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Fuego Gratis

Avec une légèreté amusée qui frôle parfois le burlesque, une réflexion politique sur le rapport de la vie à la ville, sur le monde, ses traditions et ses utopies précaires.

Dans un espace scénographié par l’artiste où l’on pénètre par l’embrasure d’un lourd rideau rouge, le visiteur découvre deux projections distinctes, diffusées en boucle et reliées physiquement entre elles par un long mur rouge. Pour les visionner, il est invité à s’asseoir sur une des nombreuses chaises dont l’espace se trouve parsemé dans un désordre relatif.

D’un côté, la vidéo sonore Fuego Gratis (Feu gratuit) qui donne son titre à l’exposition. Elle se présente sous les traits d’une fiction cinématographique classique. Par une nuit profonde en rase campagne, un jeune couple d’amoureux découvre avec ravissement ce qui leur est signalé comme un «feu gratuit» par un grand panneau-écran (digne d’un drive-in ou d’une enseigne de grand de magasin). En quelques minutes insouciantes, ils vont extraire des flammes les quelques meubles en carton qui vont à coup sûr donner à leur idylle un confort attendu : un lit, une table, une machine à laver, etc.
Une fois leur chargement précaire achevé, ils repartent gaiement sur le chemin cahotant, blottis dans un modeste véhicule lui-même entièrement rafistolé de cartons et de planches. Le montage en boucle de la bande vidéo les fait réapparaître quelques instants plus tard pour se livrer une nouvelle fois au joyeux rituel du «fuego gratis». L’effet de répétition vient alors accentuer la symbolique sacrée de la scène.

De l’autre côté, dans un espace comparable et relié au précédent par un passage plus étroit (toujours encombré de chaises de toutes sortes mais aussi de quelques faux meubles en carton que l’on imagine également «sauvés des flammes») sont projetées une série d’images fixes. Il s’agit d’une série de photographies intitulées Anarchitekton. On y voit un personnage torse-nu brandissant au bout d’un mât la maquette en carton d’un immeuble, réplique exacte d’un de ceux situés en arrière plan du terrain vague où il se manifeste.
Cet homme, d’un air parfaitement détendu, va et vient face à la caméra, croisant ça et là quelques rares badauds amusés. Cette situation se trouve reconduite en différents sites architecturaux marqués par les années soixante. Hors de l’installation, dans une salle attenante, on retrouve cinq de ces images sous la forme de tirages photographiques de formats carrés ainsi qu’une des maquettes d’immeubles jonchée sur son mât et suspendu au plafond.

Au sein d’un seul dispositif, Jordi Colomer articule ici plusieurs aspects à la fois complémentaires et distincts de sa pratique artistique. La vidéo est le fruit d’un véritable travail d’équipe réunissant techniciens et acteurs. C’est le médium auquel l’artiste (architecte et sculpteur de formation) se consacre principalement depuis les années 1990.
Sur un mode plus spontané, les photographies apparaissent comme le constat documenté d’événements également orchestrés par l’artiste. Les objets fabriqués en carton fonctionnent comme des répliques grossières et dérisoires d’éléments symboliques et marquants de notre environnement urbain.
Ces sculptures illusoires plus qu’illusionnistes, véritables simulacres de notre condition matérielle quotidienne, sont dans les deux cas mises en scène ; elles endossent en fait le premier rôle, dans ces images tour à tour fixes et mobiles. La cohérence de cet ensemble tient à l’aménagement particulier de l’espace dont la structure et la scénographie renvoient aux problématiques soulevées qu’elles soient architecturales, sociales ou comportementales.

Si le propos relève d’une réflexion politique convaincue et engagée portant globalement sur le rapport de la vie à la ville, il s’exprime ici avec une certaine légèreté amusée de l’auteur qui frôle parfois le burlesque, et sous un regard bienveillant presque nostalgique porté sur le monde, ses traditions et ses utopies précaires.
Par un recours aux trucages les plus élémentaires d’un cinéma à la Max Linder (défilement inversé des images associé au jeu «à reculons» des acteurs) la fiction filmée de Fuego Gratis déclenche chez le spectateur une stupéfaction passagère. Les personnages dans une gestuelle incertaine s’approchent sans se brûler d’un brasier démesuré pour y extraire quelques objets restés intacts.
De l’autre côté, dans une gesticulation presque comique que génère la succession muette et saccadée des images fixes, un personnage isolé manifeste ses idées en brandissant sa maquette d’immeuble en carton. Ce qui nous est montré sous un jour certes revisité n’est pas sans évoquer des images plus lointaines : celles des parades organisées au lendemain de la Révolution russe au cours desquelles les ouvriers enthousiastes exhibaient des modèles d’habitations modernes comme les symboles d’un avenir florissant ; celles des feux de la Saint-Jean qui donnaient autrefois l’occasion aux habitants de brûler leurs vieux meubles au cours d’un rituel rédempteur. Mais c’est en négatif que ces images, ces références, se révèlent à nos yeux, pour mieux en réévaluer l’actualité. Les maquettes de Jordi Colomer sont les répliques d’architectures des années soixante qui ne peuvent plus incarner aucune utopie ; quant au rituel de «fuego gratis», il revient à inverser la symbolique religieuse du feu purificateur de la Saint-Jean.

Fuego Gratis de Jordi Colomer dans le contexte urbain de La Galerie de Noisy-le-Sec : ce n’est effectivement pas un hasard. Et si c’en était un, il serait bienvenu.

— Anarchitekton, 2002. Photos contrecollées sur aluminium. 50 x 50 cm chacune.
— Anarchitekton, 2002. Projection DVD. 5 min.
— Fuego Gratis, 2002. Projection DVD. 5 min.

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