PHOTO | CRITIQUE

Garry Winogrand

PFrançois Salmeron
@29 Oct 2014

Garry Winogrand, héros de la «street photography» américaine, aura parcouru les rues de New York et sillonné les Etats-Unis à partir de la fin des années 1950. Le prolifique photographe se fait ainsi l’observateur amusé ou ironique des mutations du monde contemporain, notamment à travers certains clichés qui demeuraient jusque-là inédits.

Incontestablement, Garry Winogrand fait partie du Panthéon de la photographie américaine, au même titre que Walker Evans ou Robert Frank qu’il admirait profondément. Les images de Garry Winogrand ont forgé notre vision de Manhattan, de Long Island, de New York, et plus généralement, des Etats-Unis. Aussi, cette rétrospective rappelle que Garry Winogrand fut un photographe prolifique, qui nous a légué, au-delà du corpus connu, plus de 250 000 images parfois annotées sur des planches contact, mais jamais tirées. Ainsi, une bonne moitié des photographies montrées dans l’exposition du Jeu de Paume étaient restées jusqu’alors inédites.

Garry Winogrand apparaît comme un photographe atypique qui, tout au long de sa carrière, ne se soucie qu’assez peu de la question du tri de ses images et de la réalisation des épreuves, qu’il délègue habituellement à une tierce personne. Il affirme ouvertement sa volonté de désacraliser ces étapes du protocole comme si, au final, il préférait se consacrer uniquement à l’acte photographique en tant que tel. Le dispositif photographique de Garry Winogrand semble donc fonctionner à plein régime et de manière frénétique, suivant en cela le flux incessant des rues new-yorkaises. Surtout, ce dispositif s’autonomise par rapport au regard du photographe, puisque celui-ci ne revient plus systématiquement sur les images captées par l’appareil, afin de déterminer lesquelles devront être tirées et développées. Toutefois, on sait que vers la fin de sa vie, Garry Winogrand projetait justement de revenir sur ses archives photographiques afin d’opérer un nouveau tri — projet qui ne put être concrétisé à cause de la maladie soudaine qui emporta le photographe.

La particularité de Garry Winogrand réside également dans le positionnement qu’il adopte par rapport au réel qu’il capture à travers son appareil. Il appartient à une génération pour qui les principes du photojournalisme d’avant-guerre, ou tels qu’ils ont été érigés par la figure tutélaire d’Henri Cartier-Bresson, semblent désormais périmés. En effet, Garry Winogrand n’a pas la prétention de délivrer l’essence même de la réalité, ou de restituer la vérité de chaque être ou de chaque situation qu’il photographie. Il déclare d’ailleurs au sujet de sa pratique: «Le fait de photographier une chose change cette chose. Je veux voir à quoi ressemble une chose quand elle est photographiée». On ne décèle donc aucun réalisme chez lui: le référent et son image ne concordent pas nécessairement. La chose photographiée et l’image photographique ne sont pas forcément analogues ou strictement homogènes.

Exit donc l’exigence de vérité, et la prétention de retransmettre sur le cliché un sujet donné dans son intégralité — exigence que l’on retrouve au fondement de «l’instant décisif». De même, Garry Winogrand ne semble pas nécessairement capter le moment fatidique censé délivrer la signification de la situation visée par le photographe. Souvent, ses personnages sont tournés vers un hors-champ inaccessible, nous empêchant ainsi de détenir la clé de la signification de la scène, comme dans cette photographie où un attroupement de femmes parqué derrière une barrière de sécurité tend les bras et hurle en direction d’on ne sait quoi (ou qui), tandis qu’un homme au premier plan, au regard ahuri, reste littéralement bouche bée (New York, 1965).

Ses personnages se trouvent souvent en déséquilibre ou se situent dans une position précaire, à l’image du cow-boy (Dallas, 1964) qui ressemble à un pantin désarticulé prêt à trébucher sur le trottoir. Au cadrage harmonieux et bien équilibré, il préfère chercher des points de bascule où incliner son appareil (on pense notamment au cliché Houston, 1964). Il parait alors restituer la fougue de la vie urbaine, ses débordements anarchiques, ses flux incessants et incontrôlables. Son appareil grand angle lui permet d’avoir un regard englobant sur les rues américaines. Il se focalise certes sur un personnage, un couple ou un petit groupe de personnes, mais un foisonnement de détails et de personnages secondaires se déploient autour des scènes qu’il capture. Ses photographies fonctionnent alors comme des polyphonies où plusieurs voix entrent en résonnance, se répondent, se défient, se surprennent.

