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Figures de l’attention. Cinq essais sur la spatialité en danse

Ce livre propose de considérer comment l’œuvre oriente et favorise un trajet perceptif mis en évidence, en danse, par l’examen de la spatialité, au fondement de la relation que l’œuvre chorégraphique instaure avec son public, et ce à travers cinq pièces de Xavier Le Roy, Yvonne Rainer, Olga Mesa, Boris Charmatz et Merce Cunningham.

Information

Présentation
Julie Perrin
Figures de l’attention. Cinq essais sur la spatialité en danse

Faire l’expérience d’une œuvre chorégraphique conduit le public à éprouver cette sorte de tension propre à la relation esthétique, au cours de laquelle le spectateur s’invente comme sujet sensible. La spatialité contribue à organiser un régime de visibilité et d’attention: elle semble jouer un rôle déterminant dans la façon dont l’œuvre sollicite le spectateur, en désignant où regarder et comment percevoir.

Cette hypothèse est mise à l’épreuve des analyses successives de cinq pièces: Self-Unfinished de Xavier Le Roy (1998), Trio A d’Yvonne Rainer (1966), Suite au dernier mot: Au fond tout est en surface d’Olga Mesa (2003), Con forts fleuve de Boris Charmatz (1999) et enfin Variations V de Merce Cunningham (1965).

L’attention à l’œuvre chorégraphique est ainsi au cœur de la réflexion: comment chaque danse, à l’intérieur du dispositif de perception constitué par la scène occidentale, sollicite-t-elle le spectateur pour conduire son attention vers le surgissement d’une figure dansante?

Julie Perrin est enseignante-chercheuse au département danse de l’université Paris 8 Saint-Denis. Ses recherches portent sur la danse contemporaine à partir de 1950, aux États-Unis et en France.

«Lorsque le rideau tombe, ou que la pénombre recouvre le plateau laissant la salle en pleine lumière, quelque chose de cet agencement étrange de l’espace que l’on nomme scène persiste et vient hanter la mémoire. L’œuvre chorégraphique, transformée en images de mémoire, se prolonge alors en soi, jusqu’à parfois susciter ce désir non moins étrange, face à l’œuvre ainsi faite sienne, de l’écrire.

Le désir d’écriture défie le point d’arrêt de la représentation, sans l’ignorer pourtant, conscient que, de la représentation à l’écriture, c’est un autre temps et une autre réalité de l’œuvre qui se déploient. Au seuil de cette bascule vers ce que l’on pourrait nommer le devenir critique de l’œuvre, dès lors qu’elle tirera son existence de l’écheveau de mémoires, de sens et de kinesthésies énoncés, la fin de la représentation est marquée du sceau d’un échange singulier qui s’achève.

Fin brutale ou fin annoncée, progressive, par paliers… Comment la représentation chorégraphique prend-elle fin? Simple arrêt ou dénouement éclairant? Rupture soudaine ou final grandiloquent? Conclusion, épilogue? Si l’aboutissement d’une pièce est porteur d’une logique de composition et signe l’achèvement d’une structure révélée parfois en l’instant, la fin d’une représentation constitue également l’ultime moment d’un échange. Elle marque une frontière et donne sa couleur au passage vers une autre réalité de l’œuvre.

La scène sera délaissée, la lumière se rallumera dans la salle, l’architecture du théâtre semblera retrouver son apparence concrète, chacun rentrera chez soi. La rupture de l’échange direct avec le public fait l’objet d’une recherche subtile propre à chaque création chorégraphique. C’est à chaque fois les limites temporelles et spatiales de l’œuvre –car il y a souvent franchissement d’une frontière par l’interprète dès lors qu’il sort de scène– qui travaillent les modalités de la séparation. Comment la pièce donne-t-elle son congé au public? Et quelle place lui accorde-t-elle en cet instant? Annonce-t-elle la fin d’un échange ou tente-t-elle d’en indiquer le prolongement?

Si chacune des œuvres chorégraphiques analysées dans ce livre opère de façon singulière, elles concordent sur ce point: aucun rideau ne vient matérialiser une fermeture, une séparation entre scène et salle.

La scène reste ouverte et, à l’exception de Con forts fleuve de Boris Charmatz, éclairée. Le lieu ne disparaît pas, mais demeure, face au public, avec ses restes: accessoires ou décor témoignent d’une histoire désormais partagée avec le public; et le plateau, peut-être, transpire encore des spatialités, des forces, des gestes qui l’ont traversé. C’est donc l’arrêt de l’action qui ponctue l’œuvre, lorsqu’Yvonne Rainer suspend son mouvement à la fin de Trio A. Le lent recouvrement des interprètes de Con forts fleuve sous des couvertures de feutre échappées successivement des cintres annonce un terme que la pénombre sur le plateau vient finalement confirmer.

La fin peut tout aussi bien se résoudre en une sortie de scène qui vide l’espace: Xavier Le Roy enjambe la rampe disparaissant de la scène de Self-Unfinished; dans Suite au dernier mot: Au fond tout est en surface, Olga Mesa gagne la coulisse par une porte; Merce Cunningham dans Variations V s’échappe à bicyclette rejoignant les autres interprètes hors-champ. En laissant la scène à vue, ces cinq pièces semblent proposer de ne pas fermer de manière définitive le champ de l’œuvre.

Ces fins refusent de conclure brutalement, d’exacerber l’achèvement et surtout de clore la représentation véritablement: comme si la nature de la relation construite par ces pièces et leurs questionnements esthétiques devaient s’accompagner d’un bouleversement de la convention de clôture.»
Julie Perrin, Rideau?, Extrait p. 9-10

Sommaire
— Rideau?
— L’attention à l’œuvre (en guise d’introduction)
Être spectateur, ou le point de theatron
Attention et confluents
Espaces et phénoménologie du regard
Spatialité: vers le surgissement de la figure
Partir de l’œuvre chorégraphique, interroger son devenir critique
Cinq pièces
— Xavier Le Roy, Self-unfinished ou le bouleversement du visible
Quel lieu?
La scène comme laboratoire du visible
Le corps comme devenir: gestes et visions
Du plateau à la scène: l’instabilité de la figure et du fond
Spatialité 1: Logiques de la perspective et du visible
— Yvonne Rainer, Trio A ou la douce hypnose
Le choix d’un film
Regard sans lieu
Un quotidien non photogénique : presque échapper à la perception
Une distanciation mesurée
Spatialité 2: Envers du cadre, projection et images
— Olga Mesa, Au fond tout est en surface ou l’intimité diffractée
Plus c’est public, plus c’est privé
L’invention d’un lieu: espaces déconnectés et logique extensive
de la mémoire
Distances intimes
Spatialité 3: Le plateau contrasté et ses seuils
— Boris Charmatz, Con forts fleuve ou la topologie discontinue des intensités
La scène, finalement
Mise à mal du visible
Béance du sens
Spatialité 4 : Défiguration et récit
— Merce Cunningham, Variations V ou la figure malgré tout
L’attention à l’art (comme à la vie)
Variations complexes
Un espace abstrait ?
La figure, malgré tout (Spatialité 5)
— Spatialité en danse: du feuilleté à l’attention (conclusion)
La fécondité d’une question
L’habiter
— Notes
— Bibliographie
— Index des noms propres