LIVRES

Feu la critique. Essais sur l’art et la littérature

Devenue compte-rendu d’expositions ou de livres plus qu’argumentation construite, la critique d’art se délite et n’offre plus guère d’intérêt. Un ultime opus — l’auteur est décédé en 2002 — pour analyser ce constat, s’essayer à ce difficile exercice et faire le point sur les débats agités autour de l’art contemporain.

— Éditeur : La Lettre volée, Bruxelles
— Année : 2002
— Format : 21 x 15 cm
— Illustrations : aucune
— Pages : 156
— Langue : français
— ISBN : 2-87317-171-5
— Prix : 18 €

Lire l’article de Brigitte Jensen sur Rainer Rochlitz

Avant-propos
par Rainer Rochlitz

Plus que la critique littéraire ou cinématographique, la critique d’art est un genre menacé. Le critique littéraire, le critique de cinéma expriment encore, en règle générale, le point de vue d’un vaste public, celui des lecteurs et des spectateurs, des amateurs de littérature et des cinéphiles. Là aussi, il existe dans la presse et dans les revues spécialisées des phénomènes de soutien institutionnel qui ne sont pas fondés sur des qualités réelles, mais, significativement, de tels exemples se remarquent encore et suscitent la désapprobation. Plus fréquemment, la critique dans ces domaines se réduit aujourd’hui à des « coups de cœur », à une expression de préférences, de détestations, parfois d’une incompréhension. Une critique capable de mettre un livre, un film en perspective, de se souvenir de parallèles et de modèles éloignés du goût du jour, n’est pas la règle; néanmoins, ce type de compte rendu est toujours le modèle implicite d’un tel exercice littéraire.

Pour de multiples raisons, la critique d’art ne bénéficie plus guère d’un tel modèle [Les Écrits critiques d’Arthur Danto, auteur lui-même devenu une institution, sont l’une des rares exceptions. Voir Après la fin de l’art, trad. Cl. Hary-Schaeffer, Paris : Seuil, 1996]. Lorsqu’il ne s’agit pas de réévaluations d’œuvres classiques, la promotion y est presque devenue la règle et le public connaisseur se réduit de plus en plus à celui des acteurs du monde de l’art. C’est au nom du consensus implicite d’un secteur de ce monde que le critique s’exprime, non au nom du public, ni pour éclairer ce dernier. C’est le point de vue de l’artiste que le critique est appelé à adopter, non celui d’un spectateur surpris ou déçu, conquis ou révolté. En raison des contraintes économiques et institutionnelles propres à cet univers, il n’est quasiment plus possible de dire en toute bonne fol du mal d’un artiste ou d’exprimer des réserves sur son œuvre. Il n’est donc pas non plus possible d’en dire, à proprement parler, du bien. Ainsi, tout ce qui est exposé est a priori du même intérêt, également digne d’être montré. Jusque dans les maisons d’édition sérieuses, les collections de monographies d’artistes ne connaissent plus guère la distance critique. Les articles de revue sont autant de services rendus à la notoriété des artistes, s’il ne s’agit pas d’entretiens au cours desquels ils expliquent simplement eux-mêmes le sens de leur travail. Quand un artiste est l’objet de critiques, celles-ci prennent fréquemment la forme d’une agression globale contre l’art contemporain et n’ont que peu de signification du point de vue de la critique proprement dite, qui se doit d’être instruite et, autant que possible, libre de préjugés.

Quant aux institutions du monde de l’art, publiques ou privées, elles tendent du même coup à se refermer sur elles-mêmes. Leurs acteurs : artistes, responsables institutionnels, collectionneurs, critiques, forment l’essentiel d’un public largement de connivence et conquis d’avance, qui n’exprime qu’en privé ses mépris et ses préférences. Il n’est d’ailleurs pas appelé à juger, mais à être au courant de ce qui se fait. Toutes ces personnes se déplacent ensemble d’un lieu d’exposition à l’autre, retrouvant partout leurs chapelles respectives, des démarches analogues qui se renouvellent suivant une logique immuable de la surprise et du petit écart. Ils adhèrent au même principe : être solidaire vis-à-vis de ceux qui se montrent réservés et qui ne peuvent représenter que l’esprit rétif de toujours. En même temps, à l’intérieur du monde de l’art contemporain, l’esprit rétif dispose de ses propres circuits, privilégiant la peinture figurative, animé par un pessimisme anthropologique et ayant ses références dans l’art du XXe siècle : Bonnard, de Chinico, Balthus, Lucian Freud…

Parallèlement, les rôles des acteurs sont devenus interchangeables à l’intérieur des milieux fermés de l’art contemporain. Tout critique, tout responsable peut devenir à son tour créateur, concevoir une exposition, un concept, un courant. L’historien de l’art devient critique, le critique, commissaire d’exposition, le commissaire d’exposition, un nouveau genre d’artiste. Dans ce cadre-là non plus, les idées, les modèles ne bénéficient plus de la distance nécessaire à la critique.

