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Godville

PAlexandre Quoi
@12 Jan 2008

Le dernier projet de l’artiste israélien Omer Fast contrarie la véracité du film documentaire en tissant une narration déconcertante autour d’une ville coloniale américaine transformée en musée d’histoire vivant. Godville, ou l’histoire individuelle et collective comme spectacle fabriqué.

Ancienne capitale du Commonwealth de Virginie, Williamsburg fut l’une des cités coloniales où se forgèrent les principes républicains et démocratiques qui allaient donner naissance aux États-Unis d’Amérique. À partir de cet héritage historique, une fondation privée a entrepris de transformer la ville en un musée vivant, dont les habitants sont formés et rémunérés pour rejouer la vie quotidienne d’une communauté du XVIIIe siècle.

C’est ce surprenant théâtre de la mémoire, à l’échelle d’une petite ville visitée comme un parc d’attractions par des milliers de touristes, qui est remis en scène dans le dernier projet d’Omer Fast, un vidéaste préoccupé par les formes contemporaines du récit et l’inscription de l’individu dans son environnement.

Pour le moins singulier, le dispositif d’installation de sa vidéo Godville consiste en une double projection sur deux écrans dos-à-dos suspendus au centre de la galerie.

D’un côté, des plans fixes de bâtiments restaurés et d’intérieurs domestiques reconstitués alternent avec des vues de restaurants, de boutiques et de logements en construction. Sorte de ville fantôme, l’environnement artificiel au décor bien rangé que décrit ces images, s’anime toutefois de temps à autre par le passage dans le champ de la caméra de figurants costumés et de véhicules anachroniques. Les visiteurs, quant à eux, sont filmés sagement alignés derrière une corde en train d’assister à une représentation ou saisis sur des manèges tels des automates aux gestes chorégraphiés.

En contrepoint de ce regard distancié, trois entretiens introspectifs de « résidents-acteurs » en costumes d’époque s’enchaînent sur le second écran. Alors que les témoignages commencent par raconter au passé le vécu de leurs différents personnages — une mère au foyer, un membre de la milice, un esclave noir —, très vite interviennent des évocations d’une réalité présente, de sorte que les sphères temporelles finissent par se brouiller et que le statut d’interprète tend à se confondre inextricablement avec celui de la personne interviewée.
La situation incertaine de ces individus, quelque part entre le réel et la fiction, le passé et le présent, se voit parfaitement résumée dans les propos de la première interlocutrice: « Il y a des moments où l’on se sent complètement schizophrène. […] À quel genre d’époque sommes-nous censés appartenir? »

Mêlant la conscience collective et l’expérience individuelle, le récit transmis par la vidéo, bien qu’éclaté, parvient à condenser diverses questions morales et sociales. La famille, la religion, la violence et le racisme sont ainsi pointés comme des fondements structurant la société américaine qui se caractérisent, eux aussi, par l’intemporalité.
Mais plus qu’un simple commentaire socio-politique, l’approche critique d’Omer Fast se manifeste surtout dans sa manipulation des sources documentaires, qu’elles soient visuelles, sonores ou langagières. Une fois retravaillées et confrontées à une dimension fictionnelle, leur force d’authenticité et leur valeur testimoniale vacillent sensiblement.

Des réalisations antérieures de l’artiste attestaient déjà de son habileté à parasiter l’information médiatique ou à confondre les structures narratives préétablies par un minutieux travail de montage. Ici, le retraitement des entretiens a été poussé par exemple jusqu’à intercaler subrepticement des sections entières de dialogues inventés.

Le degré de complexité de la proposition est encore accentué par le choix d’accompagner l’exposition parisienne de la vidéo Godville d’un ensemble de dessins légendés fournissant des anecdotes et des observations d’Omer Fast liées aux dix rencontres qu’il a pu effectuer avec des habitants de Williamsburg.

Une façon supplémentaire d’indiquer l’importance de son implication personnelle dans l’élaboration d’une histoire qui articule le langage, l’identité et la mémoire. En somme, la réflexion continue de l’artiste sur le simulacre généralisé le porte à brandir le principe narratif de l’interpolation pour mieux rappeler le doute permanent qu’il est nécessaire d’entretenir face à toute tentative d’anamnèse.

Omer Fast :
— Godville (Richard Purdy), 2004.
— Godville Portraits, 2005. Ensemble de 12 dessins de 21 x 29,5 cm chaque.
— Godville, 2004. Double projection vidéo sur deux écrans dos à dos. 50 mn.

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