Christophe Salet. Comment avez-vous travaillé avec Enzo Mari pour cosigner le texte qui accompagne l’exposition ?
Gabriele Pezzini. Ce texte est le fruit d’un échange, on a beaucoup discuté… Chacun a pu faire des commentaires sur le texte de l’autre, on les a validés ensemble, mais on a préféré signer séparément parce qu’on appartient quand même à deux générations différentes.
Vous militez pour un design qui soit « porteur de l’idée de standard »…
Gabriele Pezzini. Oui, mais il ne faut pas se tromper sur le sens de ce mot. On ne parle pas de standard au sens industriel, mais au sens de référence. La beauté est définie par des références grecques, des références de proportions antiques. Or, aujourd’hui, on est dans la subjectivité : tout est beau, tout ce qui est bizarre… Pour retrouver la beauté, il faut rétablir des règles, des standards. On entend standard au sens de « référence que l’on ne peut pas dépasser », d’objectif que l’on se fixe à soi-même quand on crée un objet. Et ce que l’on doit montrer, c’est l’objet final : à l’heure actuelle, on produit des recherches et pas leur aboutissement. La recherche et la réflexion sont nécessaires, mais ce ne doit pas être une finalité. Faire un projet, c’est appliquer de la recherche à un projet industriel. Le problème à présent, c’est qu’on fait la confusion entre art et design.
Est-ce vraiment une confusion ? Est-ce que l’objectif de beaucoup de designers n’est pas de faire des pièces uniques, sans objectif de production industrielle ?
Gabriele Pezzini. Je crois que le vrai problème aujourd’hui, c’est qu’il faut de la nouveauté à tout prix, vendre à tout prix. Donc on édite tout. Chaque fois que je parle à des journalistes, on me demande : « est-ce que tu as fait quelque chose de nouveau ? ». Mais, ils ne connaissent même pas mes produits ! Ce qui est nouveau, ce n’est pas ce qui vient de sortir, c’est ce qui reste nouveau, ce qui tient longtemps. C’est ce que j’appelle un objet abouti. C’est là qu’il y a l’utopie possible d’un objet standard, dans l’aboutissement d’une production dont l’objectif est de donner un standard, une référence. Il n’y en a pas beaucoup… Si, en cinq années de travail, on arrive à créer deux références, c’est déjà beaucoup.
Justement, dans votre production, quel est l’objet que vous considérez comme le plus abouti ?
Gabriele Pezzini. Par rapport à tout ce que j’ai fait, je crois que ce qui se rapproche le plus de cette idée, c’est le tabouret Moving (Maxdesign, 2003). Il possède la simplicité d’un archétype qui n’est pas un archétype mobilier, mais un archétype d’instrument utilitaire (un seau de plage). Pour moi, c’est l’objet juste, fonctionnel, mais ce n’est pas à moi de le dire…
D’autres designers ont travaillé sur cette notion d’archétype, Jasper Morrison par exemple…
Gabriele Pezzini. Je pense que Jasper Morrison a une approche un peu différente. Parce qu’en fin de compte, ce qu’il fait, c’est répliquer : il prend des choses déjà existantes qu’il redessine. Il le fait bien, il a la maîtrise, mais à la fin il n’y a pas d’avancée. C’est la façon de travailler des anglais : on essaie d’épurer, de retravailler sous la forme d’archétype. Dans le cas d’Enzo Mari, chacune de ses pièces est un archétype créé par lui, à partir de références picturales classiques. Il n’y a pas de référents dans le domaine mobilier. C’est différent.
Dans votre texte, vous dites que tout a déjà été fait. Donc quelle est votre proposition ?
