ART | CRITIQUE

Gérard Fromanger

PFrançois Salmeron
@10 Mar 2016

Figure de proue de la Figuration narrative, et reconnu pour son engagement en Mai 68, Gérard Fromanger fait preuve d’une lucidité déconcertante pour saisir l’air de son temps, et mettre à jour les tendances dominantes de nos sociétés: un monde-marchandise, inondé d’images médiatiques, qui fonctionne désormais sur le modèle d’un réseau informatique.

Après les rétrospectives consacrées à Erró au Mac de Lyon et à Hervé Télémaque l’an dernier, le Centre Pompidou poursuit son hommage à la Figuration narrative avec Gérard Fromanger. Mais pourquoi s’intéresser si soudainement à ce mouvement pictural? Peut-être parce que la charge critique que la Figuration narrative adresse au consumérisme et à l’impérialisme capitalistes est plus que jamais d’actualité, et parce qu’elle marque un changement historique décisif: celui de l’avènement de la société de la communication, qui apparaît à l’aube des années 1960, et dans laquelle nous sommes encore immergés.

Alors qu’il est encore étudiant, Gérard Fromanger claque la porte des Beaux-Arts de Paris pour travailler dans l’atelier du sculpteur César. Très vite, il s’affirme comme un peintre incontournable de la scène française, soutenu par la galerie Aimé Maeght, l’une des plus puissantes au monde. Surtout, le peintre s’engage dans Mai 68. Le parcours de l’exposition s’ouvre d’ailleurs avec Souffle de Mai, sortes de bulles de plexiglass rouge que Gérard Fromanger dissémine un peu partout dans Paris lors des événements. Ces sculptures, détruites par les forces de l’ordre, lui vaudront d’être arrêté avec ses complices, le cinéaste Jean-Luc Godard et le photographe Pierre Clémenti.

La couleur rouge sert ainsi de base au vocabulaire du peintre. Elle dénote l’alarme et la révolte d’une génération en quête de nouveaux modèles idéologiques, et propose une vision socialiste du monde (en l’occurrence ici, voir le monde en rouge à travers des bulles colorées installées un peu partout dans la capitale). Dans Album Le Rouge, Gérard Fromanger reproduit des scènes d’émeutes et de barricades, dans lesquelles les manifestants forment une immense marée rouge. Le choix d’un tel aplat de couleur ne fait que renforcer la vigueur, la puissance et l’unité qui se dégage de la mobilisation sociale. Pour paraphraser Chris Marker, on pourrait dire que le fond de l’air est bel et bien rouge…

Sauf que l’émergence d’une société rejetant le conservatisme, le capitalisme, le consumérisme ou l’impérialisme ne va pas de soi. Pour preuve, le Souffle de Mai de Gérard Fromanger est mis en regard avec des peintures plus tardives, datant des années 2000, où le peuple, loin d’avoir pris le pouvoir, apparaît désormais comme une masse anonyme noyée dans un monde «sens dessus dessous», pour reprendre le titre de cette série. L’avènement des masses, annoncé par Walter Benjamin dès les années 1930, se double désormais de nouveaux phénomènes globaux. En effet, les toiles Peinture-Monde esquissent les contours d’une foule bariolée qui transite comme des passants égarés dans les rues commerçantes d’un monde-marchandise, ou demeure prisonnière d’une embarcation à la dérive, à l’image des boat-people. Ainsi, non content de se faire le chroniqueur des événements de Mai 68, Gérard Fromanger ne cesse de scruter, tout au long de sa carrière, l’état de la planète. Il relate l’avènement d’un monde globalisé, nomade, en perpétuel mouvement, traversé par des flux de populations, d’images et de marchandises, ainsi que l’émergence d’une société de l’information.

En ce sens, les toiles Bouge, Passe et Existe forment un étonnant triptyque: photoreporters, cameramen et interviewers pointent leur matériel en direction d’une masse colorée abstraite, confuse, comme s’il s’agissait d’essayer de la capter, de la polir, bref de lui prêter une forme déterminée. Gérard Fromanger métaphorise avec une rare finesse la fonction des organes de presse, dont l’emprise sur la société et les comportements des populations se rend de plus en plus manifeste. Il s’agit d’arrêter et de capturer le mouvement incessant du monde, ses soubresauts, ses crises, ses convulsions. De tenter de lui donner un sens, une direction. Quitte à le scénariser.

