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Genre, féminisme et valeur de l’art

Comment le féminisme et le concept de genre renouvellent-ils notre appréhension des arts plastiques ? C’est à cette question que répondent les Cahiers du Genre, en mobilisant des réflexions issues de différentes disciplines autour de la (dé)construction de la valeur de l’art.

Information

Présentation
Séverine Sofio, Perin Emel Yavuz, Pascale Molinier
Genre, féminisme et valeur de l’art

Extrait de l’introduction, par Séverine Sofio, Perin Emel Yavuz et Pascale Molinier

«En 1915, Kasimir Malevitch peignait Carré noir sur fond blanc, étape décisive de sa «démarche fondamentalement non objective>, avant d’atteindre le Carré blanc sur fond blanc en 1918. Par cette réduction maximale de la forme et de la couleur, l’artiste russe a été porté par l’histoire comme l’un des pères de l’art moderne. Près de quatre-vingt dix ans plus tard, dans un autre registre, une jeune artiste colombienne née en 1974, Liliana Angulo Cortés, reprend, dans une série de photographies intitulée Negra Menta, dont la couverture de ce numéro reproduit un extrait, ce réductionnisme de la couleur que l’œil des historiens de l’art ne peut manquer. L’image montre, sur un fond blanc, une jeune femme noire vêtue d’un tutu blanc portant une tête de mannequin blanche à la hauteur de son visage. Negra Menta est une expression raciste qui signifie «bande de nègres», parfois employée par les Afro-Colombiens pour se désigner eux-mêmes. La série s’inspire aussi d’un personnage dessiné de l’hebdomadaire El Espectador, la Negra Nieves (Noire Neige par opposition à Blanca Nieves, Blanche-Neige), une employée de maison qui commente l’actualité. La Negra Nieves, dont l’auteure, Consuelo Lago, est une femme blanche de la bourgeoisie, récapitule l’ensemble des stéréotypes racialisés de la femme noire au corps vif, gracieux et sexualisé, rusée et débrouillarde, mais à l’esprit ingénu, qui s’exprime «sans avoir à y penser». La jeune femme photographiée ici ressemble à Nieves physiquement mais aussi par son histoire ; il s’agit d’une jeune migrante rurale devenue employée de maison chez Liliana Angulo Cortés qui en a fait le modèle de cette série. Cette jeune fille noire en tutu sur fond blanc, c’est le carré noir avant d’avoir atteint l’ultime pureté du blanc qui se fond dans le blanc. On perçoit dans cette jeune fille qui regarde ce visage blanc le désir de quitter la marge des invisibles différentes pour entrer dans l’ensemble favorisé des visibles semblables, mais aussi l’impossibilité de s’identifier positivement autrement que comme blanche. Interrogeant ainsi la voix de ces jeunes migrantes afro-colombiennes confrontées à un nouveau contexte qui les assigne à une position sociale subalterne, dans lequel elles perdent leur insouciance et se redéfinissent comme différentes et en marge, l’artiste prend à revers le carré de Malevitch. Elle figure l’abstraction, elle politise la couleur. Elle interroge par là même la pureté de cette esthétique picturale produite par des hommes blancs que l’histoire de l’art moderne occidental a rendue canonique, excluant les artistes femmes et les non-blancs, hommes et femmes.

Alors que les études sur le genre, en France, commencent à susciter un certain intérêt dans quasiment toutes les disciplines relevant des sciences humaines et sociales — et ce bien que leur institutionnalisation soit loin d’être acquise (Gardey 2004) —, l’histoire de l’art demeure particulièrement réfractaire tant aux questionnements qu’aux outils méthodologiques ou conceptuels issus des recherches féministes. Les enseignements universitaires et les séminaires de recherche abordant les problématiques de genre, la théorie féministe ou même la place des femmes (comme créatrices, mécènes, spectatrices, etc.) en histoire de l’art, en esthétique ou en arts plastiques se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main en France. De même, peu de thèses sont soutenues sur le genre dans ces disciplines, et il n’y a toujours aucun(e) historien(ne) de l’art dans les réseaux nationaux de chercheur(e)s en études féministes ou sur le genre (Sofio 2007). Même si la situation varie d’un sous-champ disciplinaire à l’autre au sein de l’histoire de l’art 4, on n’en constate pas moins à la fois un déficit global de reconnaissance des recherches sur le genre et une demande croissante, exprimée par les étudiant(e)s en histoire de l’art, d’enseignements sur les fondamentaux de la théorie féministe et sur les apports du concept de genre aux analyses artistiques. En décidant de consacrer un numéro des Cahiers du Genre à la question de l’art — des arts —, nous avons choisi néanmoins de nous intéresser ici plus spécifiquement aux arts plastiques. Ouvrir la réflexion à la littérature, au cinéma, à la musique ou à la danse nous aurait amenées à aborder bien d’autres axes problématiques et épistémologiques, qu’il aurait été impossible de traiter ici de manière satisfaisante. Aussi ce numéro se présente-t-il comme un état des lieux de la recherche française sur le genre et les arts plastiques mise en perspective avec les recherches historiques anglo-américaines dont elle est redevable.»