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Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky porte une voix originale dans le contexte intellectuel actuel. Comme le montre sa bibliographie, son analyse porte sur des phénomènes aussi divers que l’individualisme, la consommation de masse, l’éthique des affaires, la mode, le luxe, la publicité, bientôt le bonheur et le cinéma.

Interview
Par Hélène Mugnier

A l’image du personnage, cette curiosité éclectique n’en est pas moins structurée par un fil conducteur fort : donner du sens à des phénomènes de société aussi envahissants que déroutants. Humaniste de toute évidence et d’un optimisme rare, il porte un regard pourtant sans concession sur ses contemporains. C’est d’ailleurs probablement ce ton propre, à la fois positif et ouvert, qui explique le succès international de ses ouvrages, traduits dans 18 langues. De Rio de Janeiro à Sofia, il intervient régulièrement comme consultant dans les entreprises et organismes publics pour apporter ses analyses. Il prépare aujourd’hui son dernier ouvrage sur la nouvelle société de consommation et le bonheur.

Interrogé sur la création artistique contemporaine, Gilles Lipovetsky propose ici d’y intégrer les secteurs économiques du design, de la mode, de la publicité. Une association de l’art et de l’entreprise qui fait souvent grincer des dents…

Hélène Mugnier. En sociologue et en philosophe, vous avez apporté une analyse surprenante sur les phénomènes de la mode, du luxe et de la publicité en particulier. Je me réfère à vos travaux L’Empire de l’éphémère, le Luxe éternel et à votre contribution au catalogue de l’exposition «Art et Publicité» du Centre Pompidou (1991). Voilà trois secteurs économiques dont la créativité est souvent méprisée et dont vous soulignez sans relâche la formidable dynamique.
En effet, le paradoxe c’est qu’ils sont entrés dans la consommation de masse mais qu’en même temps leur créativité est souvent remarquable et dépasse parfois celle de l’art contemporain lui-même. Que l’on puisse le déplorer ou non, c’est un autre problème. Mais la dimension économique de ces secteurs est telle qu’ils ne peuvent se passer d’une continuelle innovation, et celle-ci passe en grande partie par la créativité artistique.

Prenons l’exemple du luxe. On le croyait moribond il y a quarante ans et c’est aujourd’hui une véritable «pin up» ! Les richesses se démultiplient à l’échelle planétaire, les marchés en puissance que constituent les pays émergents sont considérables. Ce secteur ne peut qu’exploser dans les décennies à venir ! Il se transforme d’ailleurs considérablement depuis les années 1990.
Côté offre, il est entré dans une logique marketing et financière, bien loin de ses origines familiales et artisanales. Côté demande, le diktat social est bien moins prégnant et la stricte étanchéité des classes a disparu. Le désir de luxe se démocratise et ne concerne plus aujourd’hui la seule élite sociale, restreinte et close.
Or le luxe est directement concerné par «l’art» à tous les niveaux : conception du produit, savoir-faire mis en œuvre dans la réalisation, qualité des matériaux, architecture des bâtiments et conception décorative des boutiques, présentation des vitrines et packaging, communication et image… Dans une époque où se développe un luxe parfois moins statutaire et plus «émotionnel», les liens industrie-art-création devraient se renforcer encore.
En ce qui concerne la publicité, elle n’est certes pas de l’art pur puisqu’elle doit être efficace et traduire au plus près les demandes de l’annonceur et ce, à l’inverse de l’artiste qui est seul responsable de son œuvre. Pourtant, force est de constater que l’art contemporain s’est parfois enfermé dans un certain nombre d’impasses et de ressassements tandis que la publicité peut se montrer ingénieuse, belle, innovante, maintenant qu’il existe d’autres voies que la traditionnelle copy strategy. Elle n’est pas méprisable parce qu’elle est commerciale, et l’art n’est pas à encenser en tant que tel parce qu’il est gratuit. Sortons des catégories et des hiérarchies toutes faites. Regardons ce qui est réalisé, les œuvres et les produits eux-mêmes.

