PHOTO | CRITIQUE

Foyer Fantôme, Ahlam Shibli

PFrançois Salmeron
@12 Juin 2013

«Foyer Fantôme» présente six séries de photographies qui s’ancrent dans des problématiques sociales et politiques actuelles, ou renvoient aux grands conflits du XXe siècle. Abordant notamment l’épineuse question du conflit israélo-palestinien, Ahlam Shibli offre un travail poignant sur la mort et la représentation des êtres disparus.

La première série de l’exposition Trackers, nous situe d’emblée en plein conflit israélo-palestinien, en portant notre attention sur le cas des Palestiniens d’origine bédouine, peuple nomade vivant traditionnellement de l’élevage. Pourtant, la représentation qu’en offre Ahlam Shibli ne concorde guère avec cette image-là. Car aujourd’hui, les Bédouins se trouvent pris au cœur d’un étrange paradoxe. Le gouvernement israélien tente en effet de sédentariser cette population présente dans le Néguev et en Galilée, afin de l’enrôler dans l’Armée, notamment en tant que garde-frontières, et de lui proposer en retour de devenir propriétaire terrien. Ayant été expropriés de leurs terres par les colons, ne pouvant correctement vivre de leurs activités d’éleveurs, certains Bédouins acceptent ainsi ce nouveau sort qui leur est déchu.

On perçoit effectivement de jeunes garçons à qui l’on remet leurs armes, qui s’entraînent au tir, allongés au sol avec leur mitraillette, apprennent à manier la grenade, ou posent fièrement dans leur uniforme, les joues peintes. On les retrouve également derrière d’inquiétantes murailles de béton sur lesquelles sont tracées des inscriptions faites à la craie, soit se reposant et s’amusant entre eux, soit se couchant à terre et se protégeant la tête lorsque la situation se durcit.

Ahlam Shibli se focalise donc sur les nouvelles conditions de vie de ces jeunes garçons bédouins servant Israël. Non seulement il s’agit d’une minorité qui, par la force des choses, peut se trouver amenée à suivre la politique dictée par les colons. Mais Ahlam Shibli pénètre également dans l’intimité de leurs humbles foyers, le temps de boire une infusion, une bière, de fumer une cigarette entre amis, ou de se joindre aux matrones qui campent devant les habitations, assises sur des chaises en plastique.

Les Bédouins semblent finalement coincés dans une position inconfortable: ils se trouvent «entre». Géographiquement, à la frontière d’Israël et de la Palestine, sociologiquement entre des activités ancestrales et de nouvelles tâches militaires ingrates, et d’un point de vue identitaire entre deux peuples qui se déchirent, dont l’un veut les sédentariser sans qu’il soit pour autant véritablement désireux de les intégrer.
Pourtant, pour se faire accepter, et espérer regagner un bout de terre, certains Bédouins acceptent le «deal» d’Israël et servent sous le drapeau de l’Etat hébreu. Mais à quel prix? Au prix de leur propre vie, malheureusement, alors qu’Ahlam Shibli se focalise sur les affiches représentant les jeunes disparus, dont l’image trône au milieu d’un salon, et dont la pierre tombale gît au milieu d’un terrain aride et délabré, délimité par de simples parpaings.

Ainsi, si certains s’engagent pour un pays, certains fuient leur pays d’origine, où ils estiment ne plus pouvoir vivre conformément à leurs aspirations. La série Eastern LGBT suit quelques jeunes orientaux homosexuels ou travestis, qui se sont dirigés vers l’Europe ou Tel-Aviv afin de ne plus cacher leurs préférences sexuelles. On y perçoit la délicatesse d’un talon, d’une cheville ou d’un bijou. Ou les fausses moustaches et rouflaquettes qu’une jeune fille peint sur son visage, fumant une cigarette, une casquette vissée sur la tête, se donnant l’air d’un dur à cuire. La glace ou le miroir y occupe une place prépondérante, outil indispensable pour se maquiller et accomplir son travestissement, et symbole, bien entendu, de la représentation que l’on a de soi, que l’on construit, que l’on se donne, et que l’on projette aux autres.

