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Gérard Garouste : Kesive la ville mensonge

Série d’huiles sur toile relatant l’histoire biblique de Juda et Tamar. Un mythe retranscrit dans chacune des peintures par des personnages récurrents (la prostituée, le vieillard, le chien, etc.), à forte charge symbolique. En chaque tableau s’ouvre une pluralité de lectures et d’imaginaires.

— Éditeur : Galerie Daniel Templon, Paris
— Année : 2002
— Format : 29,50 x 23 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 55
— Langues : français, anglais
— ISBN : non précisé
— Prix : non précisé

Histoires croisées
par Marc Augé (extrait, pp. 7-8)

En regardant la série de tableaux que nous présente Garouste, je me prends à penser que l’épisode biblique qui lui correspond, l’histoire de Juda et de Tamar, est d’abord revu par lui dans une optique paï;enne : les corps y sont l’objet de distorsions qui, dans le texte biblique, affectent plutôt les intentions et les comportements.

Résumons l’histoire, le « sujet ». Juda, celui qui un peu plus tôt a vendu son frère Joseph et menti à son père, en vient à faire deux enfants, deux jumeaux, à sa belle-fille Tamar. Il l’avait rencontrée à Kezive, la ville dont le nom signifie « mensonge », et donnée en mariage à son fils aîné, Er, puis, celui-ci étant mort, à son cadet, Onan, lequel, peu désireux de donner une descendance à son frère aîné, selon le principe du lévirat, avait évité de la féconder en usant d’une technique qui a rendu son nom célèbre. Colère de Dieu : Onan meurt à son tour. Tamar, voyant que Juda ne la confie pas à son troisième fils. Shela, se poste un jour à un carrefour sur lé chemin de son beau-père. Dissimulée sous un voile, elle se fait passer pour une prostituée et se donne à lui moyennant la promesse d’un chevreau. En gage de cette promesse, Juda lui laisse son bâton, son sceau et le cordon qui le tient. Lorsque, un peu plus tard, enceinte et accusée de s’être prostituée, elle est conduite au bûcher sur l’ordre de Juda, elle lui fait remettre ces objets. Il comprend son tort et son erreur. Tamar accouche des jumeaux. Nouveau tour de passe-passe : celui qu’on prend d’abord pour l’aîné, parce qu’il a le premier présenté son bras, auquel a été aussitôt attaché un fil rouge, est en définitive devancé par son frère.

Bien entendu, ce récit n’est qu’un point de départ. Il fournit des personnages (le vieillard, l’aîné, le cadet, la prostituée), des objets (le bâton, le cordon, le sceau), des sites (une ville, un carrefour). Le carrefour, symbole de la rencontre, peut faire penser à d’autres carrefours, d’autres dieux (Hermès, dieu des carrefours, des marchés… et des voleurs) et d’autres personnages (Heraklès, Å’dipe). La contamination sémantique peut entraîner celle des images : un même mot, en hébreu, désigne le carrefour, la croisée des sources et l’échange des regards. Surtout, me semble-t-il, le récit est empreint d’une plasticité morale et d’une ambiguï;té psychologique que la peinture transfère aux corps jusqu’au point où elle leur ôte toute consistance et toute sécurité identitaires. La prostituée est tour à tour une franche aguicheuse au corps distendu et ployé comme un arc, une ombre blanche au visage déformé comme dans un miroir courbe, une femme virginale en robe rose, qui apprécie coquettement des deux mains le volume de ses cheveux, un fantôme blanc au carrefour, ou même une allusion quasi allégorique, sorte d’amphore renversée au masque sévère. Le vieillard a selon les scènes des allures de classique négociant, de bête féroce et suspicieuse, de séducteur lubrique ou d’aimable fou descendant du ciel par une échelle (rappelle-t-elle le rêve de Jacob ?) La piste biblique, ici, fait des nÅ“uds, revient sur elle-même, s’échappe. D’autres personnages entrent en scène, que nous avons pu voir dans d’autres contextes, d’autres tableaux, d’autres fantasmes, comme le Chien, d’autres sites réapparaissent, comme la rivière avec son pont.

(Texte publié avec l’aimable autorisation de la galerie Daniel Templon)

L’artiste
Gérard Garouste, né à Paris en 1946, vit et travaille à Marcilly-sur-Eure.