Vous semblez finalement, dans un monde individualisé à l’extrême et saturé par la consommation de masse, porter un regard très attentif à la créativité artistique, et positif qui plus est. L’élargiriez-vous à d’autres secteurs et quel sens lui donnez vous ?
Les développements du design me semblent prometteurs. Ils s’intègrent dans une évolution vers des demandes d’esthétisation de la vie quotidienne à une échelle nouvelle (voyez le succès du mobilier contemporain, des magazines de décoration de la maison, etc.), inséparable de ce que j’appelle la «société d’hyperconsommation». Le contexte de la production de masse a changé: l’obsession du moindre coût doit s’accompagner d’une plus grande recherche créative. L’esthétisation du quotidien m’apparaît comme une aspiration nouvelle, élargie aux masses, et non plus une demande d’élite. On ne veut plus seulement une maison propre qui nous abrite : on veut s’y sentir bien, dans un cadre personnalisé, convivial, harmonieux et que l’on aime changer fréquemment qui plus est. C’est pourquoi, aujourd’hui, le design est bien plus qu’un bonus, un luxe. Il est devenu indispensable à toute production industrielle, comme outil stratégique du marketing en réponse aux nouvelles attentes qualitatives des hyperconsommateurs. La créativité du coup entre dans une nouvelle ère au sein de l’entreprise. Le design dit «polysensoriel», les nouvelles formes plus organiques, rondes et maternelles qui viennent en écho aux désirs de bien-être sensitif devraient ouvrir un avenir créatif stimulant et plus divers.
Le sens de ce mouvement global se lie également dans les vogues spectaculaires du jardinage, du zen, de l’amour du patrimoine ou des paysages qui expriment le désir d’un nouvel art de vivre, une nouvelle sensibilité au beau et à l’histoire, une recherche de personnalisation, de culture et de mieux-être. Le cadre esthétique peut contribuer au mieux vivre, à être bien avec soi-même et avec les autres. L’aspiration au beau de nos jours traduit un nouvel âge du confort et du bien-être, moins fonctionnel-mécaniciste et plus qualitatif, plus singularisé, plus émotionnel, plus chargé de résonances culturelles.

Cette aspiration est confrontée à des inquiétudes croissantes, devenues paroxystiques, que vous stigmatisez dans votre dernier ouvrage Les Temps hypermodernes: hyperanxiété devant l’avenir incertain, hyperindividualisme et hyperliberté devenus source d’angoisse… Pourtant, appliquée à la vie de l’entreprise qui reste un domaine anxyogène par excellence, cette aspiration vous inspire plutôt confiance, comme si elle permettait aussi l’émergence d’une véritable éthique des affaires. Comment articulez-vous cette contradiction ?
Même si l’époque que nous vivons est le théâtre de la pluralité conflictuelle des conceptions du bien, elle est marquée dans le même temps, par une réconciliation inédite avec ses fondements humanistes de base : jamais ceux-ci n’ont bénéficié d’une telle légitimité incontestée. Toutes les valeurs, tous les référentiels de sens n’ont pas volé en éclats : l’hypermodernité ce n’est pas «toujours plus de performance instrumentale, donc toujours moins de valeurs ayant force d’obligation». Cela nous oblige en particulier à examiner différemment la problématique de l’entreprise. J’ai eu l’occasion d’en développer quelques aspects dans un essai : Métamorphoses de la culture libérale.
On parle beaucoup de cette nouvelle vague d’éthique de l’entreprise depuis une vingtaine d’années. Mais tout ne peut être mis sur le même plan. La mission de l’entreprise est d’abord de créer des richesses, des biens économiques, et d’assurer sa compétitivité pour ne pas menacer son existence dans le futur. Le but de l’entreprise n’est pas de réaliser le bien moral partout et toujours. Pourtant, dans le domaine des ressources humaines, l’hyperindividualisme et l’hyperanxiété appellent une réponse : l’attention plus systématique au facteur humain et à l’épanouissement des personnes, au respect des individus et à la valorisation de leur rôle dans l’entreprise, me semble incontournable dans l’intérêt même de l’entreprise.
J’ajoute que l’exigence morale du respect des contrats, des engagements et de la parole donnée est fondamentale parce qu’elle traduit le principe du respect d’autrui mais aussi parce qu’elle fonde la possibilité même de la vie économique, laquelle suppose la confiance entre les acteurs. L’éthique appliquée aux affaires est peut-être une éthique modeste mais une éthique modeste n’est pas une éthique faible ou nulle.

Esthétisation du quotidien, aspiration du plus grand nombre à un nouvel art de vivre, exigence d’éthique dans les entreprises, n’y a-t-il pas là matière à envisager la place de l’art dans l’entreprise sous de nouvelles formes concrètes ?
Il me semble que le mécénat artistique parrainant de grands événements dans la ville devrait donner lieu à des propositions plus diversifiées, plus nombreuses. Je constate que l’art dit d’avant-garde reste coupé du grand nombre mais pour autant, un public de plus en plus large est concerné et se montre curieux d’expressions artistiques au sens large. Voyez le succès des grandes expositions, de la Nuit Blanche, du tourisme culturel, des animations de rues. Beaucoup reste à faire et à imaginer. C’est un vecteur à développer pour les entreprises, riche en potentiel d’image.

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Gilles Lipovetsky est né en 1944. Il vit à Grenoble.
Professeur agrégé de philosophie.
Membre du Conseil d’analyse de la société (sous l’autorité du Premier Ministre)
Membre du Conseil national des programmes (Ministère de l’Education)
Consultant à l’Association Progrès du Management

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