Ce monde de l’art est devenu quantitativement important. Le nombre des artistes, auquel s’ajoutent régulièrement les diplômés des écoles de beaux-arts, celui des commissaires, des responsables d’instituts et de centres et de leurs collaborateurs, celui des directeurs de publications, des critiques professionnels ou occasionnels, ne cesse de croître. Tous ont intérêt à assurer la continuité de leurs activités. Refuser de jouer le jeu devient une attitude suicidaire. Pour faire partie de ce monde, recevoir les invitations nécessaires, être informé, il faut en être solidaire, même si la plupart des artistes et critiques ne réussissent pas à vivre de leur art ou de leur écriture.

Avant que le monde de l’art prenne une telle forme autarcique, l’artiste moderne, travaillant sans filet et le plus souvent dans des conditions d’extrême précarité, avait une autorité esthétique, morale, voire politique, en vertu même de sa situation marginale, de l’enjeu que représentait un art susceptible d’éveiller les consciences, de mettre son publie mal à l’aise, de lui apprendre à voir la réalité avec un certain recul ou de découvrir d’autres mondes. Aujourd’hui, même s’il existe des artistes d’exception et de qualité, l’art actuel, dans son ensemble, est à la fois trop séparé et trop protégé pour exercer ce type d’influence.

C’est là une autre raison qui peut expliquer la crise de la critique. L’art moderne était porteur d’une « teneur de vérité » à révéler, d’un enjeu moral ou politique que le critique devait s’appliquer à mettre en évidence et au nom duquel il intervenait dans l’espace public. Ce n’est pas un hasard si, avec la constitution d’un monde de l’art fermé, c’est un autre type d’analyse qui, dans les universités, est entré en concurrence avec l’esthétique traditionnelle et moderne : celui de l’esthétique « analytique », précisément, avec son écriture descriptive, étrangère à l’attitude « critique ». Devant le choix entre une activité promotionnelle et l’expression de simples « coups de cœur », la plupart des observateurs sérieux et non impliqués dans le « monde de l’art », ont préféré adopter une telle attitude neutre. C’était admettre implicitement que la critique au sens traditionnel n’était plus guère praticable.

Dans mes livres Subversion et Subvention et L’Art au banc d’essai [Paris, Gallimard, 1994 e 1998], j’ai tenté de montrer que la critique est toujours possible, à condition de repenser l’ensemble du contexte dans lequel elle prend place aujourd’hui. Les acteurs du système de l’art ont encore conscience du fait qu’un effort critique digne de ce nom et qui se propose de rendre justice aux œuvres, est autre chose que la pratique promotionnelle qui prévaut aujourd’hui. Le souvenir de la critique est encore vivant. Si elle n’a plus de place bien définie dans le monde de l’art contemporain, elle n’a pas disparu, et on ne peut pas exclure qu’elle renaisse, la gestion commerciale et institutionnelle ne permettant pas au public de trouver ses repères. Or les institutions de l’art contemporain, notamment celles qui sont publiques, continuent à se réclamer de l’intérêt public, leur raison d’être et leur source de financement. Cette dette crée des obligations, et il n’est donc pas impossible que la critique renaisse sous une autre forme.

Certes, les œuvres d’art ont atteint un haut degré de singularité et forcent les limites des genres, ce qui rend d’autant plus difficile la tâche de les situer et de les évaluer. Pourtant, rien n’autorise à dire qu’elles sont devenues incomparables et qu’elles échappent au jugement. Tant que des œuvres sont portées à la connaissance du public pour être comprises et appréciées à leur juste valeur, l’exigence critique n’est pas désuète. Feu la critique — le titre de ce recueil d’essais — est donc à la fois un constat pour le présent et une tentative de rappeler le sens de cet exercice dont les artistes et l’ensemble du monde de l’art ont besoin pour ne pas sombrer dans le cynisme.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions La Lettre volée)