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Festival d’Avignon 2013. Hortense Archambault, Vincent Baudriller

Entretien avec Hortense Archambault et Vincent Baudriller
Directeurs du Festival d’Avignon

Jean-François Perrier. Dieudonné Niangouna dit: «Un héritage, il faut le faire fructifier, sinon il n’a aucun intérêt.» Avez-vous le sentiment d’avoir fait fructifier l’héritage que vous avez reçu en devenant, il y a dix ans, directeurs du Festival d’Avignon?
Vincent Baudriller. Le projet que nous avons proposé pour le Festival et qui a été choisi pour que nous le mettions en œuvre à partir de l’édition 2004 se référait aux fondamentaux esthétiques et politiques que Jean Vilar avait affirmés dès 1947: réunir la création et la démocratisation culturelle. C’est ce qu’il réalisera, avec sa troupe et ses spectacles, pendant une vingtaine d’années. Nous nous sommes surtout inspirés de ce qu’il a fait ensuite au milieu des années 60, après avoir quitté le Théâtre
National Populaire et arrêté son activité de metteur en scène-comédien pour devenir uniquement directeur du Festival, se mettre entièrement au service des artistes et du public qu’il conviait à Avignon, comme nous l’avons fait à notre tour. Il effectue, à l’époque, une véritable révolution, en s’intéressant à d’autres formes artistiques que le théâtre, contemporaines et audacieuses, à des artistes plus jeunes, tout en conservant les fondamentaux sur lesquels il a bâti le Festival.
Nous n’avons donc rien inventé: nous avons simplement voulu éprouver les questionnements de Jean Vilar avec les réponses du XXIe siècle. Parmi ces interrogations, une nous semblait particulièrement essentielle: la construction d’une salle de répétitions, ouverte toute l’année à Avignon. S’engager dans ce projet revenait à poursuivre le combat débuté par Jean Vilar et ses successeurs. Cela nous a pris dix années, mais nous allons enfin inaugurer cette salle, la Fabrica, en juillet prochain. L’implantation de ce bâtiment à l’intersection de deux quartiers populaires, Champfleury et Monclar, concorde avec les principes de démocratisation culturelle, qui nous animent depuis notre prise de fonction, et avec notre désir d’inscrire résolument le Festival d’Avignon dans le paysage de la ville.

Le «nous» que vous employez concerne la direction bicéphale du Festival, que vous vivez au quotidien depuis dix années. Pourquoi ce choix d’être deux?

Hortense Archambault. Nous avons tout de suite voulu placer les projets et les enjeux du Festival sous le signe du dialogue. D’abord dialogue à deux, entre Vincent et moi, et ensuite dialogue à trois ou quatre, avec l’appel à un ou deux artistes associés pour irriguer, bousculer chaque année cette institution qu’est le Festival d’Avignon, puis l’élargir progressivement à l’équipe.
Il nous paraissait nécessaire d’aborder chaque nouvelle édition avec de nouveaux angles pour regarder le théâtre, de nouveaux points de vue. Diriger à deux, c’était aussi l’idée qu’il fallait, pour que notre parole et notre démarche artistique soient crédibles, que notre manière de faire à l’intérieur du Festival soit cohérente. À l’issue de ces dix ans de codirection, nous sortons renforcés dans la conviction qui était la nôtre en proposant cette dualité, même s’il n’est pas toujours simple de diriger dans le dialogue.
À deux, nous avons gagné en humanité, nous avons éloigné le dogmatisme. Les décisions et les risques pris ont toujours été le fruit de nos discussions au cours desquelles nous pouvions partager nos doutes et nos convictions. Enfin, cela nous a permis d’assumer pleinement cette très grande charge de travail que représente le Festival. Cela étant, nous ne défendons pas un système modélisable, valable pour tous et partout.

Les fondamentaux dont vous parlez ne sont-ils pas soumis à l’évolution de la société dans laquelle ils sont mis en œuvre?
Hortense Archambault. Bien sûr. On constate justement que les grandes ruptures, les grandes évolutions du Festival, sont concomitantes avec les grands mouvements de notre société.
Par exemple, les nouveaux artistes invités au Festival à la fin des années 90, au début par Bernard Faivre d’Arcier, notre prédécesseur avec qui nous travaillions, puis par nous, les Thomas Ostermeier, Krzysztof Warlikowski ou Romeo Castellucci, ont inscrit leur démarche dans un monde bouleversé par la chute du mur de Berlin.
Les «messages» qu’ils peuvent délivrer et les formes artistiques qu’ils utilisent sont différents de ce que l’on voyait sur les scènes européennes auparavant.

