai pas besoin de réfléchir. D’annonce en annonce, de didascalie en didascalie, le temps passe et la pièce avec.
Et nous avons constaté qu’une certaine tension s’installe bien que tout soit révélé à l’avance.
Nous nous demandions: Est-ce que ça marche quand même? Est-ce qu’on peut éprouver de l’intérêt alors que l’on sait déjà ce qui va se produire ? Est-ce qu’on peut être néanmoins diverti?

Et au final, vous pensez que le public est diverti par cette pièce?
Manifestement

A quoi serait due cette tension qui s’installe?
Au suspense qui, à la différence de la surprise, est assez présent dans «Les Rois du Suspense».
La Surprise est sur-évaluée dans le domaine du spectacle. On entend souvent «j’aurais aimé être un peu plus surpris» «Je n’ai pas été surprise une seule seconde». Nous tâchons précisément de congédier la surprise en annonçant tout.
Le suspense implique de savoir ce qui va se passer. Hitchcock le dit lui-même à François Truffaut dans ses célèbres entretiens. Si je sais à l’avance que la bombe sur laquelle est assis le héros va exploser, mon intérêt sera plus grand que si j’ignore la présence de la bombe.
Mon inquiétude, suspendue au chronomètre, croît jusqu’à ce que la machine infernale explose. C’est parce que je sais comment va finir la scène que je peux apprécier le suspense. De même si je sais que telle conversation va se terminer par une chute d’objet eh bien je vais attendre la chute de l’objet avec une attention particulière qui pourra aller jusqu’à m’empêcher de suivre le dialogue. Je sais que cet objet va tomber mais quand? J’appréhende l’événement et je l’attends.

On sait que vous allez démonter le suspense mais cela reste en suspens dans le temps?
Le suspense est une question de temps. Si on dit par exemple: je vais m’immobiliser dans le coin de cette pièce et y rester longtemps. Que signifie «longtemps»?
Est-ce que c’est encore dans longtemps «longtemps»? Ou est-ce que c’est maintenant?
On joue sur la patience.
Le spectateur et nous-même sommes ainsi amenés à apprécier la pure durée du temps qui s’écoule.
Si j’allais juste me poster dans ce coin sans prévenir que je vais y rester «longtemps» la perception de cette durée serait totalement différente. Mais si j’annonce que ça va durer «longtemps» le spectateur expérimente sa propre conception d’un temps «long». Il risque même d’être déçu si c’est trop court.
Il y a ainsi dans ce spectacle des longueurs au sens appréciable du terme.

Y a-t-il des choses que vous annoncez et que vous ne faites pas?
Parfois il nous arrive de mentir: d’annoncer une chose qui n’a pas lieu.
Ou de mentir par omission. On ne dit pas tout.
De toutes façons quand bien même on croit tout dire, une partie reste toujours dans l’ombre.
Il y a aussi le cas de mensonges si ostensibles, si énormes, que personne ne les croit au point qu’ils peuvent à peine être considérés comme des mensonges.

Vous mettez quand même en doute votre parole?
Trois cas de figure sont déclinés avec des variations: annoncer une action et la réaliser ; annoncer une action et faire autre chose voire le contraire ; annoncer une action et s’abstenir. Ces déclinaisons ont pour effet de mettre progressivement en doute notre parole.

Cela crée alors un effet de surprise?
Après une stricte fidélité d’exécution à nos annonces, on se met soudain à ne pas faire systématiquement ce que l’on dit et les choses se compliquent assez vite.
Une fois créée l’habitude de tenir ses promesses, faire entrer la possibilité de changer d’attitude crée une autre forme de suspense: va-t-elle ou ne va-t-elle pas le faire?

Le sous-titre «didascalie» donné aux Rois du suspense est à l’opposé de votre projet?
Il n’est pas à l’opposé. Comme dit précédemment, les didascalies, les indications scéniques constituent la plupart de nos dialogues. C’est un matériau a priori assez rébarbatif mais qui nous amuse beaucoup.
Nous nous livrons, cela dit, après trois quart d’heure à une tentative de récit.
Deux tentatives. Puis il y a des divertissements.

