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Fifty-Fifty

PStéphanie Katz
@12 Jan 2008

De l’œil du journaliste au regard de l’artiste : l’épreuve du feu. Dialogue entre le travail photographique de Gilles Saussier et un film documentaire de Karim Daher, tous deux anciens reporters de guerre à l’agence Gamma. Comment faire œuvre à partir d’une saisie du réel.

Il faut sans aucun doute une certaine dose d’audace et de pertinence de regard pour installer, en pleine galerie parisienne, comme le fait la galerie Zürcher ce mois-ci, un documentaire de Karim Daher tourné sans projet préalable, entre 1986 et 2002, au fil du temps, durant les années passées à l’agence Gamma comme reporter de guerre.
Il faut encore la même dose de lucidité pour construire un dialogue entre ce film et le travail photographique de Gilles Saussier, lui aussi ancien reporter de guerre à l’agence Gamma.
Bref, une exposition qui ne prend pas de gants pour installer le visiteur dans l’œil du cyclone contemporain : celui du marché juteux du visible, de tous les visibles, qu’ils soient respectables ou déshonorants.

Ancien reporter à l’agence Gamma, pour laquelle il a couvert l’insurrection roumaine de Timisoara, la guerre du golfe, ou encore les ravages du cyclone de 1991 au Bengladesh, Gilles Saussier rompt avec le photo-journalisme en 1994.
Il évolue depuis à la frontière des beaux-arts et de l’anthropologie, à la faveur de divers projets d’enquêtes menés à Calcutta, dans la vallée de l’Epte, ou dans la ville du Creusot.
On avait notamment déjà pu interroger ce parcours photographique atypique, qui puise toute sa complexité dans un héritage critique du journalisme réinvesti dans le champ de l’art, à l’occasion de l’exposition «Retour au pays» (Zürcher, juin 2003).

Interrogeant la mémoire collective consensuelle qui pèse sur le paysage entre Giverny (territoire investi par l’œuvre de Claude Monet) et Eragny-sur-Epte (pays de Camille Pissarro), Gilles Saussier proposait une série de portraits d’ouvriers paysagistes, tous photographiés au travail, les yeux clos. Une tension entre la réalité contemporaine de cette campagne ordinaire — entièrement élaborée et entretenue en vue de devenir un bien de consommation courante sur le dos de l’Impressionnisme — et le regard fermé, tourné vers l’invisibilité de l’imaginaire des ouvriers du site, mettait en évidence la fragilité de la mémoire visuelle.

Avec une acuité accrue, Gilles Saussier revient cette fois encore sur la crédulité collective qu’induit toujours le support photographique. Revisitant ses propres pas de photo-journaliste à Timisoara, l’ancien reporter devenu «artiste» interroge la légitimité de la photographie comme outil de mémoire.
En effet, alors que le brouillage médiatique des événements de décembre 1989 ne lui permettait pas de tirer une image analytique de la situation politique, Gilles Saussier n’a compris que trop tard comment sa couverture photographique de l’événement, qui lui vaudra toutefois un prix prestigieux, pouvait se prêter à une lecture mensongère de l’histoire.

Aujourd’hui, de retour sur les lieux du vrai-faux charnier, ou dans les locaux de l’usine qui a vu naître l’insurrection roumaine, aucune trace de l’histoire n’est plus repérable. C’est, au contraire, à un recouvrement systématique d’une visibilité de la mémoire que Gilles Saussier est confronté: dans un retournement qui ne peut que susciter un sourire amer, le photographe est témoin d’un voyage de presse sur les lieux du charnier historique dorénavant invisible, à l’occasion duquel les journalistes sont invités à «jouer aux chasseurs de gibier sauvage».

La figure héroïque du reporter envoyé dans le bruit et la fureur du monde se trouve directement interpellée par cet accrochage, qui donne à voir sans détour la très grande fragilité du statut de témoignage de l’image en général et de la photographie en particulier. C’est toute la machine commerciale du photo-journalisme qui est ici mise à la question, du point de vue de son statut de vérité, de ses capacités d’analyse des événements, et de sa valeur de preuve. Mais il aura fallu pour cela faire un pas de côté, sortir de l’œil du cyclone de la photo de terrain illusoirement objective, pour entrer dans le champ subjectif de l’image de création.

C’est justement de ce voyage douloureux dont nous parle le film de Karim Daher. A travers les vicissitudes de l’agence Gamma, Daher nous parle de ce parcours qui mène l’observateur professionnel, depuis une posture journalistique illusoire de témoin, à une attitude désillusionnée d’artiste du visible.
Certains pourront mettre en question le statut de ce documentaire dans les locaux d’une galerie : œuvre ou document? Ce serait oublier toute l’aventure du documentaire de création (à distinguer du reportage) qui, de Flaherty à Depardon, en passant par les frères Albert et David Maysles, Robert Kramer, Joris Ivens ou Van der Keuken, envisage justement de faire œuvre à partir d’une saisie du réel.

Car, si ce film de Karim Daher est bien un sous-texte éclairant de la posture photographique de Gilles Saussier, il n’en est pas moins une création à part entière, la trace d’une performance individuelle, de cette épreuve du feu qui consiste à s’immerger dans la dimension mercantile et iconophage de nos sociétés contemporaines.

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