Ces nouvelles formes ont-elles amené de nouveaux spectateurs?
Hortense Archambault. Absolument, sinon nous n’aurions pas un taux de fréquentation très élevé et un renouvellement des spectateurs.
C’est particulièrement vrai pour les jeunes nés à partir des années 80, qui ont grandi avec internet, et entretiennent un autre rapport au savoir, à la lecture des textes et des images que leurs aînés. Au théâtre, nous pouvons agir «sur» le temps, mais nous sommes aussi agis «par» le temps.

Vincent Baudriller. Cela nous a conduits à changer notre façon de nous adresser au public, pour que la démocratisation ne soit pas seulement un mot, mais une réalité. De ce point de vue, il y a vraiment trois époques pour le Festival qui accompagnent les transformations des arts et de la société.
La première est l’époque où Jean Vilar est à la fois artiste, metteur en scène, comédien, directeur du Tnp à Paris et directeur du Festival d’Avignon. Elle correspond à la période de la reconstruction de la France, après la Seconde Guerre mondiale. Jean Vilar travaille alors à faire venir à ses spectacles toutes les catégories socio-professionnelles, et pas seulement les plus fortunées. Il souhaite rassembler au théâtre et autour de grands textes la société qui sort divisée, déchirée des années de guerre. Vient ensuite l’époque où Jean Vilar devient, à partir du milieu des années 60, directeur du Festival d’Avignon à temps plein et qu’il ouvre le Festival à d’autres formes artistiques et aux nouvelles générations d’artistes. Cette transformation et cette ouverture du Festival en 1966 et 1967 répond à l’aspiration de la jeunesse française au changement, à plus de liberté, des revendications qui éclateront en 1968. Cette période durera une quarantaine d’années, pendant laquelle le Festival s’ouvrira au monde, notamment aux cultures extra-européennes. Puis à la fin des années 90, on observe la rupture générationnelle dont Hortense parlait à l’instant. Nous avons eu la chance d’arriver à ce moment-là et de pouvoir accompagner une nouvelle génération d’artistes et une nouvelle génération de spectateurs. C’est encore manifeste cette année avec les jeunes artistes africains que nous avons invités, qui incarnent une vraie rupture générationnelle sur ce continent.

Hortense Archambault. Pour les spectateurs, nous avons, par exemple, mis en place un dispositif pour permettre à des lycéens venus de toutes les régions de France de participer quelques jours au Festival. Il ne s’agit pas seulement de lycéens provenant de sections généralistes, mais aussi de lycéens étudiant au sein d’établissements d’enseignement professionnel. Ils étaient 40 en 2004; ils sont aujourd’hui près de 800. On nous avait beaucoup dit que juillet était un mauvais mois pour les lycéens puisqu’ils étaient en vacances. Il n’empêche qu’ils sont bien là. C’est la partie visible de l’évolution du public, qui a rajeuni en moyenne de cinq ans sur les dix dernières années. Mais le public du Festival reste un public intergénérationnel. Ce croisement est indispensable: c’est grâce à lui que se construit la communauté des spectateurs.

Que vient, selon vous, chercher cette communauté sans cesse renouvelée?
Hortense Archambault. Ce qui a changé véritablement depuis Jean Vilar, c’est la question du «commun» dans la société, la question de ce que l’on partage ensemble. En ce qui concerne le public du Festival, je crois que ce qu’il vient partager aujourd’hui à Avignon, c’est plus «l’expérience du Festival» que chaque spectacle pris isolément. Les opinions sont vraiment très diverses face à un spectacle donné: on le constate dans chaque débat public. Mais il y a toujours le désir de venir au Festival pour vivre le théâtre et parler de théâtre. Si la nature du consensus a changé, il y en a toujours un qui réunit les festivaliers qui n’hésitent pas à discuter passionnément entre eux, persuadés que l’on sort forcément grandi d’un échange d’idées. Jean Vilar a été le premier
à permettre aux ouvriers de venir au théâtre, en leur adressant des messages très clairs sur cette possibilité. Il n’y avait chez lui aucune volonté d’obliger, juste une volonté de proposer. C’est encore tout l’enjeu de la démocratisation culturelle et c’est ce qui nous a guidés dans notre démarche, c’est-à-dire tout faire pour que tombent les fausses barrières.