Gabriele Pezzini. Quand on parle de design aujourd’hui, on fait encore référence à sa définition d’après-guerre. Or ça, c’est fini. La critique, la presse, les gens qui ont l’autorité et la crédibilité n’ont pas été capables de faire évoluer cette notion de design et du travail qu’il implique. Le design, ce n’est pas seulement dessiner un objet, c’est maîtriser un projet. C’est pourquoi je ne crois pas qu’un designer puisse être une star à 25 ans. C’est la différence avec un peintre : Giotto avait 16 ans lorsqu’il a dessiné un cercle parfait à main levée. Le design, ce n’est pas dessiner un objet, c’est avoir une culture d’entreprise, de développement des marchés, une compréhension des choses qu’on ne peut pas avoir en sortant de l’école. Aujourd’hui, le travail de designer, comme celui que je mène chez Hermès, ce n’est pas tellement de dessiner des choses, c’est d’apporter une expertise à une réflexion générale de sculpture du projet. Ca dépasse l’objet. Les « designers stars » de 25 ans, c’est du marketing de très bas niveau de la part de sociétés qui ne savent pas comment vendre. On prend des noms, on les colle sur des produits et on crée des stars. C’est ce qu’a fait Cappelini…
Vous êtes dur…
Gabriele Pezzini. Mais pour moi, ces idées sont très claires ! Le problème, c’est qu’on ne veut pas entendre les choses claires, on veut seulement entendre, « c’est joli, c’est beau… » C’est un problème de société, et ça fout tout en l’air. Moi je me suis fait tout seul, comme Enzo Mari à son époque, même si pour ma part j’ai fait une école de design. Tout ce que je fais, ça vient de moi. Et pour cette raison, je me sens le droit de m’exprimer comme je veux, c’est ma force. C’est aussi pour ça que j’ai les idées claires. Quand on a les idées claires, on va jusqu’au bout de son utopie et on suit son chemin. A chaque question, on a la réponse. Mais on ne peut pas tout faire tout seul… Au début du siècle, il y avait des collectifs, dans lesquels se retrouvaient les journalistes, les critiques, les écrivains, les poètes, les artistes, les musiciens… A Paris, ils se rencontraient dans les cafés pour discuter de la société, il y avait un discours social. Aujourd’hui : plus rien, chacun est de son côté, on ne se parle plus. C’est l’époque de la politique, des marchandises et de la vente.
L’absence de critique, c’est aussi un point que vous abordez dans le texte. Pourquoi selon vous n’y a-t-il plus de critique ? En ce qui concerne la presse, on peut expliquer ça par la pression publicitaire, mais dans le domaine institutionnel ? Les commissaires d’exposition par exemple…
Gabriele Pezzini. C’est une mafia, tout un système… dans les écoles, il y a des gens qui n’ont jamais fait de design. Les biennales, les triennales… certaines sont dirigées par des gens qui ne savent rien du design. Ils montrent ce qu’on trouve dans les magazines, des choses qui attirent les clients…
Dans le texte, vous dites que cette course à la nouveauté a aussi modifié le travail du designer…
Gabriele Pezzini. Bien sûr. Aujourd’hui, on ne fait que suivre un mauvais chemin, sans se remettre en question. La presse et les entreprises donnent l’impression que c’est ça qu’il faut faire, donc les gens sont portés à dire : « c’est ça qu’on cherche… » Mais un designer doit faire des choix. Ce n’est pas facile, parce qu’il a la responsabilité des gens qui travaillent pour lui, donc si l’entreprise ferme, c’est tout le monde qui se retrouve à la rue. Mais en même temps, si on se contente de suivre le marché, on n’arrive pas à avancer… et la société ferme quand même ! Moi, j’ai vécu ça personnellement. J’ai fait des choses dont je ne suis pas fier, mais j’ai l’humilité de me remettre en cause, je l’ai toujours fait et je continue à le faire : c’est la condition pour avancer. A 24 ans, je me suis posé la question : « qu’est-ce que c’est le design ? ». Je voulais faire des expériences. Je suis venu en France et j’ai commencé à travailler pour Allibert, une vraie société industrielle. J’ai été englouti et je suis parti dégoûté de l’industrie. Après ça, j’ai beaucoup voyagé, aux Etats-Unis, au Japon, pour essayer de comprendre. J’ai commencé à faire des expositions, ce qui m’a donné une autre vision des choses et, d’une façon différente, m’a aussi rapproché de l’industrie. Aujourd’hui, je suis directeur du design chez Hermès. Pourquoi ? Pas pour les produits que j’ai faits, mais grâce, justement, à cette réflexion que j’ai menée. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut avoir le courage de faire des choix : si je vais par là , je sais que je peux me casser la figure, mais j’ai plus de chance de grandir. Si je prends l’autre direction, je suis dans la médiocrité… mais je peux me casser la figure quand même, et alors je me retrouve sans rien ! Le designer doit avoir cette force-là . Après, on peut dire aussi qu’il faut de la chance, mais il y a surtout du travail. Aujourd’hui dans les écoles, tout le monde veut être connu. La presse entretient les gens dans l’illusion qu’on peut gagner de l’argent sans rien faire. Ce n’est pas vrai ! Pour gagner de l’argent, il faut travailler. Le rôle de la presse, ce serait justement de distinguer ceux qui font du bon travail, de mettre en évidence les produits de qualité, les standards justement.
