PHOTO | CRITIQUE

Fragments liminaires

PFrançois Salmeron
@10 Juin 2015

Réalisée avec le concours de l’Aica France (Association Internationale des Critiques d’Art), cette exposition d’Estefania Penafiel Loaiza montre que le régime d’apparition et de disparition des images s’inscrit au cœur de sa pratique, sans que son œuvre ne se départe de connotations politiques, sociales, ou bien même poétiques.

Réalisée avec le concours de l’Aica France (Association Internationale des Critiques d’Art), en écho au Prix Aica 2014 remporté par Marc Lenot qui présentait alors le travail d’Estefania Penafiel Loaiza, cette exposition regroupe des œuvres de l’artiste équatorienne, dont certaines ont été récemment produites lors de sa résidence au CPIF (série Un air d’accueil).

En guise de préambule, nous retrouvons des échantillons de la Collection des secrets créée en 2001-2002 alors qu’Estefania Penafiel Loaiza est encore étudiante en art. L’artiste plonge dans des blocs de cire des objets appartenant à ses proches, ayant une forte valeur affective à leurs yeux. A la lisière du visible et de l’invisible (on devine à peine leurs contours par effet de transparence dans la cire), ces objets semblent alors renfermer en leur cœur des récits intimes, secrets, dont on ne connaîtra jamais la véritable teneur.

Estefania Penafiel Loaiza s’intéresse aussi à des récits littéraires entretenant un lien étroit avec sa patrie, à l’instar du recueil Equateur d’Henri Michaux, composé alors que le poète était encore un jeune marin parcourant le globe à la découverte de nouvelles contrées. La série Cartographies comporte ainsi plusieurs pièces dont deux vidéos présentées au CPIF. Dans l’une, l’artiste écrit à la plume un vers de Michaux (L’horizon d’abord disparaît), puis inverse l’image au montage, créant l’illusion d’une écriture qui se défait et s’efface, au lieu de donner consistance à la page blanche et de l’imprégner de son poids, de son geste, de sa signification. Dans l’autre vidéo, Estefania Penafiel Loaiza se réfère aux problèmes respiratoires dont Michaux souffrait lors de son périple en Equateur. Elle tente ainsi de dire d’une traite, en recrachant de la fumée de cigarette, les vers du poème Je suis né troué. Pour chaque vers, elle superpose au montage ses six tentatives de lecture, créant alors un écho troublant ou un effet de canon avec ses prises de voix.

Les cartographies d’Estefania Penafiel Loaiza ne se cantonnent toutefois pas à son seul pays, et se focalisent également sur le territoire français, sa terre d’accueil. Dans la série Les Villes invisibles, elle présente des vues aériennes du Centre de rétention administrative de Vincennes, où sont hébergés des migrants en voie d’être renvoyés hors du sol français. Par là, son œuvre prend des accents plus politiques. Car d’une part, ces vues du ciel ne sont pas sans rappeler des images de l’armée ou des scènes de bombardements exécutés par des drones. Et d’autre part, le dispositif mis en place par Estefania Penafiel Loaiza fait écho au procédé photographique. En effet, nous sommes plongés dans la pénombre, comme dans un laboratoire, où une diapositive est projetée sur une plaque phosphorescente disposée sur le sol. Le mode d’apparition de l’image rappelle donc une prise de vue faite au flash, éclairant les ténèbres qui nous entourent. La marque phosphorescente sur le sol nous fait encore penser à la définition même de la photographie, pensée comme écriture de la lumière ou comme trace sensible, sauf qu’ici cette empreinte s’évanouit finalement, comme si elle n’avait pas été fixée.

Ainsi, le régime d’apparition et de disparition des images semble s’inscrire au cœur même de la pratique d’Estefania Penafiel Loaiza, sans que son œuvre ne se départe de connotations sociales ou politiques. Par exemple, elle collecte dans Sans titre (figurants) des coupures de journaux où apparaissent des figures anonymes, et gomme leur image. Une présence blanche fantomatique émerge alors au milieu de l’article, prêtant paradoxalement plus de visibilité à ces anonymes qui peuplent le champ de l’image comme des figurants dans un plan cinématographique. Par là, l’artiste interroge les codes de représentation adoptés par les médias: comment représentent-ils visuellement des groupes sociaux donnés (notamment les migrants, les travailleurs, les pauvres) dans leurs colonnes? Ainsi, se pose la question de la représentation des masses dans les médias, ou de la traduction visuelle d’un terme générique (le peuple, l’ouvrier agricole, le travailleur migrant…). De plus, les résidus de gomme et de papier sont collectés dans des fioles numérotées renvoyant à la liste des médias dans lesquels l’artiste a pioché (Le Monde, Le Figaro, Libération, The New York Times, International Herald Tribune, etc.). Ces fioles nous font alors penser à des urnes funéraires remplies de cendres grises, renfermant le souvenir ou l’identité des figurants.