Le peintre, quant à lui, ne fait pas autre chose. Il modélise effectivement le monde environnant. On pourrait même dire que Gérard Fromanger le prophétise. Du moins, il fait preuve d’une lucidité déconcertante pour saisir l’air de son temps, et mettre à jour les tendances tout juste balbutiantes qui pointent dans les années 1970 et s’apprêtent à dominer nos sociétés. Dès lors, pas étonnant que les poètes et les intellectuels les plus illustres de l’époque se soient emparés de l’œuvre de Gérard Fromanger. Jacques Prévert commente la série «Boulevard des Italiens», Gilles Deleuze et Michel Foucault rédigent des préfaces de catalogue pour «Le peintre et le modèle» et «Le désir est partout».

Datant de 1979, A mon seul désir préfigure par exemple un monde globalisé, hyper connecté, parcouru de rhizomes. De toutes les couleurs, la vie d’artiste renoue avec les formats monumentaux de la peinture d’histoire. Des vignettes provenant d’horizons et de contextes divers s’entremêlent, se juxtaposent, et préfigurent l’iconographie d’Internet où tout type d’images cohabitent justement sur le même plan (missile, tank, hélicoptère, sous-marin, profil égyptien, silhouettes de femmes africaines, chat, cigogne, référence à L’Origine du Monde de Courbet, taches et coulures de peinture…). Alors que l’on assiste à la Première Guerre d’Irak en 1991, Gérard Fromanger illustre déjà les flux d’informations caractéristiques du Web, ainsi que la circulation accélérée et déhiérarchisée de datas, de visuels et de signes.

Le goût du peintre pour l’histoire ne se dément jamais. Mais il sait aussi sonder l’histoire de l’art. La toile Noir, nature morte abandonne, une fois n’est pas coutume, la couleur. Les grands noms de la peinture s’y succèdent comme sur une stèle funéraire. La série «Paysages découpés» déconstruit à son tour les représentations traditionnelles du paysage, et décline une multitude de soleils, de nuages et d’horizons, proposant même avec Le Soleil inonde ma toile, l’un des tableaux favoris de Gilles Deleuze. Gérard Fromanger décrypte encore la signification des toiles de Topino-Lebrun, disciple de David, à travers un code de couleurs arbitraire. Etonnamment, les légendes sont intégrées au tableau et nous livrent les clés de l’œuvre. Elles montrent également que la peinture n’est qu’un système de représentation subjectif, à savoir une interprétation et une transformation intentionnelle du réel, et non une simple représentation naturaliste.

La Vie d’artiste jette enfin un regard introspectif sur la condition du peintre. Gérard Fromanger se représente dans une position paradoxale: absorbé par son atelier, où un rétroprojecteur brille et de multiples perspectives colorées flottent dans l’espace, il tourne le dos aux soubresauts du monde extérieur, où les forces de l’ordre traquent implacablement une poignée de prisonniers révoltés. Pourtant, chez Gérard Fromanger, la fabrique des images demeure indissociable des événements et des luttes sociales. Le peintre ne saurait ignorer la réalité de son temps.

En effet, on le voit arpenter les rues, à l’instar des surréalistes André Breton et Louis Aragon, observant ses contemporains, happés par les soldes et les biens de consommation dont les couleurs criardes déteignent carrément sur eux. Les publicités, les réclames, les unes des magazines et les kiosques à journaux occupent une place de choix dans son iconographie. Des événements tragiques (guerre d’Israël, grève des mineurs) sont mis sur le même plan que la futilité et la superficialité des affaires humaines (les images racoleuses et glamour d’un mariage royal, des propositions de régimes pour garder la ligne dans la presse féminine). Ainsi, la peinture de Gérard Fromanger se fait le témoin de la marchandisation du monde, des images médiatiques inondant notre quotidien, et d’une société post industrielle qui fonctionne désormais sur le modèle d’un réseau informatique.

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