Vincent Baudriller. Nous avons voulu accompagner les changements sociétaux en permettant les questionnements sur ces changements. Ce sont nos interrogations et celles des artistes associés qui ont été offertes à ces publics variés. Questionnements divers quand on associe Romeo Castellucci, qui fait un théâtre sans personnages et parfois même sans acteurs, et la comédienne Valérie Dréville, une artiste qui a travaillé profondément ce lien entre acteur et personnage. Regards divers, aussi, quand on associe un metteur en scène venu du Congo, Dieudonné Niangouna, et un metteur en scène français, Stanislas Nordey, comme c’est le cas pour l’édition 2013. Pendant toutes ces années, nous avons défendu un rapport à l’art fait de découvertes et de curiosité. Face aux affirmations dogmatiques, et souvent conservatrices, sur ce que doit être le théâtre, nous avons préféré questionner sans relâche ce que pouvait être aujourd’hui un théâtre contemporain, avec nos convictions, notre enthousiasme, mais aussi nos doutes. Nous avons aussi voulu témoigner de l’extrême vitalité de cet art vivant, en permanente évolution.

Il y a eu un Festival particulièrement marquant: celui de 2005, où ces questionnements ont été assez violents. Avec le recul, quels sentiments vous inspire-t-il?
Vincent Baudriller. En 2005, nous avions choisi de mettre au centre de la programmation des artistes qui étaient alors considérés comme étant à la périphérie du théâtre. Cela a surpris beaucoup de spectateurs et cela en a désarçonné certains. Je crois que maintenant, avec les sept éditions qui ont succédé à celle-ci, la logique de notre travail a été beaucoup mieux comprise et acceptée. 2004 était le début d’un chemin, d’un mouvement. Cette année-là, nous avions annoncé que nous nous intéresserions au théâtre politique et au théâtre de troupe avec Thomas Ostermeier, alors que nous nous aventurerions, l’année suivante, vers un théâtre faisant la part belle au corps, à la performance et à la transgression avec Jan Fabre, avant de questionner le dialogue des
cultures et des langages avec Josef Nadj et de nous arrêter sur la question des écritures et du public avec Frédéric Fisbach. Pour nous, 2005 était une étape dans une interrogation globale sur le théâtre, et non l’affirmation d’une vérité absolue. Grâce à ce parcours, nous pouvons maintenant aborder plus profondément et plus tranquillement les questionnements sur le récit, le personnage, la narration, la parole et le texte. Comme s’apprête à le faire cette nouvelle édition.

N’avez-vous pas aussi posé la question du «temps» artistique? Du temps nécessaire à la réflexion?
Hortense Archambault. Certainement et c’est la raison pour laquelle je crois que le public nous a suivis, sans aucune passivité, mais avec une insatiable curiosité. L’une des raisons du déménagement de l’intégralité de l’équipe permanente du Festival à Avignon, c’est qu’en travaillant à Avignon, on offrait un autre temps aux artistes qui venaient nous rencontrer sur place pour que nous imaginions, ensemble, leur présence au Festival. Ces moments se déroulaient souvent sur au moins une journée, ce qui est beaucoup plus que la durée moyenne d’un rendez-vous parisien.

Vincent Baudriller. Se donner du temps est aussi l’idée forte que nous voulions donner à notre relation avec les artistes associés. Avec chacun d’entre eux, nous initiions un dialogue qui s’établissait sur une durée de pratiquement deux ans. Nous avons aussi collaboré dans la durée avec certains artistes qui sont venus régulièrement au Festival ces dix dernières années. Ils ont accompagné le Festival et le Festival les a accompagnés. Notre travail a été de trouver un équilibre entre notre fidélité à certains artistes et notre désir d’ouverture à de nouveaux.

Ces artistes associés et ces artistes fidèles ont tenu à vous accompagner dans votre dixième Festival…
Vincent Baudriller. Ils seront en effet présents à l’Opéra-Théâtre surtout, à raison d’un soir ou deux, et témoigneront du chemin parcouru ensemble. Tous ceux qui pouvaient être libres en ce mois de juillet ont souhaité proposer une forme, un geste, en fonction de leurs possibilités. Certains reprendront un spectacle, comme Guy Cassiers avec l’Orlando de Virginia Woolf qu’il vient de créer ou Christoph Marthaler avec King Size, sa dernière production réalisée avec le Théâtre de Bâle. Alain Platel reprendra à Avignon Out of Context, tandis que Jan Fabre reprendra, lui, un spectacle créé en 1984, Le Pouvoir des folies théâtrales. D’autres proposeront des lectures, des performances, des projections de films… Seront également présents «pour un jour au festival» certains des
artistes qui ont été importants pour nous et pour l’histoire du Festival comme Peter Brook, Claude Régy ou Patrice Chéreau.

