ART | INTERVIEW

Fröbel Fröbeled

Les recherches et rencontres n’ont cessé d’attiser l’intérêt d’Aurélien Froment pour le  pédagogue allemand Friedrich Fröbel, fondateur du premier Kindergarten (jardin d’enfant). L’exposition «Fröbel Fröbeled» à la Villa Arson (Nice) propose une exploration de son art ainsi qu’une réflexion sur son système d’objets éducatifs.

Comment t’es-tu intéressé au personnage de Friedrich Fröbel qui est loin d’être l’un de nos contemporains?
Aurélien Froment. En cherchant autre chose. Comme souvent, c’est en travaillant sur un sujet que l’on en découvre d’autres.
Fröbel est réapparu dans notre champ culturel avec la publication du livre de Norman Brosterman Inventing Kindergarten (Abrams, New York, 1997). La première chose qui saute aux yeux lorsque l’on parcourt le livre, c’est l’idée d’une enfance de l’art moderne. Il rapproche dans son livre les créations graphiques du Kindergarten (jardins d’enfants) réalisées par les enseignantes avec les créations graphiques des peintres, sculpteurs, architectes et designers du XXe siècle identifiés comme pionniers de l’art moderne. La comparaison est si troublante que l’hypothèse d’une autre histoire de l’art fait surface: l’histoire d’un art qui existe en dehors des écoles et des académies, une histoire ou ce qui fait art ne se conçoit pas encore comme tel et fait pleinement partie de l’expérience ordinaire.
Et puis c’est peut-être aussi tout simplement mon idéal personnel de l’œuvre d’art: un objet qui tient dans la main et pourtant qui échappe (à l’histoire, aux commentaires, aux manuels d’instruction), sans qualité particulière (cela pourrait être réalisé avec d’autres matériaux), sans dimensions nécessaires (car c’est une question de relations) et qui transforme son époque.

Par quelles étapes ou par quelle méthode as-tu procédé pour en arriver à cette exposition?
Aurélien Froment. Quand on rencontre les objets de Fröbel, ils semblent d’abord familiers (jeux de construction, d’équilibre, jeux de pions). Rien dans leur aspect ne semble déterminer un jeu particulier. Cela pourrait être tous les jeux et cela rend simultanément impossibles les jeux que l’on connaît… Quelle est donc cette chose en plus ou en moins? Les objets qu’il a conçus apparaissent comme des formes disponibles. J’ai essayé de me servir de Fröbel comme d’un outil, un outil dont l’usage n’aurait pas été déterminé, un outil qui aurait du jeu.
Le travail d’un artiste consiste a crée des territoires et il y a un certain nombre de lieux dans mon travail que je visite régulièrement. Il y a des lieux réels avec des coordonnées précises (Arcosanti en Arizona et plus récemment le Palais idéal du Facteur Cheval dans la Drôme), il y a d’autres lieux, réels aussi mais qui sont multiples (le cinéma, le théâtre), et puis il y a des lieux sans lieux, qui consistent en une somme de choses, d’idées, de lectures, d’histoires, de rencontres et d’objets. Fröbel est devenu pour moi un de ces «lieux».

Tu écris dans un texte de présentation de l’exposition que les «objets de Fröbel permettent de comprendre par la main et par le jeu des opérations abstraites de l’esprit». Qu’entends-tu par là?
Aurélien Froment. Prenons l’exemple de l’arithmétique et de la géométrie. Fröbel est à l’origine des jeux mathématiques que développera Maria Montessori un demi-siècle plus tard.
Les jeux de Fröbel sont basés sur deux idées qu’il reprend de son observation de la nature: unité et interconnections. Pour Fröbel, tout est dans tout. La sphère, c’est un astre, c’est un œil, c’est le chiffre 1, Dieu et l’individu. Dans un même jeu de cubes, il y a à la fois le plan, la coupe, l’élévation, le matériau et la matière, autant de dimensions et de relations à explorer.

Comment une telle «expérience» ou de telles «opérations» peuvent-elles se traduire dans une exposition?
Aurélien Froment. Les objets dont nous parlons étaient destinés à être utilisés quotidiennement dans le cadre d’un enseignement au XIXe siècle.
Comme une partie de mon projet consistait à les présenter pour ce qu’ils sont, tout en les déplaçant, il s’agissait de trouver les moyens d’une traduction qui tienne compte du changement de contexte d’un Kindergarten vers 1850 à un centre d’art en 2014.
La première question qui s’est posée est celle de la voix, de la parole: ces objets étaient utilisés dans le cadre d’exercices liant le geste, l’image ou l’objet, à la parole.
L’enseignant n’était pas tant celui qui transmet un savoir que celui qui permet à l’enfant d’articuler son propre savoir, à travers l’objet, par la parole. Comment traduire dans l’exposition cette relation à la parole? Nous partageons tous cette même ignorance de ce qu’a été un jour le Kindergarten de Fröbel — c’est pourquoi je voulais donner la parole aux images et faire en sorte que chacun y entende sa propre voix. La scénographie de l’exposition met en relation les objets avec des photographies des objets. Les photographies sont autant de commentaires visuels des objets, que des images muettes, des instructions sans légende, des images à lire ou à déchiffrer.
La seconde question que ce déplacement pose est celle de l’interaction. Alors que la brique du maçon est conçue pour une main d’adulte, celle de Fröbel l’est pour une main d’enfant. L’apprentissage passe par le jeu, par la manipulation. Ici, ce n’est tant la main qui opère les transformations que l’œil qui les relie.

