PHOTO | INTERVIEW

Franck Scurti

PCéline Riotte
@12 Jan 2008

Récemment exposé à la galerie Anne de Villepoix, Franck Scurti témoigne de son statut d’artiste, de sa volonté de produire un art public, qui bien qu’hermétique reste compréhensible pour la plupart.

Franck Scurti a le droit de se lever tard. Durant son enfance, il a du regarder l’horloge de la salle de classe de longues heures mornes, et s’est juré de rattraper le temps perdu quand il serait grand. Aujourd’hui devenu artiste plasticien à la côte grimpante, ce trublion à la sage bobine met au monde des objets, des images, des peintures. Il trace des interstices de liberté, véritables respirations poétiques, dans un monde de labeur et de règles, où le temps se compresse.

Sa dernière exposition à la Galerie Anne de Villepoix avait une saveur vivifiante. Des pièces de bois, de bric et de broc, agencées savamment, comme accumulées au cours des fêtes ou des rêveries d’un enfant trentenaire et lucide. Les montres sont déréglées, les tableaux plannings incompréhensibles, les lampes gribouillées, les idées associées, les perroquets hors des cages, les magasins occupés par lesdits volatiles. La fin du monde est joyeuse, libératrice, jamais insensée.

J’ai rencontré Franck Scurti et lui ai demandé de parler de son emploi du temps, de son rapport à l’argent et de son statut d’artiste.

Je te propose d’aller au plus important tout de suite si tu veux bien. Selon toi, le rôle de l’artiste n’est-il pas d’agir à côté de l’aliénation inacceptable des hommes au travail, ratant l’essentiel d’eux-mêmes, et qui à mon avis se rapporte à l’enfance, à la poésie ou à des choses archaï;ques?
J’ai toujours été libre, enfin j’ai toujours essayé de l’être par diverses ruses ou manigances. Mais la liberté, c’est relatif, car, au fond, cela veut dire quoi? Que tu es riche, que ça va bien pour toi, ou alors que tu es pauvre, et là, évidemment, ce n’est pas terrible, mais d’une certaine façon, tu es libéré de certaines contraintes.
Je n’avais pas d’argent, alors comme beaucoup de gens, j’ai essayé de trouver des compromis pour avoir le temps de créer. Je crois que lorsque tu es artiste, il faut aussi passer du temps à ne rien faire. Ce temps-là peut aussi être vu comme un temps de travail, mais c’est un temps non productif, non soumis à la rentabilité, à l’efficacité, c’est un moment d’errance de la pensée. Il faut savoir être disponible, attentif aux choses qui nous entourent, rester en éveil. Aujourd’hui, si j’ai envie de voir quelqu’un, je suis libre. Hélas c’est souvent l’autre qui ne l’est pas ! J’ai évidemment des obligations, mais je dirais quand même que mon emploi du temps est idéal. Il m’arrive de regarder l’heure, mais je n’ai jamais possédé une montre de ma vie. Je ne regarde pas les dates sur les contrats que je signe et j’ai aussi du mal à me rappeler les dates de création de mes œuvres! Les idées arrivent en lisant le journal, dans la rue, au café, chez moi.
C’est en lisant Francis Ponge que j’ai appris à mieux regarder les objets, à essayer de les comprendre. Le parti pris des choses est vraiment un livre exceptionnel. Ponge essaie d’y révéler le caractère ontologique des choses. C’est aussi une réflexion sur l’acte de créer, sur la poésie, sur l’art, le langage. Lorsque j’utilise une forme ou une matière, j’essaie qu’elle me ramène à une expérience. Créer une œuvre à partir d’une idée c’est une façon d’incarner cette idée en lui donnant une matérialité.

