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Gabriel Orozco

PMuriel Denet
@01 Oct 2010

Après le MoMa de New York, le Kunstmuseum de Bâle, et avant la Tate Gallery de Londres, l’artiste nomade Gabriel Orozco s’arrête au Centre Pompidou à Paris. Une tournée internationale prestigieuse qui signe la reconnaissance d’une œuvre déterritorialisée, aussi insaisissable, et «portable», qu’une flaque d’eau.

Occupant la Galerie Sud, aux baies vitrées ouvertes de plain pied sur la rue, ses terrasses de café, les bateleurs de la place Stravinsky, et la foule bariolée des badauds et des touristes, l’installation concoctée par Gabriel Orozco évoque une fin de marché, ou de vide-grenier. A ceci près qu’elle est tirée au cordeau.
Dans une quasi pénombre, les objets-sculptures sont présentés sur deux segments de lignes droites parallèles, et de même longueur, l’un composé de tables de bois sur tréteaux pour les petits objets, et l’autre, à même le sol, pour les plus gros volumes. Au mur, perpendiculaire à ces deux lignes, un accrochage linéaire de photographies, dessins, collages, et peintures.

Soit, épousant une forme de ∏, ce qui ne saurait être fortuit, un échantillonnage de l’œuvre éclectique de Gabriel Orozco, où l’on retrouve les pièces les plus célèbres: la fameuse DS amincie, Black Kites, le crâne-échiquier, des pièces récentes comme Eyes Under Elephant Foot, tronc de beaucarnéa, constellé d’yeux de verre, ou plus anciennes, tel Recaptured Nature, des chambres à air revulcanisées en sphère.

Le cercle est un motif récurrent de l’œuvre. Originel et proliférant, le cercle est géométrique, organique, et souvenir de cosmogonie indigène. Mais foin d’exotisme dans l’œuvre de Gabriel Orozco, c’est bien le monde globalisé, qui en est tout à la fois le matériau et l’atelier.
C’est sans doute l’une des raisons qui font que l’artiste ne s’est jamais enraciné ni quelque part, ni dans une manière. Il aurait pu, par exemple, ainsi qu’il s’en expliquait en 1994, lors de sa première exposition chez Marian Goodman à New York, «découper une voiture [alors], puis des grosses voitures, puis des camions, puis un avion». A rebours de toute surenchère, l’art de Gabriel Orozco est un art de l’adaptation, sinon de la survie, fondé sur une observation attentive des lieux et du quotidien.

Il s’agit de saisir en quelque endroit que ce soit les conjonctions, fortuites ou arrangées, entre l’art et la vie. Pour cela, écrit Gabriel Orozco dans l’un de ses carnets, il faut «travailler dans un espace avec la perspective et les possibilités d’un individu, pendant quelques instants et avec les matériaux qui s’y trouvent».

Ses photographies pourraient être le parangon de ce processus qui fait la part belle au hasard. Outillé d’un simple compact, Gabriel Orozco arpente les villes où il réside, il y trouve des situations ready made: un toit-terrasse inondé reflétant le toit du monde (From Roof to Roof, 1993), ou y arrange quelques modestes installations éphémères: quelques planches récupérées, un amas de détritus, et voilà le skyline de Manhattan, redoublé au premier plan de l’image (Island Within an Island, 1993); des figures circulaires, vouées à la disparition, obtenues en roulant en rond à bicyclette, dans deux flaques d’eau (Extension of Reflexion, 1992); les étals vides d’un marché désert, ponctués chacun d’une orange, point vif qui se répète et entraîne l’œil dans la profondeur insondable de l’image (Crazy Tourist, 1991).