Cette année, un artiste associé vient du vieux monde du théâtre, l’Europe, et l’autre d’un continent encore jeune dans sa démarche théâtrale, l’Afrique. Est-ce par volonté de confronter le Nord et le Sud?
Vincent Baudriller. Nous voulions surtout questionner ce qui unit ces deux artistes. Tous deux sont comédiens et metteurs en scène. Tous deux ont l’amour des textes et de la parole. Tous deux ont une conscience politique très forte et, donc, un véritable engagement face à l’état du monde. Ils partagent aussi une grande colère, qui constitue le moteur de leur travail créatif. Simplement, cette colère, cette énergie, ne produit pas le même résultat car elle ne se nourrit pas des mêmes choses, du même continent, de la même histoire, de la même culture. Nous voulions donc aussi questionner ces différences. Dieudonné Niangouna et Stanislas Nordey ne parlent pas du même endroit, même s’ils parlent de la même chose. Mais il n’y a pour autant pas une part «africaine» dans la programmation. Il n’y a que des artistes venus de différents pays, dont certains se trouvent sur le continent africain et d’autres sur le continent européen. Ce qui nous intéressait, c’était la jeunesse de cette nouvelle génération d’artistes venus d’ici et d’ailleurs, de Ouagadougou ou de Bagneux, de Lagos ou de Lille.

Ce Festival sera-t-il un peu le Festival de la jeunesse? Des nouvelles générations?
Vincent Baudriller. Oui, car il est résolument tourné sur l’avenir. Certains artistes invités en sont juste à leur deuxième ou troisième spectacle, comme Julien Gosselin, Myriam Marzouki, Nicolas Truong, Sandra Iché ou encore beaucoup des artistes invités aux Sujets à Vif. Ce sont des noms nouveaux dans le paysage du Festival, que les spectateurs sont appelés à découvrir. Nous poursuivons, par ailleurs, notre programme avec les écoles, cette année l’École Régionale des Acteurs de Cannes et la Manufacture de Lausanne. Enfin, il y aura plus d’une vingtaine de jeunes artistes que le public ne verra pas, mais que nous avons invités à découvrir le Festival pour vivre une étape dans leur parcours artistique. Un groupe de treize jeunes artistes, proposés par chacun des treize artistes associés, et un autre de neuf jeunes artistes suisses, qui traverseront une semaine du prochain Festival d’Avignon.
Cette invitation se situe dans le droit fil de la politique de nos deux artistes associés : la transmission est, en effet, une part importante de leur travail et de leur engagement d’artistes.

La question du regard semble également primordiale dans leurs créations.
Hortense Archambault. C’est vrai, mais comme c’est vrai chez beaucoup d’autres. C’est, selon moi, l’un des enjeux du théâtre contemporain. Qui regarde et qui est regardé? Comment le regard de l’autre peut-il me déplacer? Ce sont des thèmes récurrents et cette année, nous allons, plus que jamais, pouvoir regarder ailleurs et nous regarder d’ailleurs. Il faut ajouter aussi que, si le Festival a toujours eu une ambition européenne, il doit, aujourd’hui, poursuivre son ouverture au monde. Je suis persuadée que c’est ce qui lui évitera de se laisser gagner par la lassitude et l’épuisement qui règnent en Europe. Elle doit faire sienne la force et la générosité de ce qui vient d’ailleurs.

Comment analysez-vous l’évolution de la production théâtrale sur les dix dernières années?
Hortense Archambault. Il est de plus en plus difficile de produire des spectacles. Il y a d’abord une stagnation, voire une régression, du financement public qui ne peut être compensée par les ressources propres des institutions, sinon au prix d’une forte augmentation du tarif des billets. Mais il y a aussi une crispation, qui se traduit par une diminution de la prise de risque artistique et esthétique. Au moment où il faudrait accompagner davantage les artistes, et particulièrement les jeunes artistes, on sent comme un retour aux valeurs dites «sûres». Face à cette frilosité et face au morcellement trop important des aides, nous passons de plus en plus de temps pour arriver à monter une production, au plus juste du projet de l’artiste.

Vincent Baudriller Le processus de production a bien évidemment des conséquences sur l’objet artistique produit. Nous vivons dans un pays disposant d’un incroyable maillage d’institutions, de labels différents, qui concourent à ces productions. Mais ce maillage date de plusieurs dizaines d’années et ne répond pas toujours aux besoins des nouvelles générations d’artistes, qui écrivent pour beaucoup leur spectacle directement sur le plateau et non plus à partir d’un texte préétabli. Il serait donc nécessaire de remettre de la liberté dans ce système, de le réinventer de l’intérieur. Le futur lieu de répétitions et de résidence du Festival d’Avignon, la FabricA, est une réponse possible à ces nouvelles demandes des artistes, et en particulier à celles des créateurs indépendants qui ne dirigent pas d’équipements culturels. Nous l’avons pensé en fonction de celles-ci.