L’artiste serait-il un combattant de l’ombre, inépuisable, agissant comme un résistant face à l’agitation du monde?
Je ne suis pas sûr que l’artiste soit un combattant, mais un résistant, oui, sans doute. C’est un individu qui s’exprime dans la société, dans la ville, en ce sens on peut le considérer comme agissant dans la sphère sociale. Mais l’art politique, quand il se revendique comme tel, ne m’intéresse vraiment pas. J’ai toujours eu du mal avec les œuvres revendicatrices. Je n’aime pas la bonne conscience, surtout lorsqu’elle a un prix. Paul Klee, a dit: «Cela ne sert à rien de faire de l’art contre le nazisme, il faut faire de l’art c’est tout». C’est une phrase que je trouve intéressante, parce qu’elle dit que l’art est fondamentalement un moment de liberté. Lorsque tu crées une œuvre, tu es déjà en opposition à tout ce qui est réactionnaire, à tout ce qui est contre la vie, contre la liberté.

Comment se déroule la journée type d’un artiste ? Comment organises-tu le temps de ta production?
Je connais des artistes qui partent à l’atelier tous les matins, cela me serait insupportable personnellement. Je dessine, je bricole, mais je collabore aussi avec des gens de l’industrie pour la réalisation des pièces plus complexes. Il m’arrive dans des cas exceptionnels d’aller travailler ailleurs, mais je n’aime pas trop ça. Je n’ai pas d’assistant fixe et je n’en veux pas, ce n’est pas mon truc, je suis un peu plus bordélique que ça dans mes histoires. Parfois je travaille treize heures par jour, mais là, en ce moment je ne fais rien et je me lève à onze heures! Je ne peux pas créer à heure fixe. C’est impossible. Il y a sans doute un fond de romantisme dans tout ça.
Je suis dans le système, mais je ne pense pas être vraiment un «professionnel». Je suis sûrement un spécialiste, car comme on dit, je connais mon histoire! (rires) Lorsque tu appelles un professionnel, tu sais d’avance qu’il va répondre à tes attentes. En ce qui me concerne, tu ne sais pas ce que je vais faire car tout simplement je ne le sais pas moi-même! C’est tout le risque de mon activité, mais c’est aussi un des enjeux actifs de ma production. Face à l’argent qui circule autour de moi, l’argent des commandes, des expositions, des productions, il faudrait que je fonctionne comme une entreprise, mais je ne le fais pas vraiment. Si c’était le cas, il faudrait que j’emploie des assistants, mais si tu emploies des gens, tu n’es plus vraiment responsable de tes propres décisions. Il faut maintenir l’équilibre de l’entreprise, trouver des contrats, être responsable d’autres personnes. Cela veut dire aussi qu’il faut produire en permanence ! Que la petite idée que tu as eue en buvant ton café le matin, et à laquelle tu ne crois absolument pas, doit être mise à l’étude.

N’y a-t–il pas une limite à ton engagement face au système économique qui régit le monde de l’art?
J’auto-finance la plupart de mes travaux, cela me laisse une liberté d’action, de choix dans les décisions à prendre. Je n’ai pas la volonté d’exposer absolument tout ce que je fais.