Autant de reconfigurations de l’espace et de sa perception, matérialisées et documentées par la photographie. Une photographie qui, comme toute l’œuvre de Gabriel Orozco, reste modeste dans sa technicité et ses dimensions, mais qui acquiert une autonomie grâce à la justesse du point de vue. Cette justesse est synonyme d’une économie de moyens nécessaire à une œuvre nomade qui a pour vocation de réordonner furtivement «la chance et le chaos».
Économie aussi dans la simplicité des gestes du sculpteur, et l’éclectisme de ses matériaux, médium, et préoccupations, qui forment une sorte de constellation dont les fils rouges n’en finissent pas de se croiser: réflexion sur les lieux et l’espace, les déplacements, et les moyens de transports qu’ils impliquent, sur la ville mondialisée, territoire privilégié de l’artiste, mais aussi la nature et le désert mexicain, ou encore l’empreinte, l’appropriation, l’extraction et la reconfiguration, le couper/coller pré-informatique, les contre-pieds, le cercle, et, toujours, choisir. «Le choix jour après jour est le fil conducteur des poèmes», écrit-il encore.

Four Bicycles, une reconfiguration en une pièce, par simples emboîtages, de quatre bicyclettes, auxquelles l’artiste a ôté selles et guidons, est créée, improvisée, en une semaine pour une exposition à Rotterdam, à laquelle l’artiste, en nomade moderne, arrive avec sa seule brosse à dents. Le crachat de dentifrice est d’ailleurs un matériau originel de l’œuvre, que l’on peut revoir dans First Was The Spitting III, 1993, prolongé d’excroissances circulaires, sur papier millimétré.

A Monterrey, au Mexique, il s’approprie l’annuaire du téléphone dont il ne garde que les colonnes de numéros qu’il contrecolle juxtaposées sur un rouleau de papier japonais (Dial Tone, 1992). S’il y a bien une continuité entre l’objet initial — l’annuaire, la DS, les vélos, l’ascenseur raccourci en hauteur (Elevator, 1994) —, et la sculpture obtenue par extraction / reconfiguration, elle devient de fait un objet hors d’usage: un annuaire sans nom, réduit à la seule poésie des chiffres alignés, une DS plus aérodynamique que l’original, mais privée de son moteur et donc réduite à l’immobilité totale, quatre bicyclettes dont aucune n’est à enfourcher.
Des objets du quotidien, emblèmes de la modernité industrielle, et de la production en série, auxquels Gabriel Orozco se refuse d’ajouter quoi que ce soit, sont retournés en artefacts empreints d’absurde dadaïste. Le tableau de commande d’Elevator, plaqué au sol, ne propose d’ailleurs qu’un seul étage.

Disséminées dans l’exposition, selon une cartographie aléatoire, des photographies de Jacques-Henri Lartigue, reconfigurées par des découpages/collages circulaires, ponctuent l’exposition d’images-repères, qui évoquent un bonheur suranné, contemporain au nihilisme dada, et intimement lié à la modernité prometteuse du début du XXe siècle, et ses rêves de vitesse et d’élégance.

Lartigue, la DS, un ascenseur de gratte-ciel new yorkais du siècle dernier, des échiquiers, fourches de vélos, et gestes duchampiens, la désuétude des références, des matériaux ou moyens utilisés, l’aspect bricolé et artisanal des sculptures, sont subitement pris à contre-pied par les peintures réapparues dans les années 2000 avec notamment la série Samurai Tree.

La rigueur constructiviste et la prolifération organique des débuts de l’œuvre s’y retrouvent. Mais cette fois, la démultiplication de motifs circulaires est contrôlée par ordinateur, qui calcule 672 possibilités de combinaisons colorées, fabriquées et mises en couleur suivant les indications de Gabriel Orozco qui, plus qu’en maître, se comporte en patron, sillonnant la planète et dirigeant à distance la production de deux ateliers, l’un basé à Paris, et l’autre à Mexico.
Richesse des matériaux (feuille d’or), fini industriel, délégation du faire et non plus collaboration artisanale, recours à l’internet et à la téléphonie mobile, prennent à revers une œuvre tout empreinte de la précarité et de l’extrême modestie du bric-à-brac installé sur les Working Tables, qui ouvrent l’exposition. Où l’on retrouve les couvercles de pots de yaourts Danone qu’Orozco avait punaisés aux murs de la Galerie Marian Goodman à New York, un prototype miniature de Black Kites, des séries de moulages en argile, ou encore une improbable pelure d’oignon pincée dans un petit socle de plâtre.