Vous positionnez-vous avant tout comme producteurs ou comme programmateurs?
Vincent Baudriller. Plus comme des producteurs. Chaque artiste a un processus de création qui lui est propre. Chaque projet a donc des besoins différents en termes de plateau, de temps et de moyens : il nous appartient de nous y adapter, et non de formater notre accompagnement. En temps que programmateurs, nous ne présentons pas des «produits» que nous aurions sélectionnés au préalable, mais des projets artistiques sur lesquels nous nous engageons car ils nous semblent potentiellement forts et dignes d’intérêt, puisque, à l’heure où nous les choisissons, la plupart n’ont pas encore été créés. Ce qui nous aide beaucoup dans cette démarche, c’est la qualité du public d’Avignon, qui se donne la disponibilité pour venir découvrir ces oeuvres et les faire dialoguer entre elles. Il nous accompagne dans notre recherche et traverse, avec nous, ces expériences sensibles que sont les spectacles présentés au Festival.

Hortense Archambault. Nous ne disons pas au public: «Venez voir les meilleures productions de théâtre et de danse que nous avons sélectionnées pour vous.» Mais au contraire: «Venez voir les propositions artistiques que nous pensons dignes de figurer dans ce Festival, parce qu’elles vont vous questionner, peut-être vous déranger, mais en aucun cas vous laisser indifférents.»

En ce qui concerne le public du Festival, vous avez, ces dix dernières années, multiplié ses possibilités de rencontre avec les artistes. Pourquoi?
Hortense Archambault. Cela procède de deux réflexions que nous nous sommes faites. D’abord, il existait une réelle tradition de ces rencontres organisées soit par le Festival directement, soit par des associations comme, par exemple, les Ceméa ou Foi et Culture. Ensuite, à partir du moment où nous invitons le public à découvrir des artistes, nous nous devions de lui permettre de les rencontrer en dehors du temps des représentations, à l’occasion de réels espaces d’échange. Elles ont lieu toute l’année à Avignon avec nos rencontres mensuelles et pendant le Festival à l’École d’Art, au Cloître Saint-Louis ou encore au Cinéma Utopia. Cette volonté de dialogue artiste-public se manifeste jusque dans la conception de nos documents de communication, comme par exemple le programme, où sont avant tout présentés les artistes qui composent chaque édition, et les feuilles de salle distribuées à l’entrée de chaque spectacle, dans lesquelles le public peut lire une interview de chaque artiste. Chaque spectateur peut ainsi construire son parcours à travers les œuvres comme il l’entend.

Vincent Baudriller. Cette multiplication des moments de rencontre tient aussi à la démocratisation, dont nous parlions au début de notre entretien. Nous voulons permettre à des spectateurs qui n’ont peut-être pas une connaissance intime du théâtre de s’autoriser à avoir une opinion et à l’exprimer. Il n’y a pas une vérité au théâtre. Il n’y a pas «un» choc esthétique valable pour tous: il y a des points de vue divers, qui font la richesse de nos dialogues.

Le Théâtre des idées constitue-t-il une autre forme de rencontre?
Vincent Baudriller. Nous voulions articuler la pensée philosophique avec la pensée artistique. Nous souhaitions que les philosophes portent leur regard particulier sur les problématiques que les artistes développent, eux, sur les plateaux. C’est, une fois encore, dans le dialogue avec les artistes associés qu’est né le Théâtre des idées. Il a surgi au milieu d’une discussion avec Thomas Ostermeier, qui invitait des philosophes un dimanche par mois dans son théâtre de Berlin, la Schaubühne. Avec Nicolas Truong, nous avons imaginé les moyens de transposer cette expérience dans le cadre du Festival.

Hortense Archambault. Il s’agissait de retrouver le lien entre le monde du théâtre et le monde des idées, qui s’était quelque peu distendu à la fin des années 70. Avec le Théâtre des idées, il n’est bien sûr pas question d’organiser de petits colloques pour spécialistes, mais, au contraire, d’ouvrir des débats populaires avec de grands intellectuels, accessibles à tous les spectateurs, dans un lieu de théâtre. Puisque c’est sans doute aussi cela la finalité du théâtre. En tous cas, celui que nous avons défendu à la tête du Festival d’Avignon, l’idée d’un service public de l’art et des idées.

Propos recueillis par Jean-François Perrier.
Avec l’aimable collaboration du Festival d’Avignon.