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Gélém, Gélém

«Ne pas ajouter des objets au monde» tel est le parti que vous dites vouloir prendre et qui, comme principe de base, caractérise votre œuvre. Cette dernière ne semble pas pour autant répondre à la définition de l’art conceptuel, pas plus à celle de l’art d’attitude ou comportemental. Sans vous demander de ranger votre œuvre dans une catégorie ou un concept spécifique, quels sont les mots les plus adéquats qui permettraient de préciser le sens de votre démarche?
Jean-Baptiste Ganne. Dans un monde où la production d’objets et la circulation des marchandises sont érigées en dogmes, grande est la responsabilité de l’artiste dans son activité de représentation. Rien ne l’oblige à jouer le jeu de l’industrie capitaliste, rien ne l’oblige à peupler d’objets les galeries d’art contemporain. Sans me ranger dans une catégorie historique comme celles que vous évoquez, je préfère parler de mon activité d’artiste comme d’une activité de déplacements et de glissements au sens physique, c’est à dire dans sa mesure W en Joules (Work), le travail d’une force motrice. Ce qui m’amène donc à préciser que si je peux parler d’un «travail » pour ce qui me concerne, c’est uniquement dans ce sens physique. La représentation se fait dans le déplacement des objets et la manière dont ils vont prendre place dans le monde. Et là, l’œuvre prend place absolument, elle s’inscrit dans le monde, et en même temps, elle le recouvre.

Les déplacements ou les glissements que vous faites subir aux objets semblent assez proches du procédé du détournement situationniste. Mais le mot «retournement» serait peut-être plus juste pour qualifier certaines de vos œuvres. Je pense plus particulièrement aux graffitis trouvés sur les murs des villes et que vous transposez ensuite en négatif sur le mur de la salle d’exposition ou aux Specchi, ces miroirs sur lesquels vous écrivez, à l’aide d’un bâton de rouge à lèvres, des phrases ou des interrogations riches de sens.

Jean-Baptiste Ganne. Oui bien sûr, ce sont des manières de procéder proches des détournements situationnistes. Ma première œuvre d’importance est une illustration du Capital de Marx en photographies. C’est une pièce qui prend Debord au mot: «Le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image » avait-il écrit. Mais j’avais choisi de ne pas reprendre la forme du «détournement» car il me semblait que cette forme était devenue l’un des outils principaux de l’industrie publicitaire. Les «créatifs » de cette industrie ont pillé les outils des avant-gardes historiques. J’ai donc choisi de retourner à une forme antérieure, l’illustration, une forme beaucoup plus XIXème siècle. Avec cet outil, j’ai pu opérer des rapports texte/ image dans une lignée beaucoup plus situationniste que si j’avais utilisé stricto sensu le «détournement». Pourrait-on dire «retournement» pour caractériser le fait de retourner chercher quelque chose, tel qu’une forme, en arrière dans le temps? À propos des autres pièces que vous citez, il y a toujours un déplacement, par exemple, tout simplement, de la rue à l’espace d’exposition. Et effectivement, je trouve assez juste votre idée de retournement, non que ce soit nécessairement moi qui opère ce retournement, mais plutôt que le processus même du déplacement implique ce retournement. Refaire à l’identique un graffiti, mais non pas en peignant le graffiti mais l’ensemble du mur en gardant le graffiti en réserve, met en avant l’artificialité du geste, c’est à dire qu’elle dit l’œuvre en tant qu’œuvre de représentation et non comme geste dans l’espace public. Le passage de la rue à l’espace d’exposition engendre ce type de retournement.