Comme si Gabriel Orozco avait soudainement pris en compte, dans une apparente acceptation mécanique, la dimension économique de la mondialisation, qui pervertit les processus de production, et transforme «le disciple en employé, le collègue en subordonné», pour fabriquer des icônes d’inspiration byzantine, totalement abstraites. Aux antipodes du spectacle et du tape-à-l’œil, l’œuvre à contre-courant continue de jouer de déplacements subtils, d’infimes écarts. Pas de racolage chez Gabriel Orozco, mais une sollicitation têtue du spectateur appelé comme il se doit à faire le tableau.

On regrettera cependant que l’exposition du Centre Pompidou ne permette d’éprouver les œuvres que des yeux et de loin. On ne peut plus comme chez Chantal Crousel, en 1993, se mettre au volant de La DS biplace, ni toucher Yielding Stone pour imprimer ses empreintes dans la plasticine. Black Kytes, My Hands are my Heart ainsi que Dial Tone ont été mis sous cloche de verre, donnant une impression de muséification peu compatible avec l’œuvre, impression que le périmètre de sécurité, un peu large, autour des étalages, renforce.

Il tient à distance des œuvres un spectateur frustré qui déclenche sans cesse une alarme suscitant l’intervention de deux gardiens revêtus de l’uniforme de la police de Mexico. Une façon quelque peu sarcastique de rappeler l’origine de l’artiste nomade. Ces Imported Guards sont somme toute débonnaires, qui n’hésitent pas à plaisanter et proposer des postures iconoclastes pour regarder les œuvres, sans toucher, ni franchir les limites. Mais leur présence sonne comme un rappel à l’ordre: celui des frontières que tout le monde ne franchit pas impunément. Les poèmes visuels de Gabriel Orozco ont aussi leur charge de subversion.