Comment te débrouilles-tu avec la pudeur du public qui détourne les yeux de l’œuvre qui est devant lui et regarde les cartels, le nom de l’auteur, les explications. En d’autres termes, comment se s’arrange-t-on avec les cadres de l’exposition? Ne risquent-ils pas d’affaiblir le propos de l’œuvre?
Et bien, cela ne m’est encore jamais arrivé de rencontrer quelqu’un qui me dise que j’ai changé sa vie après qu’il ait vu une de mes œuvres! (rires) Et cela tombe bien, car je n’ai envie de changer la vie de personne! Je pense que l’art n’a pas d’impact sur la société. Je n’aime pas trop le collectif, j’ai des doutes sur le public. Je crois à l’individu mais à partir de deux ou trois personnes, je commence à avoir des doutes. Je me sens dans une contradiction, coincé entre une volonté de faire un art public, compréhensible pour la plupart et le désir d’un certain hermétisme. Je travaille avec l’imaginaire collectif, mais je refuse de faire du spectacle. Je travaille avec des formes que l’on connaît, des matériaux ordinaires, des objets du quotidien, mais au fil du temps, tu construis un regard. Il faut que l’œuvre parle d’elle-même mais qu’elle soit aussi un commentaire sur autre chose qui se matérialise (c’est mon idée) par l’accrochage traditionnel, entre autres, ou les lieux destinés, ou le cartel.
Lorsque j’ai exposé au Centre Pompidou, je n’avais que 28 ans et je sortais à peine de l’école des Beaux-Arts de Grenoble. À ce moment-là, je n’étais pas du tout sûr de continuer à faire de l’art. J’avais décroché une bourse de l’Institut des Hautes Études en Art Plastique, ce qui m’a permis de m’installer à Paris et d’y vivre tranquillement pendant une année. Jean de Loisy, qui était commissaire au Centre Pompidou, voulait montrer des jeunes artistes et m’avait contacté pour exposer avec François Curlet dans un nouveau lieu appelé «Le Studio» (qui est devenu aujourd’hui l’Espace 315). Je me rappelle avoir été assez effrayé par l’idée d’y exposer, d’autant plus que c’était ma première véritable exposition publique, et puis au Mnam, on y montre principalement des morts. C’est un musée.
L’exposition n’a pas eu un grand succès, nous étions inconnus, mais cela a été une expérience riche en enseignements qui m’a fait relativiser pas mal de choses, cela me sert encore aujourd’hui. La réification de l’œuvre, par exemple, est un phénomène que j’ai compris assez tôt. Les paramètres liés à la condition de l’œuvre, à sa visibilité dans un espace institutionnel sont des éléments que j’ai intégrés à ce moment-là dans mon travail. Je pense aussi que la notion de «jeune artiste» est vague ; c’est surtout une invention pour le marché et la presse. Il faut du nouveau, c’est tout.
Lorsque j’ai commencé à travailler, on m’invitait à des expos et je répondais par des projets. Je me suis rendu compte que pour beaucoup d’artistes, s’il n’y a pas d’exposition et bien il n’y a pas d’œuvre! La logique de la réponse conditionne la production des œuvres mais également la visibilité de l’artiste, car elle permet la reconnaissance de son travail plus rapidement. Il y a une sorte de protocole: tu es invité à une exposition, puis on aborde les conditions de production, alors tu sais que tu vas avoir de l’argent pour produire, et au final tu fais une proposition qui correspond à cette somme. S’il y a une thématique, comme souvent pour ce genre d’expo, alors tu réponds aussi au thème. C’est un peu déprimant, non? Cela aboutit souvent à des propositions mineures.
Ce n’est pas que les artistes soient mauvais, c’est qu’ils n’ont plus le temps! La durée des expositions et de mise en circulation des œuvres est de plus en plus courte (entre 3 et 6 mois) et cela a un impact considérable sur le temps de production des œuvres. Cela fait déjà quelques années que j’ai modifié ma façon de travailler, que j’essaie de rentrer dans une économie de travail quotidienne sans vraiment attendre qu’on me propose quelque chose.
C’est assez classique comme méthode de travail, mais dans le contexte actuel cela peut en surprendre quelques-uns. Soumettre l’artiste à des coûts de production, à des demandes de projets, correspond à une tentative de normalisation de la production artistique. Un projet est toujours soumis à un commanditaire, à la personne ou à l’institution qui va le financer. Il va être discuté, modifié, renégocié. Cela peut être dangereux pour l’œuvre car il peut arriver qu’au final on soit très loin de l’idée initiale. Il m’arrive de proposer des idées qui trouvent peu d’écho car les gens sont souvent gênés, tu bouleverses leur programme! (rires). Lorsque je crée une œuvre, je refuse de la modifier ensuite pour un contexte. Si on ne peut pas la montrer et bien je la montrerai ailleurs!
Aujourd’hui j’ai parfois l’impression que l’on ne crée plus, mais qu’on produit; pourtant avant un produit il y a toujours une création. Il ne faut pas prendre les devis de production pour des concepts! (rires)

 

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