Est-ce à dire que les objets présents dans l’exposition sont manipulables par le public ou que le public doit jouer uniquement de la relation visuelle (de la projection) entre les objets disposés sur les tables et les photos sur les murs?
Aurélien Froment. C’est important pour moi que les objets soient manipulables. Les objets sur les tables sont comme de petites maquettes, des sculptures peut-être, même si l’on comprend que leur arrangement est provisoire.
Ils sont à portée de main et ils forment par ailleurs certaines compositions. Les différentes compositions qui sont présentées participent au même titre que les photographies au mur à construire la scène de Fröbel Fröbeled. Est-ce que le public peut toucher?
Concrètement oui puisque les objets ne sont pas mis sous vitrines. Mais quand vous allez au théâtre, est-ce que vous montez sur la scène simplement parce que c’est possible? C’est à chacun de prendre sa responsabilité et d’estimer si c’est une chose intéressante à faire pour soi et pour les autres.

Il y a deux séries de photographies dans l’exposition. Les «images des dons» correspondent à ce que tu as appelé plus haut des «commentaires» des objets; ce sont des exemples de ce que l’on peut faire avec les objets de Fröbel. Les «images d’Allemagne» représentent des paysages de la région dont Fröbel est originaire. Pourquoi avoir associé ces deux séries?
Aurélien Froment. A défaut d’histoires, un peu de géographie pourrait donner à la fois un contrepoint et un ancrage à ses idées. Il est informé de ce qui se passe dans les principaux domaines de la connaissance (science, philosophie, poésie) mais il est loin des grands centres universitaires et des cercles intellectuels. C’est la dimension localisée de sa pratique, contrastant avec le projet universaliste d’une école pour tous que je trouve intéressant ici. Cette série d’images d’Allemagne, c’est une façon de contextualiser le travail de Fröbel.

Les tables sur lesquelles sont présentés les objets s’inscrivent dans une logique de design fort différente des objets eux-mêmes. Ce ne sont pas des socles non plus. Avec quel cahier des charges le designer Martino Gamper a-t-il travaillé?
Aurélien Froment. Les tables dessinées par Martino, avec un dessus quadrillé et des pieds pliables, sont aussi inspirées par le mobilier produit par Milton Bradley Company. La grille sur le dessus de la table, c’est le cahier de l’écolier du Kindergarten; par ailleurs, les tables étaient pliables pour permettre de libérer l’espace de la classe lors des séances de danse ou de gymnastique.
La relation de cause à effet, d’un simple objet — d’un jouet ou d’un cube — à un espace réel habité est au cœur de l’exposition.
Les tables ont été réalisées avec des matériaux plus contemporains et avec d’autres dimensions — leur hauteur notamment — que celles du Kindergarten. Il fallait qu’elles aient à la fois les caractéristiques de la table (de travail, d’opération, d’orientation) et celles du socle (qui identifie et sépare un objet particulier du reste des objets). Essentiellement, il fallait essayer de créer un mobilier d’exposition qui pose la question de l’interaction sans la résoudre, afin que cette question résonne différemment pour chacun de nous.

Pour les besoins de cette exposition tu empruntes, au Musée des Beaux-Arts Jules Chéret de Nice, quelques gravures ou peintures du XIXe siècle ayant toutes un rapport aux systèmes éducatifs. Une de ces gravures a même été utilisée par Michel Foucault pour l’édition originale de son fameux ouvrage Surveiller et Punir. Par ce choix il semble que tu souhaites signifier la différence entre les systèmes éducatifs en vigueur à l’époque et ceux plus expérimentaux de Fröbel.
Aurélien Froment. Si les images des dons en illustrent les usages, si les gravures empruntées au Musée témoignent d’une époque, chacune s’émancipe de sa fonction ou de son statut au contact des autres images dans l’exposition.
C’est à nouveau comme une sorte de passage de relais, où l’explication des dons reposerait sur les images qui en illustrent les usages, où la lecture de ses images serait suspendue aux paysages de l’Allemagne rurale du XIXe siècle, où la modernité du langage visuel de Fröbel se lirait à l’aune du réalisme académique en peinture de cette même époque, et ainsi de suite. Chaque élément repose ainsi sur un autre, qui repose sur un autre, qui repose sur un autre et qui pourrait finir par laisser rentrer le monde entier dans l’exposition.
Je crois que c’est là le projet de l’exposition: utiliser l’image comme alternative à l’explication pour faire rentrer un peu du désordre du monde dans l’exposition.

— La présente interview est extraite de l’entretien avec Aurélien Froment réalisé par Eric Mangion, Directeur de la Villa Arson et commissaire de l’exposition «Fröbel, Fröbeled» (13 avril- 9 juin 2014) .
— Avec l’aimable autorisation de la Villa Arson (Nice).

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