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François Guibert

Cinq couples d’objets, chacun formé d’un élément peint et de son double transparent. D’un objet à l’autre naît une sorte de jeu d’associations avec des pleins et des vides, des positifs et des négatifs. Toute une dialectique de la différence et de la répétition. Un rapport à la multiplicité.

Katrin Gattinger. Que présentez-vous à l’exposition Jeune Création 2003 qui se déroule actuellement à la Grande Halle de la Villette à Paris ?
François Guibert. Je présente une pièce nommée Petites expériences de laboratoire. Elle est composée de cinq couples d’objets posés en vis-à-vis sur des sellettes métalliques. Chacun de ces couples est formé d’un élément peint et de son double transparent. Il y a donc cinq tables au sein d’un espace de neuf mètres carrés entièrement carrelé de blanc. Ces tables sont juxtaposées et disposées de telle façon à obtenir deux rangés : l’une avec les pièces peintes, l’une autre avec les objets transparents.

Ces objets ne sont pas facilement identifiables. Ils ne semblent pas se suffirent à eux-mêmes, mais apparaissent plutôt comme des modules dans le sens d’une unité constitutive d’un ensemble. Qu’en pensez-vous ?
Ces objets ont une certaine autonomie au sein de l’installation par rapport à un moment de l’expérience. Il y a un lien d’autonomie à l’expérience. Nous n’existons pas sans notre double et sans le regard du double qui nous fait face. Le spectateur lui-même mute en « double » des objets. D’un objet à l’autre, il s’agit d’un processus de mutation, car chacune des pièces prend une partie formelle de la précédente et y apporte une modification. On peut donc retrouver des apparences se répétant d’un objet à l’autre, créant une sorte de jeu d’association : des modules avec des pleins et des vides, des positifs et des négatifs, qu’on pourrait imaginer s’emboîter. Il y a un rapport à la multiplicité dans la combinaison d’éléments singuliers.

Leurs formes souvent symétriques font appel aux sciences, notamment à la chimie, la physique et la biologie. Peut-on les qualifier d’atomes, de molécules, de bactéries ou de virus ?
L’univers scientifique est juste le théâtre de l’expérience en question, qui est un processus d’association de corps hétéroclites. L’aspect modulaire des sculptures est accentué par la répétition. Avec la symétrie, on réalise une mise en abîme des formes qui confine au silence. Il ne reste plus que les doubles avec leur image en miroir. L’objet est confronté à son double rêvé.

Voulez-vous dire que la répétition du Même entraîne le silence ?
Oui, c’est pourquoi je parle de mise en abîme. Il y a sans cesse un retour des formes sur elles-mêmes. D’une certaine façon, les combinaisons restent prisonnières du système qu’elles tentent de mettre en place.

Pensez-vous au clonage par exemple ?
Le clonage est la duplication du même à l’infini. Ici, un système combinatoire produit de la différence, mais cette différence s’exprime en circuit fermé.

Pourquoi chaque couple d’objets comprend-il un objet transparent et un autre peint de deux couleurs, comme le sont parfois les gélules de médicament ?
Les couleurs sont là pour différencier les parties associées à l’intérieur de chaque objet. Les pièces peintes font face à leur double transparent qui est l’image sublimée, le double parfait. Si je pense mon alter ego, je gomme mes antagonismes, je polis l’image que je me fais de moi, j’occulte ce qui me caractérise.

En même temps vous avez opté pour des combinaisons de couleurs. Ces couleurs sont souvent utilisées pour les jouets. On a envie de les toucher et de les manipuler !
Les couleurs sont familières, ce sont celles des gélules de médicaments et, pourquoi pas, aussi celles des jouets. Ces couples de couleurs sont semblables aux couleurs utilisées pour les enfants, mais aussi à celles que l’on utilise dans l’industrie — pas seulement dans l’industrie pharmaceutique — pour marquer très lisiblement des espaces par exemple. Ce sont des couples rouge et bleu, vert et jaune, mais également gris et orange qui sont les couleurs des peintures au minium utilisées comme antirouille. Elles nous sont habituelles parce qu’elles font partie de notre environnement, et rendent les pièces plus accessibles.
En même temps, ces couleurs sont contrastées pour mettre l’accent sur les différences des parties associées. Dans la construction de jouets, chaque forme est aussi identifiable par sa couleur. On y utilise d’ailleurs des couleurs franches. Pour que l’ensemble reste très lisible il est nécessaire d’éviter les couleurs ambiguës. Ainsi, les pièces ont un côté directement accessible. On peut y voir un jeu de construction dans lequel les combinaisons sont multiples et ne sont pas épuisées.

Vos objets sont séparés par des vitres, mais aussi par des baguettes métalliques. Chaque couple d’objets a son propre présentoir dont le support est divisé en deux : pour chaque objet sa partie de l’étagère. Il me semble qu’à la fois vous construisez et défaites un système binaire. Qu’est-ce qui se passe entre ces binarités ?
Si chaque objet fait face à son double idéalisé, il est aussi prisonnier de l’image que celui-ci lui renvoie. C’est dans cette dualité que s’instaure le silence, un dialogue impossible avec un double inaccessible. La proximité n’est qu’un leurre. La relation de l’un à l’autre, à l’intérieur du couple, n’existe pas sans cette dualité. L’espace entre les objets pourrait être considéré comme un filtre, un miroir sans tain.

Votre présentation a quelque chose d’un laboratoire scientifique de par son aspect clinique et stérile. Pourquoi ?
Quand on effectue une recherche sous contrôle des éléments extérieurs, cela oblige à maîtriser des opérations, à laisser le moins de place possible à l’aléatoire.

Est-ce pour cela que les objets sont aussi lisses, brillants et translucides ?
Ces objets donnent seulement l’impression d’être parfaits. Ils sont polis de la même façon, mais à chaque étape, à chaque surmoulage, des déformations sont générées. Les formes mutent elles-mêmes et le polissage donne l’illusion de la perfection. On peut imaginer qu’en poursuivant l’expérience jusqu’à l’épuisement des possibilités les formes se modifieraient au point de devenir autres. Je ne donne qu’une apparence de maîtrise, mais en réalité ce sont les formes et les techniques employées qui décident de l’évolution, moi je repère les changements et je tente de les intégrer.

Récemment, vous avez montré à l’association Huicenmillun à Montreuil des objets d’un tout autre type : de petites machines motorisées soulevant ou poussant des blocs de ciment. Contrairement aux objets que vous montrez à l’exposition Jeune Création, ces machines étaient animées, bruyantes et plutôt poreuses !
Ces petites machines, je les ai appelées Robots. Ils se déplaçaient ou généraient des séquences de mouvement qui leur étaient propres. Toutes ces séquences étaient binaires et aussi absurdes. L’ensemble créait une chorégraphie à chaque fois renouvelée. Les machines étaient indépendantes les unes des autres et s’émancipaient un peu plus à chaque séquence. Avec ces robots, je tentais de créer de l’aléatoire par le hasard des interactions.

Entretien réalisé par Katrin Gattinger lors du Salon de la Jeune Création 2003, Grande Halle de la Villette, Paris.

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