ART | INTERVIEW

Suspended Spaces: Françoise Parfait, Éric Valette, Daniel Lê

Le projet Suspended Spaces #1 porte sur les espaces géopolitiques marqués par des conflits et suspendus à une décision politique.

Le 17 janvier, la séance «Vidéo et après» au Centre Pompidou accueille quelques-uns des principaux acteurs de ce projet qui présenteront à cette occasion plus d’une trentaine d’œuvres vidéo et sonores, telle une exposition transplantée.

Initié en 2007 par le collectif Brent Klinkum, Françoise Parfait, Éric Valette et Daniel Lê, le projet Suspended Spaces #1 compte aujourd’hui une trentaine de collaborateurs internationaux: artistes et/ou théoriciens, musiciens et anthropologues, qui inscrivent leur travail dans un contexte critique particulier, ouvrant une plateforme de réflexion artistique et politique au niveau international.

Pavlina Krasteva. Votre projet artistique soulève des questions géopolitiques sur les zones tampons, les espaces suspendus par les pouvoirs en place. Pensez-vous que cet engagement est nécessaire, voire urgent?
Françoise Parfait. Il faut replacer modestement la séance du 17 janvier par rapport à l’ambition générale du projet. En effet, il s’agit de présenter ce soir-là le résultat de la première étape de celui-ci qui en est également la genèse, soit une expérience vécue par un certain nombre d’entre nous dans un lieu très particulier mais découvert presque fortuitement: une ville dite «fantôme» Famagusta (et plus exactement une partie de cette ville appelée Varosha), située sur l’île de Chypre, au nord-est dans la partie occupée par l’armée turque depuis 1974.

Le premier sentiment que nous avons eu devant cette réalité très saisissante est précisément que celle-ci excédait toutes les explications que nous apprendrions à connaître peu à peu en recherchant des informations et en écoutant des témoignages sur place. C’est donc l’impact émotionnel qu’a eu cette cité monumentale abandonnée qui a fait naître l’idée de partager cette «vision», et de documenter cette situation. Il me semble important de rappeler que c’est à partir d’une expérience sensible que les questions politiques ont commencé à se poser, elles n’étaient pas préalables. En revanche, localement, la séparation de l’île n’est qu’une question politique, objet de négociations sans cesse renouvelées depuis 1974, sous l’égide de l’Onu. Mais la question du politique se pose à des niveaux très différents dans ce projet: la manière dont le collectif a été construit, la méthode de la résidence partagée, les discussions nombreuses et souvent tendues qui ont émaillé les temps communs, le respect des propositions faites par les artistes, les recherches de financements dégagés des états impliqués dans le conflit, etc., sont autant de marqueurs politiques, discrets, (micropolitiques) qui ont été choisis pour mener ce projet délicat et fragile.

Éric Valette. Je ne suis pas certain que ce projet soulève des questions géopolitiques nouvelles… Et nous n’avons jamais pensé qu’un projet comme le nôtre pouvait prétendre résoudre quoi que ce soit quant au conflit à partir duquel il s’est construit. Ce serait naïf ou prétentieux. Ce qui ne veut pas dire que nous n’avons pas de grandes ambitions, mais celles-ci sont plutôt à chercher en marge de cette réalité géopolitique, dans une dimension plus symbolique: Famagusta comme de nombreux autres lieux singuliers de la planète, est le fruit bien réel de crises et d’échecs, et il nous a semblé aujourd’hui important de chercher des moyens de penser, de représenter, d’observer ces réalités. Sans vraiment encore savoir pourquoi, la compréhension de ces «suspended spaces» me semble quelque chose d’important, oui d’urgent même, et l’approche artistique est indubitablement un moyen parmi d’autres d’acquérir cette compréhension… Et la manière qu’à l’art d’aborder le monde de biais, par le détail, la surface, ou l’air de rien, est peut-être particulièrement riche dans des espaces aussi investis par les discours, analyses, propagandes… Notre engagement est peut-être une forme de résistance à ces représentations envahissantes…

Daniel Lê. Je reprendrais le terme de transplantation que vous utilisez en préambule et qui évoque pour moi celle de la transplantation cardiaque, cet organe greffé que le corps dans un double mouvement cherche à accueillir et à rejeter. Parce que c’est bien d’histoire de cœur dont il s’agit au départ. Nous avons été saisis par la vision de cette ville fantôme. C’est donc tout d’abord un engagement du corps tout entier qui a déclenché toute cette aventure. Un rapport à cette ville vue de l’extérieur, hors d’atteinte, étrangère comme un blanc et dans le même temps un objet familier qui renvoyait chacun à des expériences personnelles très intimes. C’est ce qui fonde la particularité de notre projet qui soulève des questions géopolitiques brûlantes mais à partir d’un engagement du corps et du sensible. Une manière d’aborder ces questions qui propose une alternative artistique.