Votre réserve quant à la production d’objets artistiques n’est pas pour autant «désœuvrement». Votre œuvre est là qui témoigne du travail fourni depuis près de quinze ans. Un regard attentif permet d’en observer les points forts. L’écriture en est un. Graffitis, elle marque les murs des villes et vous la restituez à votre façon. Simples traces, elle ponctue les murs de la salle d’exposition («Ball Drawing») ou les surfaces lustrées où évoluent les danseurs du «Tango Suspendu». Appuyée ou ténue, elle semble traverser toute votre œuvre…
Jean-Baptiste Ganne. C’est amusant que vous mettiez au même niveau différents types d’écritures. Celle des graffitis est un prélèvement dans la ville, un peu comme une photographie qui cadre et déplace. Je suis fasciné dans ce cas, non forcément par l’écriture elle-même mais pas l’urgence du dire qu’elle signifie. Qu’il s’agisse de messages amoureux ou de messages au contenu plus politique, c’est le fait d’une personne qui décide de rendre public, de clamer quelque chose. La beauté de cette urgence se manifeste par les graphies maladroites, très éloignées de celles des graffitis artistes. Mon geste dans ce cas est de déplacement, ou de «retournement» comme nous disions. Pour ce qui est des traces, de ballons ou de danseurs, c’est une forme d’écriture plastique, oui. L’espace d’exposition est la page blanche, le terrain de jeu ou la piste de danse pour cette écriture qui se conçoit comme traces. Dans le cas de la performance «Ball Drawing», je joue au football contre les murs du white cube, et ce sont les traces de ce jeu, la poussière de la salle accumulée sur le ballon, et ses nombreux impacts contre les murs qui constituent la partie visible de l’œuvre. Le jeu se fait dans l’espace muséal mais c’est celui des enfants jouant dans la rue. Pour ce qui est du «Tango Suspendu«, j’ai proposé à un couple de danseurs de Tango de danser dans le frais de la peinture d’une grande salle d’exposition au CAN de Neuchâtel, un espace qui me faisait penser à une salle de bal. Les gestes ont été faits au ralenti, la peinture fraîche étant particulièrement glissante. Il en a résulté la trace d’un moment de danses et la disparition des corps dansants semble comme aspiré vers le haut, les traces n’apparaissant qu’au centre de la grande salle. La suspension se perçoit à la fois comme une suspension du temps, le moment de la danse, et une suspension au dessus du sol, puisque les corps sont absents. En écrivant avec ces traces, j’essaye de rendre visible cette absence des corps dansants en la confrontant au corps des visiteurs de l’espace où se situe la pièce. Ce rapport est particulièrement important pour moi puisque l’expérience esthétique dans l’art contemporain est toujours celle d’un corps parcourant un espace où il y a de la représentation. Et cette expérience a une sorte d’antériorité historique par rapport à l’écriture, elle est plus primaire, voire primitive.

L’appellation «Scribe des formes» que les égyptologues donnent au dessinateur-peintre mais aussi à l’écrivain, pourrait, dans votre cas, s’étendre au son et à la musique que vous intégrez aussi dans certaines de vos œuvres…
Jean-Baptiste Ganne. Je ne connaissais pas cette appellation. Très joli. J’ai, à plusieurs reprises, utilisé des sources sonores et musicales dans mes pièces et mes installations. Ma toute première exposition personnelle en 1998, «Tango Potencìal», introduisait déjà des sources sonores. De temps à autre et de manière aléatoire, l’espace d’exposition s’emplissait de Tango, à la fois comme invitation à danser et comme surlignement de l’absence des corps dansants, mais aussi comme idée que la Réalité pourrait de diviser en deux, les moments où il y a du Tango et les moments où il n’y en a pas. Outre que le Tango m’émeut, ce qui m’intéresse dans l’ensemble des pièces où je l’utilise, c’est que c’est une forme de musique populaire, expression d’un sentiment collectif, parfois transcendé par un créateur. La musique populaire, ou je dirais même Folk, déborde d’une puissance qu’en elle seule on trouve, elle porte une mémoire collective. C’est un sens que j’ai voulu construire, avec des enregistrements de musiques de Rroms d’Europe de l’est, l’installation à la chapelle du Musée Picasso de Vallauris. Le peuple Rrom – Tzigane – Gitan n’a pas de tradition écrite et donc sa mémoire a voyagé avec les mélodies et les ritournelles. Sa musique porte la trace historique de son histoire, de ses déplacements, depuis l’Inde du Nord jusqu’en Egypte, dans les Balkans, en Bohème, en Catalogne, en Andalousie, etc… C’est dans cette musique que s’inscrit l’histoire du peuple gitan, son ostracisme, les tentatives d’asservissement dont il a été victime, ses voyages ou ses sédentarisations, et également le génocide subi pendant la Seconde Guerre mondiale (la chanson «Gélém Gélém» fait clairement référence aux «légions noires qui tuent et tranchent»). Mais c’est également une musique de fête, de mariage, d’amour heureux ou blessé. Elle porte à la fois la vie quotidienne et toute l’histoire du peuple. C’est un «matériau» très complexe à manipuler tant il est fort en soi. Je m’essaye donc, dans la chapelle de Vallauris, à créer un genre de monument invisible à ceux qui ont marché, qui ont marché.

