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Foi

Deux corps sont juchés aux bords du plateau, comme expulsés par le souffle d’une explosion en dehors d’un monde que le rideau tient encore dans l’obscurité. En effet, la pièce s’ouvre sur une scène dévastée par un cataclysme étrange, des corps sont parsemés sur le plateau, surpris dans des postures incongrues. A plusieurs reprises, un tel cataclysme va tomber au rythme des frappes de pieds qui font trembler la terre.

Les protagonistes se réveillent pantois, hagards. Sidi Larbi Cherkaoui pose sur scène des personnages autour desquels vont se focaliser des embryons d’histoires. Il impose aussi la musique, fondamentale, essentielle aux déroulements des émois. Une alcôve est aménagée dans la paroi pour les musiciens de l’ensemble Capilla Flamenca. Des musiques savantes du XIVe siècle, des partitions écrites et un chant polyphonique vont nourrir la matière de la pièce. Outre le fait que ce chant se mêle à la danse, se levant dans tous les corps, les musiciens vont finir par descendre performer à même le plateau, allongés avec leurs archaïques instruments à cordes.

Dans ce monde trouble, la danse s’infiltre par une faille improbable, et d’ailleurs trompeuse, à l’angle des deux parois grises et hautes qui enserrent cette salle d’attente d’où tout espoir de s’échapper semble suspendu. La voix amplifiée par un haut-parleur annonce, comme dans un aéroport, l’annulation des prochains (en)vols. Des anges vêtus de blanc portent la danse, frôlent les corps des personnages, les entraînent dans des tourbillons vertigineux.

Et pourtant il y a des maisons que les anges n’approchent même pas nous avertit une inscription. Sur la scène dévastée, des personnages errent dans un espace indéterminé, qui pourrait s’apparenter à une sorte de purgatoire contemporain. Ils attendent, tournent en rond avec les mêmes histoires et les mêmes gestes répétés en boucle. Ils sont poussés dans leurs retranchements les plus intimes, littéralement dans le coin, comme des bêtes aux abois — les parois se rejoignent ou parfois s’entrouvrent de manière subtile et des anges passent, des ombres grandissent sur les murs. A la toute fin de la pièce, une toile d’araignée de taille humaine va définitivement fermer l’angle. L’un des personnages, la femme en vert, l’aura plusieurs fois annoncée, cette absence d’échappatoire, d’une voix impersonnelle, métallique, implacable, rendue incompréhensible par l’usage de différentes langues: néerlandais, russe, chinois. Nous sommes dans une vaste salle d’attente d’où, pour l’instant, tout départ est impossible…

Les anges n’ont pas de parole, ils chantent ou ils hurlent. Ils tendent des miroirs impitoyables aux humains, des personnages typiques, sans histoires, passé sans avenir, seulement des bribes de narration. Telle la poupée Barbie rigide, habillée en rouge flashy jusqu’au bout des ongles, qui effile ses rêves d’enfance stéréotypés. Telle la tantie martiniquaise, noyée dans les bondieuseries qui n’arrive pourtant pas à étouffer des gloussements cyniques. Telle, enfin, la mère en pleurs qui ouvre la pièce avec des chants de lamentation à déchirer le cœur, à la recherche de son fils perdu, enfanté sur scène par une autre…

Dans le foisonnement délirant de cet opéra médiévo-contemporain, un instant semble nouer toutes les énergies déchaînées sur scène. Les personnages se manipulent les uns les autres et expriment leurs envies, leurs pulsions, leur volonté à travers ce corps actionné comme un pantin. Petit à petit, les danseurs, anges et hommes confondus, forment un grand organisme polymorphe, palimpseste où viennent s’inscrire postures et penchants contradictoires, mais qui respire à l’unisson. Sorte de réponse, exaltante et, par cela même, inquiétante, à la question de la foi, car Sidi Larbi Cherkaoui ne s’arrête pas aux religions, mais plonge beaucoup plus en profondeur, cherche avec une ferveur œcuménique, troublante, ce qui nous fait nous mouvoir.

— Chorégraphie et mise en scène: Sidi Larbi Cherkaoui
— Avec: Joanna Dudley, Alexandra Gilbert, Damien Jalet, Kazutomi Kozuki , Ulrika Kinn Svensson, Christine Leboutte, Laura Neyskens, Erna Ómarsdóttir, Nicolas Vladyslav, Mark Wagemans, Darryl E. Woods
— Musiciens: Capilla Flamenca
— Dramaturgie: Isnelle Da Silveira
— Répétitrice/assistante chorégraphe: Nienke Reehorst
— Scénographie: Rufus Didwiszus
— Création costumes: Isabelle Lhoas
— Conception lumières: Jeroen Wuyts