Pourquoi un work in progress? Pourriez-vous brièvement nous parler de son évolution, depuis ses débuts en 2007 jusqu’à aujourd’hui.
Éric Valette. Le work in progress répond avant tout à ce qui rassemble les protagonistes du projet: la recherche. Artistes et/ou théoriciens, nous sommes dans un processus de recherche, avec une ou des hypothèses (qui varient selon les individus), un travail de terrain (les résidences, les échanges, etc.) et des productions artistiques et théoriques. Nous ne savions pas où nous allions en 2007 et nous ne savons pas où nous irons demain. C’est une forme de liberté qui est une grande chance, tout comme le fait de n’avoir pas ou presque de contrainte de temps et de pression du marché.

Françoise Parfait. C’est en effet un travail qui s’invente au fur et à mesure qu’il avance, dans une liberté qui n’est pas toujours facile à assumer matériellement (nous aurions sans doute des conditions plus confortables si nous étions une institution d’art professionnelle), mais qui garantit le choix des formats et le rythme des déplacements. Il se construit sur une immense énergie, sur des relations de confiance et sur les rencontres que le projet suscite autour de lui.

Nous avons souvent comparé ce projet à un organisme qui répond à des logiques fonctionnelles globales mais dont chaque partie jouit d’une relative autonomie. Des artistes nous rejoignent, des lieux accueillent l’exposition ou des projections, des structures et des réseaux d’artistes à l’étranger sont curieux de savoir comment fonctionne ce projet. De même pour les financements, nous avons réussi à convaincre des institutions locales (régions, villes où nous travaillons les uns et les autres), nationales et européennes, d’aider le projet à se réaliser. Pour revenir à la question politique, et parce que l’argent est aussi le nerf de la guerre, il est intéressant dans cette expérience de constater que le local peut s’intéresser au global, parce que les questions économiques sont souvent les mêmes: un site industriel abandonné pour des raisons de rentabilité économique en Picardie peut faire écho à un quartier confisqué et abandonné dans le cadre de l’économie d’un conflit aux confins de l’Europe par exemple. L’engagement des institutions picardes a été remarquable et déterminant dans le lancement du projet.

Daniel Lê. En effet, un travail de recherche où tout bouge. Un mouvement, un tempo particulier, qui ne serait pas tendu vers un résultat. D’ailleurs, lorsque nous avons invité les artistes à participer à la résidence à Chypre, il n’y avait aucun engagement que celui de partager une expérience commune. Certes des oeuvres ont été produites et certaines très rapidement. Elles sont importantes, mais il ne faut pas les considérer comme un achèvement mais les saisir dans ce mouvement particulier. Certains artistes d’ailleurs n’avancent que maintenant leurs propositions artistiques. Notre projet fait aussi la place à la lenteur, au retard, au suspens. Un projet de recherche en devenir où c’est le trajet qui compte plutôt que la destination. D’ailleurs nous ne savons pas où nous allons…

La plupart des œuvres présentées ont été réalisées lors d’une résidence des artistes sur le terrain. Quels types de problèmes ou obstacles avez-vous rencontrés?
Éric Valette. Des problèmes de compréhension de la situation locale, des problèmes relatifs aux différences d’approches de la réalité envisagée, des problèmes logistiques, des problèmes de financement (ne pas accepter d’aide financière de l’une ou l’autre des puissances en place). Pour certains, principalement les artistes chypriotes, travailler sur Famagusta dans un projet international était un moyen de s’extraire d’une réalité pesante, de mettre en perspective et à distance ce qui fait partie de leur histoire et de leur quotidien. Pour la plupart des autres, il y avait au contraire la découverte d’une situation dont la complexité se révélait peu à peu, avec ses grandes zones d’ombres, ses non-dits, ses points sensibles… L’autre grand problème qui s’est posé est la difficile question de la présence de multiples paroles et regards à partir d’une zone en conflit: les membres des communautés qui sont les protagonistes de la division endossent souvent le rôle de représentant volontaire ou involontaire de leur communauté, ce qui est source de tension mais aussi parfois de difficulté à dépasser ce statut (à leurs yeux comme aux yeux des autres).

Françoise Parfait. Ces difficultés expliquent aussi pourquoi une bonne partie des artistes a préféré «délocaliser» son projet et a évité de représenter directement la ville, l’île, cette situation particulière, pour aller chercher ailleurs des sortes d’équivalents, de doubles qui permettaient d’évoquer un suspended space sans se positionner dans une frontalité par rapport à Chypre. C’est d’ailleurs ce que nous souhaitions, que chacun se sente absolument libre de rester sur place ou de changer de point de vue. L’important était que chacun ait pu faire l’expérience du lieu. Nous pensons que l’intérêt de ce lieu spécifique est qu’il a une valeur paradigmatique, c’est-à-dire que malgré le fort impact qu’il produit, il est un lieu commun de l’Europe du XXe siècle et maintenant du XXIe siècle: des bords de mer bétonnés pour raison de spéculation touristique aux sites industriels abandonnés parce que dépassés avant d’être terminés ou victimes de la délocalisation mondiale, des no man’s lands, friches contaminées «délaissées», aux zones tampons qui mettent à distance, en les protégeant, les peuples d’eux-mêmes, les Suspended spaces ne manquent pas.