Ça dure quand même 55 minutes?
He oui quand même.
Et, répétons le, avec quelques délicieuses longueurs

Comment vous est venue l’idée de travailler sur le suspense?
Cela fait des années que nous sommes fasciné par le phénomène de la description, de l’autodescription, la description de ce qui est en train de se produire, de ce qui va se produire ou de ce qui s’est produit.
Nous avons en l’occurrence apprécié les présentations des films d’Hitchkock par lui-même, ses bandes annonces qui consistent à raconter ce qui va se passer dans le film.

Mais les ficelles sont énormes!
Même quand on dit tout, il reste toujours des zones d’ombre. C’est inévitable. On ne peut pas tout dire.
Malgré tous les efforts de resserrement de la description, il y a toujours une part de non-dit. Le passage de la description orale à son actualisation spatiale et temporelle provoque, en nous du moins, un grand plaisir. Je raconte ceci cela, puis ça a lieu. L’adéquation est complète ou bien de petites différences apparaissent. Le pouvoir d’anticipation du langage relève du merveilleux.
Nous nous situons toujours à la limite du pléonasme et de la tautologie, nous qualifiant volontiers d’enfonceurs de portes ouvertes.

Seriez-vous plus du côté du Ceci est une pipe ou du Ceci n’est pas une pipe?
Nous serions plutôt à dire «ceci est une pipe» et à nous émerveiller que cela en soit une.
Je dis «je vais m’asseoir» puis je m’assieds: il y a là quelque chose de simple et de mystérieux à la fois.
Un léger pari sur l’avenir avec toujours la possibilité de l’échec. Mais la plupart du temps le miracle se produit exactement.

Ce jeu avec le futur immédiat nous fascine. Capturer le futur immédiat par les mots en sachant qu’il y a de minimes mais multiples chances de faillir…
Nous manipulons toujours des matériaux extrêmement simples avec un lexique peu spécialisé qui ne relève pas du langage de la psychologie, de la métaphysique ou du jargon de la philosophie. Mais nous avons l’impression de toucher à tous ces domaines: à la phénoménologie de la perception, à la philosophie, puisque effectivement c’est toute la question de l’Etre, de l’essence ou de l’existence que l’on essaie de toucher du doigt sans jamais y parvenir, de même que la notion du concept, puisqu’il paraît que le mot n’est pas la chose.

Quelle est la distance entre le geste et son énoncé? Que ressentez-vous par rapport à cette distance?

Il a plusieurs distances. Il y a une distance entre soi-même et le langage. Les mots nous sont imposés. La langue est un lieu commun. Chacun est sommé de faire d’un vocabulaire appris un outil de communication. Il y a cette distance de soi au langage et il y a une distance de soi au geste aussi. Le geste, le mouvement ne sont, dans notre cas du moins, pas immédiats.
Nous tâchons de nous mouvoir et de parler malgré la distance.

Quelle qualité utilisez-vous pour effectuer vos gestes?
On pense neutralité, précision.
Une précision que l’on a décontractée depuis une dizaine d’années. Au début nous étions très rigides, nos gestes étaient très affirmés, dessinés. Nous nous permettons maintenant un peu plus de tâtonnement et d’approximation.
Cette sensation est très intime car de l’extérieur cela paraît probablement neutre et assez sec. Il n’est pas question d’adresse ni de maladresse..On essaie de n’être ni emphatiquement habiles ni volontairement maladroit.
Le plaisir kinésthésique est cependant présent. Se déplacer c’est scuplter l’espace. On a gardé cela de la danse. Nous envisageons les déplacements d’un point de vue chorégraphique.
Bien que nous ayons cessé tout entraînement physique depuis des lustres.

Quelle est l’utilité de la musique d’ambiance?
La musique est présente dans le cadre de la dénonciation des ficelles.
Elle fait partie de ces outils généralement utilisés pour obtenir une ambiance, stimuler une émotion.
Il s’agit d’un accord répété avec une montée chromatique régulière qui crée une tension très superficielle. Chaque fois que l’accord change, on a l’impression que quelque chose va arriver.
Cela dit on l’utilise extrêmement peu, trois minutes au maximum, puis pour la sortie du public.