Vous vous intéressez à une population à laquelle de nombreux artistes se sont également intéressés. De Courbet à Manet et Corot, de Van Gogh à Picasso, les Gitans, Bohémiens et autres Rroms ont souvent été traités. Dans la peinture occidentale, le cinéma ou la photographie, on ne compte plus les représentations de diseuses de bonne aventure, de scènes de genre où évoluent Manouches ou Zingara, de gens du voyage. Votre appréhension de la réalité rom n’est pas, comme bien souvent, marquée par un certain goût pour un exotisme facile mais par ce qui semble être une véritable manière d’engagement. Cela légitimerait plus encore le lien avec Picasso dont on connaît bien les orientations.
Jean-Baptiste Ganne. Je dois avouer que l’intérêt que je porte aux populations tziganes n’est pas sans rapport avec l’histoire de l’art que vous évoquez, ni sans fascination pour ce peuple libre ne réclamant aucun territoire et n’ayant jamais fait la guerre. C’est une figure d’altérité dans laquelle se sont souvent reflétés les artistes en la prenant comme une métaphore de leur propre position. L’engagement que vous évoquez est, dans mon rôle d’artiste, un engagement dans la représentation. Il s’agit non pas de produire un art politique de combat, ce qui serait une illusion à mon sens, mais un choix d’utiliser des éléments politiques afin de donner une représentation à des gestes politiques, à des groupes, ou, ici, à une communauté. Mes pièces trahissent toujours leur statut de représentation. Ici, à Vallauris, j’essaye de donner un genre d’image des corps absents de ces Rroms, en spatialisant des enregistrements sonores, une absence qui dit à la fois notre manière individuelle de regarder cette communauté – les mendiants que l’on ne veut pas voir – et la manière politique de ne pas les considérer – le refus d’affronter la question de savoir comment un peuple nomade peut vivre en Europe aujourd’hui. Le lien avec la fresque de Picasso devrait se faire naturellement, notamment avec le groupe de droite du panneau de la Paix, une famille déjeunant dans l’herbe ou dans le panneau de la Guerre et ses «légions noires». Picasso est une figure complexe, mais on ne peut nier son attachement à la liberté. Courbet en est une autre, à laquelle je me réfère davantage, mais on le sait, Courbet n’a pas changé le Monde en faisant basculer la colonne Vendôme mais en réinventant une manière de peindre.

Le seul élément visuel, hormis les faisceaux de lumière, que vous intégrez à votre nouvelle installation est un foulard acquis auprès d’une femme tzigane qui va voltiger dans l’espace de la chapelle. Quelle signification peut-on donner à une telle économie de moyens?

Jean-Baptiste Ganne. Cette pièce est une proposition à la fois légère et forte, enfin je l’espère. C’est un simple fichu, blanc cassé avec des motifs floraux, qui virevolte dans l’espace, comme emporté par un vent imaginé. C’est le fichu d’une vieille femme Rrom que j’ai rencontrée alors qu’elle glanait des légumes dans les rues de Nice. Le seul élément visuel de cette exposition sera la coiffe de cette femme et c’est donc un de ces déplacements dont nous parlions au début, depuis la rue vers l’espace d’exposition. En faisant voler la coiffe de cette femme, je dis son absence de cet espace-ci mais aussi sa proximité, quelque part au bord du Var. Ce qui me réjouit, c’est que quelque chose des fils du vent planera et dansera au-dessus de nos têtes.