Daniel Lê. Oui, de très nombreuses difficultés mais qui font parties intégrantes de notre projet de recherche. Le premier obstacle emblématique rencontré ce sont bien entendu les barricades, barbelés entourant la ville de Varosha, un obstacle constitutif du projet. Impossible d’y pénétrer, impossible physiquement de franchir ce mur. Puis les embarras, les contrariétés, les contretemps, les empêchements, tous ces différents obstacles nous ont permis d’affiner notre projet et ont considérablement fait avancer la pensée.

Comme vous le dites Françoise, on ressent effectivement que les artistes gardent un certain recul dans leurs œuvres tout en employant la photographie ou la vidéo. Je pense justement à votre vidéo Botanica Entropica, ou à celle de Pravdoliub Ivanov, A Trip, entre autres. Le medium était-il choisi par les artistes ou c’était l’un des critères pour participer au projet?

Françoise Parfait. Nous n’avons pas choisi les artistes en fonction des médiums qu’ils utilisent a priori mais il est vrai que notre intérêt partagé pour la vidéo, dans tous ses usages, nous a naturellement portés vers des artistes travaillant avec l’image photo ou vidéo, l’image temporelle dans un sens plus large. Les exemples que vous évoquez illustrent bien les sortes d’hybridations que le numérique a favorisées dans les pratiques de l’enregistrement d’images. L’un et l’autre se présentent sous forme de vidéo alors qu’ils sont construits à partir de photographies retraitées par des calculs informatiques (un travail de morphing entre plusieurs photos et un montage en fondu à partir de photos fixes).

La question qui se pose dans ce projet est que la réalité visible soumise au regard des artistes — ce paysage monumental de Varosha — appelle spontanément des représentations photo ou vidéo, mais les images produites s’épuisent immédiatement car elles se reproduisent à l’infini. Tout le monde fait les mêmes images de ce lieu. L’art, s’il se produit, ne peut se trouver que dans les décalages, les déplacements, les écarts qui vont inquiéter le cliché que constitue la prise de vue spontanée. Et c’est aussi cela qui nous intéresse dans cette situation particulièrement délicate à représenter: comment sortir des clichés et apporter de la complexité, de la nuance, de l’attention, à une réalité qui évoque une violence et une douleur que nous ne pouvons ignorer, mais qui constitue aussi un non sens, une absurdité, une aberration. Plus que jamais le choix du point de vue prend tout son sens, ainsi que son corollaire, la distance par rapport au sujet, dont nous venons de parler. L’idée aussi de constituer des archives, de fabriquer du document — les artistes sont sans doute parmi les meilleurs archivistes de l’époque contemporaine, mais aussi d’utiliser des images d’archives recherchées pour l’occasion, est au cœur d’un projet de ce genre.

Une autre raison plus pragmatique nous a poussés à favoriser les productions vidéo est qu’il est plus facile de faire voyager un programme de vidéos que des installations ou des sculptures; la vocation de ce projet étant aussi de se déplacer dans la souplesse, cela a été un argument, mais il est hors de question de s’interdire quoi que ce soit d’un point de vue artistique, cela serait parfaitement stupide.

Quelles seront les étapes suivantes? Sur quelle frontière ou espace suspendu souhaiteriez-vous vous investir?

Éric Valette et François Parfait. Après la soirée du Centre Pompidou et la sortie du livre Suspended spaces, nous allons présenter et débattre du projet à l’occasion d’une journée d’étude à l’Université de Rennes (nous présentons en ce moment des vidéos dans la galerie Art & essais) puis nous retournons à Chypre pour un court workshop… En juin, nous sommes également invités par le Beirut Art Center à présenter le projet au Liban, et nous prolongerons cette étape, proche géographiquement et historiquement de Famagusta, par des débats et rencontres. Ce pourrait être les premiers jalons d’un nouvel ancrage de notre recherche… Les questions d’urbanisme et d’architecture nous intéressent aussi et nous pensons faire entrer un chorégraphe dans le projet. Nous tenons à ce que d’autres formes d’expression que les arts plastiques soient représentées pour multiplier les rencontres et les nouvelles configurations qu’elles peuvent susciter. Nous croyons à la force des déplacements pour ce projet: d’un genre à l’autre, d’un champ à l’autre, d’une langue à une autre. Nous ne l’avons pas précisé mais ce projet réunit des artistes et chercheurs internationaux, les langues s’y côtoient donc de manière aussi indispensable que fructueuse. Nous aimerions aussi engager une nouvelle série de productions et pour cela nous devons trouver quelques moyens. Nous allons chercher et nous ne doutons pas que nous allons trouver.

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