Dom Dziecka constitue quant à elle une série très touchante, au sujet d’une maison d’enfants polonaise. Orphelins sans aucune structure familiale pour les accueillir, les éduquer, leur apprendre à travailler ou à bien se comporter, nous rencontrons ces jeunes êtres étonnants, dont l’énergie est toute accaparée dans des activités studieuses, ludiques ou pédagogiques. Ce qui nous frappe en plein cœur ici, c’est la formidable vitalité que dégagent leurs corps, corps qui apprennent à se canaliser, à épouser des habitudes, à se déployer dans des activités physiques ou à se concentrer sur une chaise d’étude.
Mais lorsque l’on est un enfant seul et sans bien, comment se bâtir un monde, construire une journée saine, se forger un environnement stable dans lequel évoluer? Ici, les corps se réveillent ou se reposent lors d’une veillée; apprennent à lire, à faire des exercices, ou à s’amuser devant une console vidéo, devant la télé, en jouant au ping-pong ou en sautant sur un canapé. Ils apprennent également d’un point de vue plus pratique à passer le balai, à pétrir le pain ou à se laver les dents. Mais ce n’est pas tout, ils apprennent aussi le plus important: l’affection et l’amour, en cajolant un hamster dans leurs bras, ou en s’embrassant tendrement pour les plus grands.

Si les travaux d’Ahlam Shibli s’ancrent dans des problématiques politiques et sociales actuelles, elles interrogent également notre passé, notre manière de nous y référer, de nous y replonger, et surtout d’en témoigner. Avec Trauma, Ahlam Shibli revient en effet sur les commémorations des événements liés à la Seconde Guerre Mondiale dans la commune de Tulle en Corrèze. Elle s’attarde à la fois sur les préparatifs des cérémonies, notamment avec les tressages des couronnes ou les confections des bouquets déposés sur les plaques commémoratives de la ville, et sur le déroulement des cérémonies officielles qui respectent des codes bien précis. Il s’agit non seulement de célébrer l’Armistice qui mit fin aux massacres, mais également de rendre hommage à la mémoire des déportés, des hommes pendus et assassinés par les nazis dans les rues de Tulle, aux yeux de tous.

Ainsi, Ahlam Shibli relève les marques (plaques, bouquets, couronnes, gerbes, tombes) que la société a produites pour se souvenir des événements douloureux qu’elle aura connues, et qu’elle se doit de ne pas oublier. Mais au-delà de ce devoir de mémoire travaillant la société française, Ahlam Shibli revient également sur les atrocités dont cette même société, meurtrie dans sa chair en 1945, reproduit quelques années plus tard lors des guerres coloniales. La victime se fait alors tortionnaire au Maghreb ou en Asie du Sud-Est. En ce sens, on peut mettre en regard les souvenirs, objets et photographies témoignant de ces deux moments marquant de l’Histoire de France.
Par exemple, un homme présente à Ahlam Shibli l’habit rayé de son père, au temps où il était prisonnier dans les camps de concentrations nazis. Un autre témoigne de son passé, lorsqu’il fut contraint de quitter l’Indochine pour la France en 1939, afin de travailler dans des usines d’armements. Par là, d’anciens résistants, des combattants des guerres coloniales ou des pieds-noirs, ouvrent leur armoire à souvenirs à Ahlam Shibli. Coupures de journaux, photos, lettres manuscrites ou officielles, sont autant de preuves de ces sombres épisodes de l’Histoire dont les individus ont la volonté de témoigner.

La dernière série de l’exposition Death s’ancre à son tour dans un contexte sociopolitique des plus délicats, en revenant sur les morts palestiniens de la Seconde Intifada (2000-2005). Comment ces jeunes gens, martyrs ayant trouvé la mort au combat, ou s’étant parfois faits sauter avec une bombe, ou ayant été capturés et emprisonnés, sont-ils encore représentés dans la société palestinienne?
En réalité, que ce soit dans l’espace privé du foyer d’une mère ou d’un frère, ou dans les rues, les commerces, les bars ou les marchés des alentours de Naplouse, Ahlam Shibli répertorie les affiches et posters représentant ces jeunes palestiniens armés, prêts à se sacrifier pour contrer la puissance coloniale israélienne. Leur image est à la fois glorifiée, pour rendre hommage à leur engagement et à leur bravoure, et pétrie d’affection, puisque l’on perçoit à travers leurs fins traits de jeunes hommes ou d’adolescents, le visage de l’enfant chéri perdu à jamais.
Ces absents, qu’ils soient définitivement disparus ou incarcérés, hantent ainsi les murs des villes et des maisons. Leur image idéalisée plane un peu partout. On rencontre des mémoriaux devant certaines demeures familiales, des tombes décorées et fleuries dans le cimetière de Naplouse, seul «espace vert» du camp de réfugiés, des graffitis de soutien aux prisonniers politiques détenus en Israël, des portraits de détenus brandis au cours de manifestations devant le siège de la Croix Rouge, alors que l’engrenage de la violence, toujours aussi cruel et absurde, continue à meurtrir cette région du monde.

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