Par-là, son art de capter les regards est tout à fait saisissant, et demeure une constante de son œuvre. On trouve un grand nombre de photographies se construisant autour de jeux ou d’échanges de regards qui, tour-à-tour, se croisent, s’affrontent, rebondissent d’un point à un autre. On peut citer le regard inquiet de l’homme au chapeau attendant au feu rouge (New York, vers 1962), le regard complice et malicieux du couple trinquant à l’opéra (Metropolitan Opera, New York, vers 1951), le regard ahurissant de la jeune fille embrassant son compagnon, lancé en direction de Winogrand, comme si elle cherchait par-là à s’échapper de l’étreinte du jeune homme (New York, 1969). Ou les regards vides de la meute de passants marchant comme une horde de zombies (New York, 1970), le regard perçant d’un petit garçon suivant l’index tendu par son père depuis les tribunes du Shea Stadium, le regard sévère et foudroyant que lance un petit garçon, arborant des oreilles de Mickey, au photographe (Forest Lawn Cemetery, Los Angeles, 1964), le regard surpris d’une jeune femme se retournant dans la rue. Ou encore le regard d’une femme qui photographie le ciel, tournant le dos à la foule, qui apparaît clairement comme le double de Garry Winogrand ou l’incarnation du regard photographique (Lancement d’Apollo 11).

Bref, il existe nombre de photographies traduisant ces subtils jeux de regards, emplis d’émotions et d’expressions diverses. Néanmoins, il faut souligner que quelques regards, à l’image de certains exemples cités plus haut, s’adressent directement au photographe et fixent délibérément l’objectif. On comprend alors que Garry Winogrand, une nouvelle fois, se défait des conceptions du photojournalisme classique ou de Cartier-Bresson, qui voulait quant à lui agir comme un chasseur tapi dans l’ombre surprenant sa proie et la photographiant à son insu, ni vu ni connu. Garry Winogrand se laisse démasquer par sa cible. Il apparaît bien plutôt comme un protagoniste qui s’immisce dans les réseaux de regards, et s’inscrit de plain-pied dans le cours des affaires humaines et les situations qu’il photographie.

Pour autant, Garry Winogrand rappelle qu’il se sent extérieur aux sujets qu’il photographie, dans le sens où il affirme ne pas les connaître (ce ne sont que des passants qu’il croise), et n’a pas non plus la prétention de révéler leur personnalité profonde dans ses images. En fait, ses images viennent immobiliser des gestes, des attitudes et des expressions dans le flux de la foule. L’appareil effectue des coupes instantanées dans les attroupements humains, les réceptions mondaines ou les meetings politiques où Garry Winogrand s’invite et promène un regard tantôt amusé, tantôt ironique.

Certaines thématiques apparaissent régulièrement dans son corpus. Son amour des belles femmes qu’il photographie à la dérobée dans les rues, lors de bals ou de soirées, les animaux, les zoos ou les rodéos offrant parfois de curieux questionnements sur notre humanité, les matches de football américain, les aéroports, les réunions politiques (que ce soient les meetings démocrates ou républicains, de JFK ou de Nixon), et les manifestations populaires dans les rues de Washington ou dans Central Park (la jeunesse contre la guerre du Vietnam, des employés du BTP en grève).

Son regard semble néanmoins peu à peu se désenchanter. Se fait-il alors le témoin d’une époque et d’une société malades, qui perdent peu à peu leurs idéaux ou leurs espoirs nés dans les années 1960? Le formidable foisonnement des rues de New York cède la place à des espaces plus étendus (ceux du Midwest et de l’Ouest), moins fourmillants, moins pittoresques, traversés par de larges avenues que les bolides traversent à tombeau ouvert. Ou à l’inverse, certains espaces se ferment carrément, se cloisonnent: intérieurs de «dinner», intérieurs de magasins où les regards sont désormais happés par les écrans des téléviseurs et se déshumanisent. Les visages et les regards paraissent eux aussi perdre en expressivité, et l’on pressent l’avancée irrésistible de la société du spectacle et les affres de la consommation à tout va. Si nous n’adhérons pas forcément aux tirages inédits les plus tardifs, Garry Winogrand n’en demeure pas moins un compositeur hors pair construisant ses photographies autour de structures formelles et géométriques fortes, à l’image des trois grâces sillonnant Hollywood Boulevard, la lumière déclinante du jour doublant les branches des étoiles incrustées dans le trottoir, et marquant le point de convergence de notre regard (Los Angeles, 1969).

Å’uvres

— Garry Winogrand, Los Angeles, 1980-1983. Tirage gélatino-argentique
— Garry Winogrand, New York, vers 1955. Tirage gélatino-argentique
— Garry Winogrand, New York, 1969. Tirage gélatino-argentique
— Garry Winogrand, New Haven, Connecticut, 1970. Tirage numérique posthume d’après un négatif original
— Garry Winogrand, Los Angeles, 1964. Tirage gélatino-argentique
— Garry Winogrand, Central Park Zoo, New York, 1967. Tirage gélatino-argentique

 

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