La persistance et l’évanescence de l’image se trouvent encore au centre des préoccupations d’Estefania Penafiel Loaiza dans Un air d’accueil, série que l’artiste aura donc réalisée au CPIF. Estefania Penafiel Loaiza a projeté des séquences issues de vidéos de surveillance provenant de la frontière israélo-palestinienne ou américano-mexicaine, qui s’enclenchent automatiquement lorsqu’une présence humaine est détectée. Pour les autorités, l’enjeu consiste ainsi à capturer l’identité des migrants clandestins, puis à diffuser ces vidéos de surveillance sur Internet afin de les dissuader de traverser la frontière. Les autorités exhibent par là leur pouvoir et tentent de faire peur aux migrants en montrant que leur présence sera nécessairement repérée, localisée — voire traquée.

Face à ces vidéos, Estefania Penafiel Loaiza a placé un appareil photo dont l’obturateur a été laissé ouvert le temps de la projection. Dans cette confrontation entre image mouvante (vidéo) et image fixe (photo), il apparaît que seuls les décors naturels inamovibles des frontières émergent sur le tirage photographique. Et les corps des migrants, en mouvement, demeurent quant à eux invisibles aux yeux des spectateurs. Seules quelques ombres, au mieux, se révèlent. Par là, Estefania Penafiel Loaiza offre un nouvel anonymat aux migrants clandestins et leur garantit une invisibilité salvatrice. La preuve de leur présence illégale à la frontière est comme effacée – elle s’évanouit.

Mais l’œuvre d’Estefania Penafiel Loaiza ne se limite pas à des questionnements politiques, et sait également adopter une posture plus légère ou poétique. Mirage(s) esquisse une sorte de ligne invisible sur les murs du CPIF — il s’agit en réalité d’un trait effacé à la gomme, dont les résidus demeurent sur les parois. Cette œuvre fait ainsi référence à l’Equateur, ligne imaginaire qui partage le globe en deux hémisphères. L’artiste rappelle en effet que le nom de son pays se réfère à une idée abstraite (une ligne géographique) et non pas à un nom ou à une matière concrète, comme c’est souvent le cas pour les pays d’Amérique latine, à l’instar de la Colombie ou de l’Argentine. Mirage(s) trace ainsi une ligne d’horizon que l’on ne perçoit pas au premier abord, et se définit paradoxalement comme une œuvre invisible.

On retrouve dans Sismographies ce même travail sur les lignes. Estefania Penafiel Loaiza accole cette fois-ci des livres les uns aux autres, recouverts de cire noire, dont les pages s’entremêlent, et grave dans la cire une courbe sismographique reproduisant les sons d’un atelier de reliure où ont donc été confectionnés les ouvrages. Son attrait pour les manufactures se manifeste également dans L’Espace épisodique et dans Fragments liminaires (la manufacture), qui renvoient à l’ancienne Manufacture des Œillets, où est désormais établi le Crédac d’Ivry. Estefania Penafiel Loaiza en a prélevé des empreintes, grâce à un vernis qui conserve les marques et les traces laissées sur le sol par les machines de la manufacture, et qui témoigne donc des différentes pratiques qui ont existé dans l’enceinte de l’usine. Un ensemble de photographies de la manufacture rappelle encore le procédé de révélation des images dans les labos photo: celles-ci sont extraites d’une bassine d’encre noire, se révèlent devant la lentille de la caméra, puis disparaissent d’un coup dans le hors-champ.

Un dernier film, Errances, retient d’ailleurs notre attention. Face au ciel, une loupe est placée devant une feuille de papier, qui s’embrase bientôt à cause des rayons de soleil réfractés par la lentille. La brûlure noire du papier dessine finalement une sorte d’iris, qui apparaît comme un double du regard du spectateur.

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