5000 Dongs, 1999. Gouache et mine de plomb sur billet de banque. 6,2 x 13,3 cm
Atomist: Crews Battle, 1996. Gouache et encre sur impression couleur électrostatique. 15.9 x 22.2 cm
Atomist: Making Strides, 1996. Gouache et encre sur coupure de presse. 20.9 x 20.9 cm
Black Kites, 1997. Mine de plomb sur crâne. 21.6 x 12.7 x 15.9 cm
Breath on Piano, 1993. Epreuve couleur chromogène. 40,6 x 50,8 cm
Cats and Watermelons, 1992. Epreuve couleur chromogène / Chromogenic color print. 40,6 x 50,8 cm
Crazy Tourist, 1991. Epreuve couleur chromogène. 40,6 x 50,8 cm
Dent de Lion, 1998. Tissu, papier et acier. 95 cm de diamètre
Dial Tone, 1992. Pages d’annuaire téléphonique coupées et collées sur papier japonais. 28 x 1036 cm
Double Tail, 2002. Terre cuite. 13 x 70.5 x 21 cm
Drops on Trunk, 2009. Sulfate de calcium, colle animale et mine de plomb sur tronc de manguier. 56,5 x 58,5 x 55 cm
Elevator, 1994. Cabine d’ascenseur modifiée. 243.8 x 243.8 x 152.4 cm
Empty Shoe Box, 1993. Carton. 12.4 x 33 x 21.6 cm
Eroded Suizekis 13, 1998. Papier imprimé découpé et collé. 28.6 x 20.6 cm
Extension of Reflection, 1992. Epreuve couleur chromogène. 40,6 x 50,8 cm
Eyes Under Elephant Foot, 2009. Tronc de beaucarnéa et yeux en verre. 147 x 144,5 x 140 cm
Fertile Structure, 2008. Mine de plomb et plâtre sur bois. 49, 5 x 49, 5 cm
First Was The Spitting III, 1993. Encre, mine de plomb et crachats de dentifrice sur papier quadrillé. 41.9 x 32.4 cm
Floating Sinking Shell, 2004. Plâtre et coquillage. 12 x 28 x 28 cm
Four Bicycles (There Is Always One Direction), 1994. Bicyclettes. 198.1 x 223.5 x 223.5 cm
French Flies, 2010. Argile et insectes. Dimensions variables
From Roof to Roof, 1993. Epreuve couleur chromogène. 40,6 x 50,8 cm
Head, 2007. Terre cuite. 17.8 x 22.9 x 17.8 cm
Horses Running Endlessly, 1995. Bois. 72 x 72 cm
Imported Guards, 2010. Performance
Island Within an Island, 1993. Epreuve couleur chromogène. 40,6 x 50,8 cm
Korean Air, 1997. Encre et crayon de couleur sur impression papier copiée et collée sur papier. 28 x 21.6 cm
Kytes Tree, 2005. Peinture polymère synthétique sur toile. 200 x 200 cm
La DS, 1993. Citroën DS modifiée. 140.1 x 482.5 x 115.1 cm
Lartigue Collages, 2010. Papiers imprimés découpés et collés. 28 x 29 cm chaque
Moon Tree, 1996. Bois, papier et plastique / Wood, paper and plastic. Dimensions variables
My Hands Are My Heart, 1991. 2 épreuves couleur chromogène. 23.2 x 31.8 cm chaque
My Hands Are My Heart, 1991. Terre cuite. 15.2 x 10.2 x 15.2 cm
Observatory House, 2006. Bois. 19.5 x 80 x 79.5 cm
One Finger Two Balls, 2002. Terre cuite. 20 x 39 cm
Pelvis, 2007. Terre cuite. 24.8 x 31.1 x 16.5 cm
Pinched Ball, 1993. Epreuve couleur chromogène. 40,6 x 50,8 cm
Recaptured Nature, 1990. Caoutchouc vulcanisé. 75 x 105 x 85 cm
Samurai Tree (Invariant 1W), 2006. Tempera et feuille d’or sur bois. 55 x 55 x 6 cm
Sans titre, 1995. Crayon sur papier calque. 32,5 x 168,5 cm
Sans titre, 2002. Collage et encre sur papier. 28 x 21 cm
Sans titre, 2002. Encre sur papier. 28 x 21 cm
Seed, 2003. Maille en acier galvanisé et boules en mousse de polystyrène. 43 x 46 x 20 cm
Shade Between Rings of Air, 2003. Bois, carton et métal. 28 x 153 x 92 cm
Shoes, 1993. Chaussures, lacets et métal. 16.5 x 28 x 11 cm
Soccer Ball 7, 2005. Ballon de football incisé. 25 cm de diamètre
Solar Graphite, 2006. Mine de plomb et plâtre sur bois. 55,5 x 55,5 x 5.7 cm
Spume Stream, 2003. Mousse de polyuréthane. 25.4 x 172.7 x 104.1 cm
Three Arms, 2005. Terre cuite et trois parties. 5.7 x 64.7 x 6.3 cm. 5.7 x. 55.8 x 10.1 cm. 7.6 x 54.6 x 8.8 cm
Toilet Ventilator, 1997. Métal, moteur et papier toilette. Dimensions variables
Torso, 2006. Terre cuite. 25 x 55 x 45 cm.- Two Socks, 1995. Papier mâché. 17 x 28 x 12 cm
Untitled (Finger Rule), 1995. Mine de plomb sur papier craie. 31.1 x 526.4 cm
Working Tables, 1990-2000. Technique mixte. Dimensions variables
Yielding Stone, 1992. Plasticine. 36.8 x 39.4 x 40.6 cm

Publications
Gabriel Orozco, catalogue de l’exposition, sous la direction de Christine Macel et Ann Temkin. Ed. Centre Pompidou / MoMA, Paris, 2010.

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