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Gilbert Fastenaekens

PPhilippe Coubetergues
@12 Jan 2008

À travers des compositions parfaites, de la géométrie maîtrisée, de cette façon de faire le lien entre l’environnement urbain et l’abstraction géométrique, au cœur de cette apparente pérennité des choses, s’opère l’inexorable mutation de la ville.

Gilbert Fastenaekens est un artiste belge photographe, figure reconnue du « style documentaire » depuis maintenant plus de vingt ans. L’exposition actuelle que nous propose la galerie des Filles-du-Calvaire réunit une série « Sans titre » d’images sur Bruxelles, réalisées récemment, ainsi que quelques images d’une autre série plus ancienne intitulée « Noces » présentées dans la petite salle de l’étage.

La série « Noces » dont on ne découvre ici qu’un aperçu, renvoie strictement à une parcelle de paysage (le thème de prédilection de Gilbert Fastenaekens), portion délimitée d’une forêt de Champagne-Ardenne, photographiée dans ses moindres détails entre 1988 et 1996. Les tirages barytés noir et blanc sont de formats moyens. La notion même de paysage dans cette série se voit déjà réinventée. La nature y est photographiée de très près dans ses moindres recoins. Les broussailles s’y apparentent à d’épaisses frondaisons. Le rendu essentiellement graphique de ces images noir et blanc renforce l’effet quasi analytique de la vision. La nature y est révélée dans sa dimension la plus banale, dans ses aspects les plus délaissés, les plus abandonnés du regard. Dans cette étude rapprochée du réel, l’étrangeté du motif fascine déjà, désoriente, déstabilise l’œil le plus exercé à ne plus voir que ce qu’il connaît.

Les images de la série sur Bruxelles sont exclusivement des tirages à jet d’encre et de formats plus imposants. Dans le cas des plus grands formats, deux lés verticaux sont réunis. L’impression jet d’encre donne aussi une qualité particulière à la photographie. Vue de près, la définition pointilliste de l’image est parfaitement visible, le motif se dissout dans une constellation de points colorés. Le caractère illusionniste de l’image s’affaiblit. De loin au contraire l’image se reconstitue parfaitement et il est très difficile de voir la différence avec un tirage argentique. Seule, peut-être, la matité particulière du support papier et de l’encre donne le change.
Ainsi le spectateur se déplaçant devant ces grandissements photographiques, dans cette distance variable qui le sépare du support imprimé, opère ce va-et-vient entre deux états visibles de l’image. Sa mobilité s’inscrit dans un double mouvement ; d’un côté celui d’une affirmation de la nature technique et matérielle de la reproduction photographique (prise de vue numérisée et tirage jet d’encre) et d’un autre côté, a contrario, celui d’une disparition des moyens mis en œuvres au profit de l’illusion optique propre à la représentation.

Ce phénomène est observable également devant la peinture et plus généralement devant toute forme de représentation bidimensionnelle matérialisée dans un médium donné. Mais ici, il s’inscrit dans une nouvelle actualité propre à l’emploi de technologies dites nouvelles. Ces technologies doivent en fait leur appellation au fait qu’elles sont en perpétuelle évolution. Elles offrent des possibilités techniques qui s’améliorent constamment. Ainsi, un résultat plastique ayant recours à ces technologies, s’inscrit immanquablement dans un moment précis de cette évolution, marque une étape dans cette avancée permanente de la technique. Il serait également possible de le dire de tous médium. Cependant cela prend une importance particulière dans le cas présent. Ne serait-ce que par la possibilité qu’a le photographe d’opter pour d’autres modalités de tirage, techniquement peut-être plus stabilisées, esthétiquement aussi moins novatrices. À travers ce choix, ce n’est pas seulement le motif qui se trouve révélé, c’est aussi la relation que la vision entretient avec la technique. Ce va-et-vient entre deux états visibles de l’image, cette métamorphose de la matière picturale à laquelle on assiste (l’encre est un médium sans doute plus proche de la peinture que de la photographie) impose au spectateur cette expérience presque initiatique, le place dans cette position critique quant à la manipulation technique du regard.

Ceci étant dit et indépendamment de ses considérations propres à la fabrication des œuvres, les images de Gilbert Fastenaekens ont aussi un intérêt pour ce qu’elles figurent, et nous verrons que ce n’est pas sans lien avec ces modalités de mises en œuvre dont il vient d’être question.
La série sans titre de Bruxelles se déploie comme un ensemble de paysages urbains dans une acception (encore une fois) enrichie du terme et donc du genre. En effet, les points de vue qui ont été choisis par le photographe sont pour le moins inattendus pour celui qui s’attend à découvrir Bruxelles par le biais de ces quelques clichés. À des vues d’ensemble et surplombantes ont été préférées des vues rapprochées et latérales. À de larges étendues urbaines ont été préférés des espaces cloisonnés et sans profondeur. Pas de longue perspective urbaine, pas d’activité humaine, pas de mouvement. Bien au contraire, les vues sélectionnées font exclusivement porter notre attention sur l’objet architectural, stable, monolithique, inscrit arbitrairement dans son contexte urbain : murs aveugles d’immeubles recouverts de matériaux isolants, pavillons encastrés entre deux tours, etc.

De prime abord, le constat photographique paraît objectif, documentaire. La prise de vue à la chambre confère à l’image cette frontalité franche qui lui est propre en évitant les déformations dues en particulier aux effets de contre-plongée. L’éclairage est d’une parfaite neutralité dans son incidence sur les volumes. Et d’images en images, s’enchaîne froidement dans un registre presque encyclopédique, le travelling régulier d’un inventaire méticuleux de la ville.

L’impossible caractère exhaustif de cet inventaire apparent, associé aux premières spéculations sur ce qui artistiquement le motive, suffisent à soupçonner la démarche d’une autre intention plus secrète. À travers ces compositions si parfaites que l’image doit principalement au cadrage, à travers la géométrie si maîtrisée du motif dans son rapport proportionné au format, dans cette façon si calculée de voir des tableaux partout dans la ville, dans cette démonstration si magistrale de faire le lien entre l’environnement urbain et l’abstraction géométrique, s’énoncent également des préoccupations d’un autre ressort. Au cœur de cette apparente pérennité des choses se joue une incessante métamorphose. C’est en fait de l’im-permanence de notre environnement urbain qu’il est question ici. En effet, insensiblement sous nos yeux s’opère l’inexorable mutation de la ville. Cet inapparente instabilité de ce qui vient se fixer à l’image, trouve alors dans la nature elle-même instable de l’impression, telle qu’elle a été décrite plus haut, un écho parfaitement cohérent.

Les « impressions jet d’encre » de Gilbert Fastenaekens, sous le couvert d’un formalisme revendiqué et hérité peut-être de ce que l’on nomme le « style documentaire », sont de véritables vanités modernes. À y regarder de plus près, le spectateur prendra conscience de ce qui passe.

Gilbert Fastenaekens :
— Série « Sans titre », 2000-2003. Tirages couleur impression jet de pigments, contrecollés et encadrés. 214 x 174 cm (encadré : 222 x 182 cm) ; 192 x 178 cm (encadré : 200 x 156 cm) ; 125 x 100 cm (encadré : 133 x 108 cm).
— Série « Noces », 1988-1995. 24 photos. Tirage noir & blanc baryté encadré.

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