Depuis 1982, vous prétendez réaliser des spectacles auxquels vous rêvez d’assister. Quelles seraient les qualités d’un spectacle auquel vous rêvez d’assister?
Nos désirs ont un peu évolué. Actuellement, nous recherchons le spectacle invisible, une sorte d’utopie impossible. Un spectacle qui offrirait des choses à voir et à entendre. Mais dont en sortant on ne saurait ce qu’on a vu ni entendu et pourtant il y aurait eu quelque chose qui nous aurait diverti. C’est assez paradoxal. Mais nous avons le goût du paradoxe. C’est aussi lié peut-être à la neutralité de la prestation dont on parlait toute à l’heure.
Il n’y aurait aucun moment particulièrement mémorable ou impressionnant. Mais, le spectacle terminé, on sortirait en disant, «qu’est-ce que c’était intéressant, quel bon moment, je vais y penser pendant trois jours». Cela ne dépendrait pas de la prestation des interprètes, ce serait juste comme l’impression d’avoir rêvé. Ce serait divertissant, insaisissable.

Quelle serait votre définition du terme «divertissant»?
Amusant. Qui soutient l’intérêt sans souffrance avec un léger plaisir.

Quelles seraient les ficelles de votre divertissant?
Le plaisir, l’humour, l’étonnement philosophique.

C’est l’effet de surprise la drôlerie?
Justement l’un de nos chevaux de bataille est précisément de trouver un moyen d’amuser, d’être drôle, intéressants sans avoir recours à la surprise.

Comment votre méconnaissance du théâtre, de la danse de la musique vous a-t-elle formé depuis 1982?
Elle nous a déformés.
Au début nous voyions peu de spectacles, nous étions réellement ignorants de ce qui se faisait à l’époque. On prenait les choses à zéro en s’attaquant aux notions de dramaturgie: entretenir l’intérêt, provoquer des surprises, détendre au moment où une tension semble trop forte etc.
Toutes ces questions-là qui semblent être le cœur, le secret de la dramaturgie. On se les posait au pas à pas avec nos propres outils, moyens et aventures.
On revient toujours à la base, au BA-BA. Par exemple, il ne nous est encore jamais venu à l’idée de nous attaquer à un texte dramatique. C’est comme si on se demandait encore comment l’alphabet forme des mots et comment ces mots forment des phrases.
Comme on en est encore là, il nous est impossible de déchiffrer Hamlet ou de Beckett. C’est trop riche. Nous en sommes encore à découvrir le vocabulaire.

A force de manipuler le squelette de la dramaturgie, n’avez-vous pas le sentiment de le faire muter?
Ce n’est pas parce que nous venons de découvrir le 4e mur que nous l’avons abattu. La tradition théâtrale et ses conventions restent présentes en arrière-plan. Nous nous appuyons à certains égards dessus, ne serait-ce qu’en jouant avec les attentes du spectateur.

Quels sont vos projets après les Rois du Suspense?
Nous avons deux projets.
D’une part concernant Mordre la poussière, réalisé et montré 4 fois à Beaubourg en 2007 avec huit personnes et de nombreux figurants. Pascale a eu un accident juste après ces représentations, et la carrière de ce grand spectacle fut de courte durée.
Le projet est de le reprendre, de le remanier.
Il s’agit de rêves et de cauchemars, d’une pièce s’attaquant à des thèmes psychologiques, contrairement aux Rois du Suspense.

Pour février 2012, nous lançons aussi une expérience intitulée «Bilan de compétences» au Collège des Bernardins (Paris).
On a demandé à une douzaine de personnes, nous inclus, de nous raconter l’histoire de leur voix, de dresser leur autoportrait vocal.
Il y a des experts, notamment une soprano, qui va nous parler de son apprentissage heureux et du plaisir de chanter. Puis d’autres qui ont des rapports beaucoup plus difficiles avec leur voix, qui détestent chanter ou éprouvent une grande difficulté à proférer des sons en public, et qui acceptent de le dire en chantant.
Chacun pourra se faire accompagner au piano ou à la guitare s’il le souhaite, si un tel a besoin d’un chœur il peut demander le soutien de ses camarades.
A priori il s’agit d’une succession de soli, mêlant chanteurs experts et non experts. Cela va se présenter comme une audition, les participants passant l’un après l’autre mais il n’y aura pas de prix final, nulle compétition.

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