Pourquoi faire cette exposition maintenant ? Enzo Mari conclut son article en disant qu’un « changement pourrait sembler possible ». Quelles sont les conditions aujourd’hui pour que cela se passe ?
Gabriele Pezzini. Les conditions, c’est qu’on est arrivé à un niveau tellement bas que peut-être il y a l’espoir que ça change ! Ensuite, ça fait au moins quatre ans qu’on réfléchit à cette exposition. Au départ, Enzo Mari voulait qu’on associe d’autres designers, mais on n’en a pas trouvé qui conviennent à cette cause. Ce n’est pas seulement une question de qualité du projet, mais aussi de l’attitude des gens. On s’est beaucoup battu à ce sujet. Le design, c’est un engagement politique, de vie sociale. Ce n’est pas simplement faire de beaux objets en s’amusant et en faisant le clown. Et puis, il a aussi fallu trouver un lieu et des moyens. On devait d’abord faire cette exposition à Tokyo, mais on ne trouvait pas le budget. En Italie, on n’a pas de sponsors… et il n’y a personne qui viendrait. Finalement, il y a eu cette opportunité en France, même si en France, on est plutôt franco-français. Ce pays doit encore comprendre que si on n’est pas international, on meurt. J’ai déjà entendu : « on fait un produit 100% français ». C’est une connerie ! La force d’une société, c’est justement qu’elle est internationale. Regardez Ferrari : ils travaillent avec des Allemands, des Français … ils prennent les meilleurs, c’est comme ça qu’on crée la qualité.
Aujourd’hui, l’attention apportée au développement durable réintroduit la notion de durabilité de l’objet. N’est-ce pas aussi un moyen de sortir le design de ces cycles de renouvellement et de consommation toujours plus rapides ?
Gabriele Pezzini. Cela fait cinq ans qu’on me pose cette question, et je réponds toujours la même chose : la question de l’écologie, c’est une question politique, d’Etat. C’est à l’Etat d’interdire l’utilisation de certaines matières polluantes. Nous, on ne peut rien faire, sinon concevoir des objets pérennes. Parce que si l’objet dure longtemps, on ne le jette pas. L’idée de standard, c’est justement de pousser à la qualité, de pousser à imaginer l’objet meilleur que l’on puisse faire, ce qui veut dire aussi un plus petit nombre d’objets. Mais au niveau écologique, il faut une vraie volonté politique. Sans quoi, on aura beau produire des objets « propres », on sera quand même pollué parce la société d’à côté est une multinationale qui fabrique des produits chimiques et balance ses déchets n’importe où. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, font du « Green », mais en même temps, ils revendent leurs déchets toxiques à la mafia, qui les décharge en Calabre ! C’est ça être « Green » ? On revient à la question de l’éthique. A la base, il faut une éthique saine, qui fait qu’on est sain dans le propos et dans le projet.
Gabriele Pezzini
— Moving, Maxdesign, 2003. 35,5 x 38,5 cm.
— Match Radio, modello A, 2001. 25 x 100 x 7,5 cm.
— Wired Chair, 2003. 50 x 57 x 77 cm.
— Dancer, Maxdesign, 2004. 38 x 65 x 81 cm.
— Crystal, Maxdesign, 2004. 70 x 72 cm.
— Clartè, modello A, 2008. 12 x 32,5 cm.